Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo SRI AUROBINDO - YOGA INTEGRAL: janvier 2015

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

La philosophie et la pensée des Grecs



   

Heraclitus

7 chapitres publiés dans le journal "Arya"
entre Décembre 1916 et Juin 1917 

par Sri Aurobindo 


 I

      La philosophie et la pensée des Grecs sont peut-être le plus puissant stimulant intellectuel, la clarté la plus fructueuse que le monde ait jamais connus. La philosophie indienne, à ses débuts, était intuitive, elle incitait plutôt à une vision plus pénétrante des choses. Rien n'a jamais été conçu qui soit plus exalté et plus profond, qui révèle mieux les abîmes et les sommets, qui ouvre plus puissamment des perspectives illimitées, que le Verbe divin et inspiré, le mantra du Véda et du Védânta. Quand cette philosophie devint intellectuelle, précise et prit pour base la raison humaine, elle devint aussi rigidement logique, amoureuse de fixité et de systématisation, désireuse d'une sorte de géométrie de la pensée. L'esprit grec ancien avait au contraire une sorte de précision fluide, une logique qui cherchait avec souplesse ; ses traits dominants étaient sa perspicacité et l'acuité de son intellect, et c'est parce qu'il possédait cette puissance qu'il détermina tout le caractère et toute l'étendue de la pensée européenne ultérieure. Et il n'est pas de penseur grec plus stimulant que le philosophe Héraclite, dans ses aphorismes. Héraclite pourtant conserve cette faculté stimulative intellectuelle plus moderne et lui ajoute quelque chose de l'antique vision psychique, de la vision et de la parole intuitives des anciens mystiques. On trouve chez lui la tendance au rationalisme, mais pas encore cette fluide clarté de l'esprit raisonnant qui fut la création des sophistes.

      M. R. D. Ranade* vient de publier sur la philosophie d'Héraclite un petit traité qui, d'après la pagination, semble extrait d'un ouvrage plus important, nous ne savons lequel. On voudrait espérer qu'il est tiré d'une série d'essais sur des philosophes ou d'une histoire de la philosophie. Une telle œuvre venant de ce grand écrivain, de ce grand savant, aurait de toute façon une valeur inestimable. Le professeur Ranade possède en effet à un suprême degré le don rare d'expliquer à la fois simplement et exactement ; mais il possède autre chose encore : il peut donner un intérêt captivant à des sujets comme la philologie et la philosophie qui, pour le lecteur moyen, semblent ingrats, difficiles, secs et rebutants. A la clarté lumineuse, à la lucidité et au charme de l'expression, il allie une égale et juste clarté de présentation, le tout de cette manière parfaite qui est naturelle à la langue et à l'esprit des Grecs et des Français, mais qui est rare en anglais. Dans ces dix-sept pages, il a présenté la pensée du vieil Éphésien énigmatique avec une clarté et une plénitude qui nous laissent enchantés, éclairés et satisfaits.

Sur un ou deux points délicats, je serais disposé à ne pas souscrire à ses conclusions. Il rejette catégoriquement l'opinion de Pfleiderer qui considère Héraclite comme un mystique, opinion certainement exagérée, et même fausse sous la forme sous laquelle elle est exposée. Il semble cependant que derrière cette conception erronée il y ait une certaine vérité. Les injures qu'adresse Héraclite aux Mystères de son temps ne sont pas très concluantes à cet égard ; ce qu'il vilipende, en effet, ce sont les aspects de magie obscure, d'extase physique, d'excitation sensuelle, que les Mystères avaient revêtus dans quelques-unes au moins des dernières phases de leur évolution, à mesure que s'aggravait le processus de dégénérescence qui, un siècle plus tard, devait faire des mystères d'Éleusis eux-mêmes une cible pour les dangereuses railleries d'Alcibiade et de ses compagnons. Ce dont il se plaint, c'est que les rites secrets tenus par le peuple dans une vénération ignorante et superstitieuse « mysticifient de façon impie ce que les hommes tiennent pour des mystères ». Il se révolte contre l'obscurité dans laquelle l'extase dionysiaque aborde les secrets de la nature ; mais il y a un mysticisme apollonien et lumineux aussi bien qu'un mysticisme dionysiaque ténébreux et parfois dangereux ; il y a dans la mystique tantrique une voie de la main droite (dakshina) aussi bien qu'une voie de la main gauche (vâma). Bien qu'il ne prenne part à aucune espèce de rite ou de mômerie et qu'il ne leur accorde aucune approbation, Héraclite nous frappe cependant comme étant un fils — intellectuellement tout au moins — des mystiques et du mysticisme, quoique peut-être un enfant rebelle dans la maison de sa mère. Il a quelque chose du style mystique, quelque chose de cette intuition apollonienne qui pénètre les secrets de l'existence.

