Les trois idéaux — ou buts ultimes — de la civilisation moderne, propagés
lors de la Révolution française, se ramènent à trois principes que nous
connaissons comme la liberté, l'égalité et l'amitié. Mais ce qu'on entend par
fraternité en Occident, ce n'est pas l'amitié. L'amitié est une attitude
mentale ; celui qui veut le bien de tous ne fait de tort à personne, cet être
de charité, sans violence, qui fait le bien de tous, c'est lui qu'on appelle «
ami », amitié c'est son état d'âme. Cet état d'âme est la propriété d'une
mentalité individuelle, qui oriente la vie et l'action d'un individu ; mais ce
ne peut être le nœud principal d'une discipline politique ou sociale. Les trois
principes de la Révolution française ne sont pas les règles morales de la vie
individuelle, ce ne sont que les trois tendances capables de refaçonner les
conditions d'une société, d'un pays, les principes essentiels de la nature
s'exprimant à travers les conditions extérieures d'une société.
Les révolutionnaires français étaient avant tout désireux de parvenir à
une liberté et une égalité politiques et sociales ; ils n'avaient pas les yeux
tellement fixés sur la fraternité ; c'est le manque de fraternité qui explique
les lacunes de la Révolution française. Cette insurrection avait permis à la
liberté politique et sociale de s'établir en Europe, et l'égalité politique put
s'établir aussi, jusqu'à un certain point, dans les formes gouvernementales et
juridiques de certains pays. Mais l'égalité sociale est impossible sans la
fraternité ; c'est par manque de fraternité que l'Europe ne peut avoir
l'égalité sociale. Le plein épanouissement de ces trois principes est possible
par l'épanouissement conjugué de chacun d'eux ; l'égalité est nécessaire à la
liberté qui ne peut persister sans elle, la fraternité est la base de
l'égalité, sans elle l'égalité ne peut s'établir. Le sentiment le solidarité
apporte la fraternité. Il n'y a pas de fraternité en Europe : l'égalité et la
liberté y sont ternies, instables, incomplètes ; ainsi en Europe, agitation et
révolution sont devenues un trait permanent de la vie. Et l'Europe est fière de
couvrir cette agitation et cet état révolutionnaire du nom de progrès.
Le peu de fraternité qui existe en Europe s'est établi autour de la
patrie : appartenir à la même patrie, connaître des bonheurs et des malheurs
communs, sentir la liberté protégée par l'unité, voilà la connaissance qui est
à la base de l'unité européenne. Contre elle s'élève une autre connaissance :
nous sommes tous des êtres humains, tous les êtres humains sont un, toute
différence entre les être humains provient de l'ignorance et est nuisible ; le
nationalisme est cause de différences, il provient de l'ignorance, il est nuisible
; nous devons abandonner tout nationalisme afin d'établir l'unité de l'humanité
entière. « C'est en France, en particulier, le pays où les grands idéaux de
liberté, d'unité, de fraternité, ont pu d'abord être diffusés, dans ce pays
riche en idées et en sentiments, que ces deux connaissances contradictoires se
trouvent en conflit. Le nationalisme est une vérité, et l'unité humaine est une
vérité : c'est l'harmonie de ces vérités qui peut amener le bien de l'humanité
; si notre intelligence nous rend incapables de cette synthèse, si elle met en
conflit des principes qui sont au-dessus des conflits, cette intelligence ne
peut être que sujette à l'erreur, égarée par rajas.
L'Europe est écœurée par une liberté politique et sociale privée
d'égalité et elle s'est tournée vers le socialisme. Il y a en Europe deux
partis principaux : anarchiste et socialiste. L'anarchiste dit : « Toute cette
liberté politique n'est qu'illusion, un piège monté par le gouvernement pour
établir la tyrannie des riches et écraser la liberté individuelle sous prétexte
de défendre la liberté politique ; elle est le signe d'une illusion, nous
devons nous débarrasser de toute forme de gouvernement afin d'établir la vraie
liberté ». Si on demande aux anarchistes : « En l'absence de gouvernement, qui
mettra un frein à la tyrannie du fort ? », ils répondent « Que par l'éducation,
nous parvenions à la connaissance complète, à la fraternité totale, c'est là
qu'est la défense de la liberté et de l'égalité, et si quelqu'un transgresse la
fraternité par amour de la tyrannie, n'importe qui aura le droit de lui
infliger la punition capitale ». Le socialiste ne nous dit pas cela ; nous
devons avoir un gouvernement, nous en avons besoin, mais la société et le
gouvernement doivent avoir pour fondement l'égalité absolue ; il faut corriger
les défauts actuels du gouvernement et l'humanité sera totalement heureuse et
libre, un foyer de fraternité. C'est pourquoi le socialisme veut établir dans
la société l'union : si au lieu de propriétés individuelles, il n'y avait que
des propriétés de la société (comme les propriétés d'une large famille
n'appartiennent pas à un individu, mais à la famille seule, tout en formant le
corps dont l'élément individuel n'est qu'un membre), il n'y aurait plus
d'inégalité dans la société, elle serait une.