    Certainement, comme le dit M. Ranade, ce qui n'est qu'aphorisme n'est pas mysticisme ; aphorisme et épigramme sont assez souvent, peut-être même généralement, un effort condensé, un effort fécond de l'intellect. Mais le style d'Héraclite, tel que M. Ranade lui-même le décrit, n'est pas qu'aphoristique et épigrammatique. Il est aussi hermétique, et ce dernier caractère n'est pas seulement l'obscurité volontaire d'un penseur intellectuel qui recherche une condensation excessive de ses pensées ou qui veut charger ces pensées d'idées évocatrices trop comprimées. Il est énigmatique selon le style mystique, à la façon dont la pensée mystique cherchait à exprimer l'énigme de l'existence dans le langage même de l'énigme. Quel est par exemple ce « Feu toujours vivant » dans lequel il trouve la substance première et impérissable de l'univers et qu'il identifie tour à tour avec Zeus et avec l'éternité ? Que devons-nous comprendre par « la foudre qui donne à toute chose sa direction » ? Interpréter ce feu comme une simple force matérielle de chaleur et de flamme ou simplement comme une métaphore désignant l'être qui est éternel devenir serait, me semble-t-il, méconnaître le caractère des paroles d'Héraclite. Elles comprennent à la fois ces deux idées et tout ce qui les relie. Mais alors nous sommes immédiatement ramenés à la langue et à la démarche de pensée des Védas ; cela nous rappelle le Feu védique, qui est chanté dans les hymnes comme l'édificateur des mondes, le secret Immortel dans les hommes et dans les choses, la périphérie des dieux, Agni qui « devient » tout autour des autres immortels, qui lui-même devient et contient tous les dieux ; cela nous rappelle le foudre védique, ce feu électrique, le Soleil qui est la vraie Lumière, l'Œil, l'arme miraculeuse des divins pionniers Mitra et Varuna. C'est le même style hermétique, la même manière concise et riche de penser. Bien que les conceptions ne soient pas identiques, il y a là une parenté évidente.

      La langue mystique a toujours l'inconvénient de vite devenir obscure, incompréhensible ou même trompeuse pour ceux qui n'en possèdent pas le secret — et pour la postérité elle devient une énigme. M. Ranade nous dit qu'il est impossible de savoir ce que pensait Héraclite lorsqu'il écrivait : « Les dieux sont des mortels, les hommes des immortels. » Mais est-ce vraiment impossible si nous n'isolons pas ce penseur des conceptions anciennes des mystiques ? Le rishi védique, lui aussi, invoque l'Aurore : « 0 toi qui es déesse et humaine ! » Dans le Véda, on appelle constamment les dieux « hommes » et il est traditionnel d'employer les mêmes termes pour désigner les hommes et les immortels. L'immanence en l'homme de l'immortel principe et la descente des cieux dans le jeu de la mortalité forment presque l'idée fondamentale des mystiques. De même Héraclite semble reconnaître l'unité inextricable de l'éternel et du transitoire — ce qui est à jamais et pourtant semble n'exister que dans cette lutte et ce changement qui sont un continuel mourir. Les dieux se manifestent comme des choses qui sans cesse changent et périssent ; et l'homme est en principe un être éternel. Ce n'est pas qu'Héraclite débite des antithèses stériles ; sa méthode consiste en un exposé d'antinomies et une ébauche de leur réconciliation dans les termes mêmes de leur opposition. Ainsi, quand il dit que le nom de l'arc (bios) est vie (bios), mais que son œuvre est mort, il n'a certainement pas l'intention de faire un vain jeu de mots ; il parle de ce principe de guerre, père de tout et roi de tout, qui fait de l'existence cosmique en apparence un processus de vie, mais en réalité un processus de mort. Les Upanishads avaient saisi la même vérité lorsqu'elles déclaraient que la vie est le domaine du Roi de la mort, la décrivaient comme le contraire de l'immortalité et disaient même qu'ici-bas toute vie, toute existence fut d'abord créée par la mort pour lui servir de nourriture.

      Si nous ne tenons compte du caractère fécond et du langage d'Héraclite, nous risquons de rendre stérile sa pensée en la prenant dans un sens trop littéral. Héraclite fait l'éloge de l' « âme sèche » comme étant la meilleure et la plus sage, mais il dit que les âmes ont du plaisir et du contentement à devenir « humides ». Ce penchant de l'âme à rechercher son plaisir naturel dans une sorte d'amollissement que baigne le fumet du vin doit être réprimé, car Dionysos, le dieu du vin, et Hadès, seigneur de la mort, seigneur des mondes inférieurs obscurs, ne sont qu'une seule et même divinité. M. Ranade voit dans ce panégyrique de l'âme sèche un éloge de la lumière sèche de la raison ; il y trouve une preuve qu'Héraclite fut un rationaliste et non un mystique, et pourtant, chose étrange, il prend les expressions parallèles et opposées sur l'âme humide et sur Dionysos dans un sens matériel et complètement différent, comme étant une désapprobation morale de l'usage du vin. Il ne peut assurément pas en être ainsi. Héraclite ne peut pas désigner par « âme sèche » la raison d'un homme sobre et par « âme humide » le manque de raison ou l'égarement d'un ivrogne, et quand il nous dit que Dionysos et Hadès ne font qu'un, ce n'est pas uniquement pour nous avertir que le vin est funeste à la santé ! Il emploie évidemment ici, comme toujours, un langage figuré et symbolique parce qu'il veut transmettre une pensée profonde pour laquelle le langage ordinaire lui semble trop pauvre et trop superficiel.

      Héraclite emploie le vieux langage des Mystères, quoique d'une façon personnelle et nouvelle, et pour ses propres fins, quand il parle de Hadès et de Dionysos, du Feu toujours vivant et des Furies, ou des auxiliaires de la Justice qui surprendront le Soleil s'il dépasse sa mesure. Nous le comprenons mal si nous ne voyons dans ces noms des dieux que les significations étroites et superficielles que leur donne la religion populaire mythologique. Quand Héraclite parle de l' « âme sèche » et de l' « âme humide », c'est à l'âme et non à l'intellect qu'il pense, psyche et non pas nous. Psyche correspond à peu près à chetas ou chitta de la psychologie hindoue, et nous à buddhi. L' « âme sèche » du penseur grec serait la « conscience du coeur » purifiée, shuddha chitta, des psychologues hindous, qui y trouvaient par leur expérience la première base d'un intellect purifié, vishuddha buddhi. L' « âme humide » est celle qui se laisse troubler par le vin impur de l'extase sensuelle, de l'excitation émotive, par une impulsion et une inspiration obscures qui ont leur source dans un monde inférieur ténébreux. Dionysos est le dieu de ce délire d'ivresse, le dieu des mystères bachiques, « des promeneurs dans la nuit, des mages, des bacchantes, des mystiques », et c'est pourquoi Héraclite dit que Dionysos et Hadès ne font qu'un. Inversement, l'adoration extatique sur le sentier hindou de bhakti reproche à celui qui cherche exclusivement par la voie de la discrimination intellectuelle sa « connaissance sèche », et il emploie ainsi l'épithète d'Héraclite, mais en lui donnant un sens péjoratif et non louangeur.

      Ne tenir aucun compte de l'influence exercée par la pensée mystique et par ses méthodes d'expression de soi sur les conceptions intellectuelles des Grecs depuis Pythagore jusqu'à Platon serait dénaturer l'évolution historique de l'esprit humain. Cette pensée humaine fut d'abord enveloppée dans le style et la discipline symboliques, intuitifs et ésotériques des mystiques — voyants védiques et védântiques, maîtres cachés des mystères orphiques, prêtres égyptiens. Elle se dégagea de ce voile pour suivre une voie de philosophie métaphysique en rapports avec les mystiques par la source de ses idées fondamentales, son style aphoristique et hermétique du début, son effort pour s'emparer directement de la vérité par une vision intellectuelle plutôt que pour y arriver par la raison raisonnante, mais qui resta cependant intellectuelle dans sa méthode et dans son but. C'est dans l'Inde la première période des darshanas, en Grèce celle des premiers penseurs intellectuels. Ensuite déferla le rationalisme philosophique, dans l'Inde Bouddha ou les bouddhistes et les philosophes logiciens, en Grèce les sophistes et Socrate avec toute leur splendide lignée. En vérité la méthode intellectuelle ne commence pas avec eux, mais c'est en eux qu'elle se trouva pleinement et atteignit sa maturité. Héraclite appartient à la période de transition et non à l'apogée de la raison ; il est même le représentant le plus caractéristique de cette période. D'où son style hermétique, sa pensée concise et lourde de sens, et la difficulté que nous éprouvons à tirer au clair ce qu'il veut dire et à le rationaliser entièrement. La méconnaissance des mystiques, qui sont nos premiers pères, pûrve pitarah, est la grande faiblesse que présente l'exposé moderne de l'évolution de notre pensée.