L'erreur de l'anarchiste, c'est de vouloir abolir le gouvernement avant
d'établir la fraternité. La fraternité totale ne verra pas jour immédiatement ;
entre-temps l'absence de gouvernement aura pour conséquence une totale indiscipline,
le soulèvement des parties animales de l'homme. Le chef est le centre de la
société ; l'homme pourra dépasser son animalité et trouver un autre fondement
de gouvernement lorsque se manifestera la fraternité complète, le Divin
lui-même sans aucun intermédiaire choisira la terre comme son royaume et
s'installera dans tous les cœurs, le Royaume des Saints des chrétiens ou notre
âge d'or sera là. L'humanité n'a pas fait un progrès tel qu'elle puisse mériter
tout de suite cette condition, mais une première réalisation est déjà possible.
L'erreur du socialiste, c'est qu'au lieu d'établir l'égalité sur la
fraternité, il tâche d'établir la fraternité sur l'égalité. La fraternité sans
égalité ne peut exister, mais une égalité sans fraternité ne peut pas survivre
; des dissensions, des querelles, des convoitises déchaînées la détruiraient.
D'abord la fraternité totale, puis l'égalité complète.
L'attitude fraternelle est un état d'âme extérieur : si nous vivons avec
une attitude fraternelle, si nous possédons les mêmes propriétés, le même bien,
le même effort commun, c'est cela la fraternité. L'état d'âme peut se
manifester à l'extérieur grâce à l'attitude intérieure. Dans l'amour fraternel,
la fraternité se sent vivifiée et vraie. Il faut que cet amour fraternel aussi
se manifeste. Nous sommes enfants de la même mère, compatriotes, une telle
attitude permet déjà un certain amour fraternel, mais ce lien peut permettre
l'unité politique, non l'unité sociale. Il nous faut pénétrer plus profondément
: tout comme en dépassant notre amour pour notre propre mère, nous arrivons à
adorer la mère qui est notre pays, de même il nous faut transcender la
conception de la patrie comme mère pour arriver à la conception de la Mère
universelle. Toujours il faut dépasser la puissance limitée pour parvenir à la
puissance totale. Mais comme en adorant la Mère Inde, nous n'oublions pas notre
mère physique, de même notre adoration de la Mère Universelle qui dépasse la
mère Inde ne nous la fera pas négliger. Car elle est Kâlî, elle aussi est Mère.
Seule la religion fournit une base à toute attitude fraternelle. Toutes
les religions affirment :
« nous sommes un ; toute inégalité provient de l'ignorance et de la
jalousie ». L'amour est le coeur même de tout enseignement religieux. Notre religion,
également, enseigne que nous sommes tous un, toute notion d'inégalité est un
signe d'ignorance ; celui qui a la connaissance considèrera tout le monde d'un
oeil égal, en chaque individu il verra la même âme, la présence du même
Nârâyana. Cette égalité d'âme, pleine de dévotion, engendre l'amour universel.
Mais cette connaissance, le but suprême de l'humanité, doit nous être
omniprésente ; entre-temps, il nous faut la réaliser dans son aspect partiel,
en nous, en dehors de nous, dans le cadre de la famille, de la société, du
pays, partout. Depuis toujours, l'humanité a voulu établir cette base permanente
de fraternité, tout en créant la famille, le clan, le pays, la communauté
(secte), et en les consolidant par les chaînes solides des sâstras, ou de
disciplines. Jusqu'à aujourd'hui cet effort a échoué. La fondation est là, le
réceptacle est là, mais il nous faut une énergie intarissable pour maintenir
intacte la force vivante de la fraternité, afin que la base puisse être pure,
le réceptacle éternel ou perpétuellement nouveau. Le Divin ne nous a pas encore
révélé cette énergie. S'incarnant sous forme de Râma, Krsna, Caitanya ou
Râmarkrsna, il essaie de préparer le coeur humain, plein d'égoïsme et dur, à
être le réceptable de l'amour. Quand viendra-t-il, ce jour où il s'incarnera à
nouveau et faisant à jamais jaillir l'extase éternelle de l'amour dans le cœur
humain, changera la terre en un paradis ?
Sri Aurobindo, Dharma (Calcutta)
1909-1910