Sri Aurobindo, Héraclite, chp. I, Arya, 12.1916

CIVILISATION ET CULTURE

La barbarie économique



       Même dans son travail négatif, le matérialisme scientifique avait une tâche à accomplir, qui finalement devra aider le mental humain à dépasser le matérialisme lui-même. Aux beaux jours de son matérialisme triomphant, la science méprisait et rejetait la philosophie; par sa supériorité, sa tournure positive et pragmatique, elle décourageait l'esprit poétique et artistique et le chassait de sa position directrice à la tête de la culture; la poésie entrait dans une ère de .déclin et de décadence, adoptait la forme et le rythme d'une prose versifiée, perdait son charme et la faveur de tous sauf d'une audience limitée; la peinture suivait la courbe d'un cubisme extravagant et cultivait des formes et des suggestions monstrueuses; l'idéal battait en retraite; un prosaïsme terre à terre trônait à sa place et encourageait un réalisme et un utilitarisme sans beauté; finalement, par .sa guerre contre l'obscurantisme religieux, la science réussissait presque à détruire la religion et l'esprit religieux. Mais la philosophie était devenue une abstraction, une recherche de vérités abstraites dans un monde d'idées et de mots au lieu de ce qu'elle devrait être, une découverte de la réalité vraie des choses afin que l'existence humaine apprenne sa loi, son but et le principe de sa perfection. La poésie et l'art étaient devenus trop exclusivement des recherches raffinées. que l'on pouvait ranger parmi les élégances et les ornements 'de la vie, occupés qu'ils étaient de la beauté des mots, des formes et des imaginations plutôt que d'une vision concrète et d'une présentation significative de la vérité, de la beauté, de l'idée vivante et de la divinité secrète dans les choses, cachée par les apparences sensibles de l'univers. La religion elle-même s'était figée dans les dogmes et les cérémonies, les sectes, les églises, et elle avait en grande partie perdu, sauf pour de rares individus, le contact direct avec les sources vivantes de la spiritualité. Une période de négation était nécessaire. La philosophie, la religion, la poésie, l'art, devaient tous être ramenés â eux-mêmes, plus près de leurs sources éternelles. Maintenant que la poussée négative est passée et qu'ils relèvent la tête, nous les voyons chercher leur propre vérité et vivre de nouveau par la vertu d'un retour sur eux-mêmes et d'une nouvelle découverte de soi. Ils ont appris, ou sont en train d'apprendre à l'instar de la science, que la Vérité est le secret de la vie et du pouvoir, et qu'en trouvant la vérité qui leur est propre, ils deviendront nécessairement les ministres de l'existence humaine.

      Mais si la science nous a ainsi préparés à un âge de culture plus vaste et plus profonde, et si en dépit de son matérialisme, ou même grâce à lui en partie, elle a rendu impossible le retour du vrai matérialisme (celui de la mentalité barbare), elle a cependant, par son attitude vis-à-vis de la vie et par ses découvertes, encouragé plus ou moins indirectement un autre genre de barbarie (on ne peut lui donner d'autre nom) : la barbarie de l'âge industriel, commercial et économique qui s'avance maintenant vers son apogée et sa fin. Cette barbarie économique est essentiellement celle de l'homme vital, car elle confond l'être vital avec le moi et considère que la satisfaction de cet être vital est le premier but de la vie. La caractéristique de la Vie est le désir et l'instinct de possession. De même que le barbare physique fait sa règle et son but de l'excellence du corps et du développement de la force, de la santé et des prouesses physiques, de même le barbare vital et économique fait sa règle et son but de la satisfaction des besoins et des désirs et de l'accumulation des biens matériels. Son homme idéal n'est pas l'homme cultivé, ni noble, ni réfléchi, ni moral, ni religieux, mais l'homme qui réussit. Arriver, réussir, produire, accumuler, posséder, telle est son existence. Accumuler des richesses et toujours plus de richesses, ajouter des possessions aux possessions, l'opulence, l'étalage, le plaisir, un luxe encombrant et sans art, une pléthore de commodités, une vie dénuée de beauté et de noblesse, une religion vulgarisée ou froidement conventionnelle, la politique et le gouvernement changés en commerce et en profession, les jouissances elles-mêmes devenues une affaire, tel est le commercialisme. Pour l'homme économique naturel et impénitent, la beauté est chose superflue ou ennuyeuse, l'art et la poésie, une frivolité ou une ostentation et un moyen de réclame. Son idée de la civilisation est le confort; son idée de la morale, la respectabilité sociale; son idée de la politique, l'encouragement de l'industrie, l'ouverture des marchés, l'exploitation et le négoce sous le drapeau; son idée de la religion, au mieux un pieux formalisme ou la satisfaction de quelques émotions vitales. Il apprécie l'éducation pour son utilité à armer l'homme pour le succès dans une existence fondée sur la concurrence ou, peut-être, sur une industrie socialisée. Il apprécie la science pour ses connaissances et ses inventions utiles, pour le confort, les commodités, les mécanismes de production dont elle le dote, pour son pouvoir d'organisation et de réglementation et ses stimulants à la production. Le ploutocrate opulent, le mastodonte capitaliste qui réussit, l'organisateur d'industrie, sont les surhommes de l'âge commercial et les véritables gouvernants de la société, encore que leur gouvernement soit souvent occulte.

      Tout cela est essentiellement barbare, parce que c'est chercher pour eux-mêmes le succès vital, la satisfaction, la productivité, la thésaurisation, les possessions, les jouissances, le confort et les commodités. Certes, la partie vitale de l'être est un élément de l'existence humaine intégrale, au même titre que la partie physique; elle a sa place, mais elle ne doit pas outrepasser cette place. Une vie complète et bien pourvue est désirable pour l'homme en société, mais à condition aussi que cette vie soit vraie et belle. Ni la vie ni le corps n'existent pour eux-mêmes; ils sont seulement les véhicules et les instruments d'un bien plus élevé. Ils doivent être subordonnés aux besoins supérieurs de l'être mental, adoucis et purifiés par une loi de vérité et de bonté et de beauté plus haute, avant de pouvoir prendre la place qui leur revient dans l'intégralité de la perfection humaine. Par conséquent, l'âme humaine peut s'attarder quelque temps à un âge commercial avec son idéal vulgaire et barbare de succès, de satisfaction vitale, de productivité et de possession, afin d'en tirer certains gains et certaines expériences, mais elle ne peut pas s'y reposer d'une façon permanente. S'il persistait trop longtemps, la vie serait étouffée et périrait de sa propre pléthore, ou elle éclaterait sous la tension de sa grossière expansion. Semblable au Titan trop massif, elle s'écroulerait sous sa propre masse : mole ruet sua.

 Sri Aurobindo, LE CYCLE HUMAIN, chp.VIII, Civilisation et Barbarie

La civilisation n'est jamais à l'abri



      L'ancienne civilisation hellénique ou gréco-romaine périt, entre autres raisons, d'avoir imparfaitement généralisé la culture dans sa propre société et parce qu'elle était environnée d'énormes masses humaines encore dominées par des habitudes mentales barbares. La civilisation n'est jamais à l'abri tant qu'elle limite la culture mentale à une petite minorité et entretient dans son sein une formidable masse d'ignorance, une foule, un prolétariat. La connaissance doit s'élargir d'en haut, sinon elle sera toujours en danger d'être submergée par la nuit ignorante d'en bas, La civilisation est encore bien plus menacée quand elle permet qu'une énorme masse d'hommes existe hors de son sein, ignorants de sa lumière, pleins de la vigueur naturelle du barbare, et qui peuvent à, tout moment S'emparer des armes matérielles des civilisés sans être passés par la transformation intellectuelle de leur culture. Ainsi, la culture gréco-romaine périt du dedans et du dehors à la fois : du dehors, sous le flot de la barbarie teutonne; du dedans, par la perte de sa vitalité. Elle a donné au prolétariat une certaine part de confort et d'amusement, mais ne l'a pas élevé jusqu'à la lumière. Quand la lumière atteignit les masses, ce fut du dehors, sous la forme de la religion chrétienne; et celle-ci survint en ennemie de l'ancienne culture. S'adressant au pauvre, à l'opprimé, à l'ignorant, la religion a cherché à captiver l'âme et la partie morale de l'individu, mais elle s'est fort peu souciée — ou pas du tout — du mental pensant, satisfaite de le laisser dans l'obscurité si le coeur pouvait être persuadé de sentir la vérité religieuse. De même, quand les barbares s'emparèrent du monde occidental, l'Église se contenta de les christianiser mais ne considéra pas que ce fût son rôle de les intellectualiser. Se méfiant même du libre jeu de l'intelligence, l'esprit clérical et monastique chrétien devint anti-intellectuel, laissant aux Arabes le soin de réintroduire les rudiments d'une connaissance scientifique et philosophique dans une chrétienté semi-barbare, puis à l'esprit semi-païen de la Renaissance, suivi d'une longue lutte de la religion et de la science, le privilège de compléter le retour d'une libre culture intellectuelle et la réémergence mentale de l'Europe. La connaissance doit être militante si elle choisit de survivre et de se perpétuer; admettre une ignorance généralisée, au-dessous ou alentour, c'est exposer l'humanité au danger perpétuel d'une rechute dans la barbarie.

      Le monde moderne ne permet plus que le danger se répète sous sa vieille forme ni à l'ancienne échelle. La science est là pour l'empêcher. Elle a équipé la culture de moyens de se perpétuer. Elle a doté les races civilisées d'armes d'organisation, d'agression et de défense que nul peuple barbare ne peut utiliser avec succès, à moins qu'il cesse d'être non-civilisé et qu'il acquière une connaissance que seule la science peut donner. Elle a appris aussi que l'ignorance est une ennemie que l'on ne peut pas se permettre de mépriser et elle s'est mise à l'œuvre pour l'éliminer partout où elle se trouvait. L'idéal d'une éducation générale (du moins jusqu'à un certain niveau d'instruction mentale et de développement des aptitudes) lui doit en grande partie sa naissance, ou du moins d'être devenu pratiquement possible. La science s'est répandue partout avec une force irrésistible, implantant dans la mentalité de trois continents le désir d'une connaissance accrue. Elle a fait de l'éducation générale la condition indispensable de la force et de l'efficacité nationales et, par suite, elle en a imposé le désir, non seulement à tous les peuples libres mais à toutes les nations qui aspirent à être libres et à survivre, si bien que l'universalisation de la connaissance et de l'activité intellectuelle dans l'espèce humaine n'est plus maintenant qu'une question de temps; seuls, certains obstacles politiques et économiques lui barrent encore la route, mais la pensée et les tendances de l'époque travaillent déjà à les surmonter. En somme, la science a maintenant définitivement élargi les horizons intellectuels de l'espèce; elle a élevé, aiguisé et puissamment intensifié la capacité intellectuelle générale de l'humanité.

      Il est vrai que les premières tendances de la science ont été matérialistes et que son triomphe indubitable se réduit à la connaissance de l'univers physique, du corps et de la vie physique. Mais ce matérialisme est très différent de l'ancienne identification du moi avec le corps. Quelles que soient ses tendances apparentes, le matérialisme est vraiment une affirmation de l'homme en tant qu'être mental et de la suprématie de l'intelligence. La science, de par sa nature même, est connaissance, intellectualité; tout son travail est celui du Mental penché sur son milieu et son environnement physique et vital afin de connaître, de conquérir et de dominer la vie et la matière. Le savant est l'Homme en tant qu'être pensant qui maîtrise les forces de la Nature matérielle en les connaissant. Après tout, la vie et la matière sont notre point d'appui, notre base inférieure; connaître leurs processus, leurs ressources et les possibilités qu'elles offrent à l'être humain, font partie de la connaissance nécessaire pour les transcender. La vie et le corps doivent être dépassés, mais ils doivent être aussi utilisés et perfectionnés. Mais, d'autre part, nous ne pouvons pas connaître entièrement les lois et les possibilités de la Nature physique à moins de connaître également les lois et les possibilités s de la Nature supra-physique. Par conséquent, le développement de nouvelles sciences mentales et psychiques, ou la redécouverte de ces mêmes sciences anciennes, doivent suivre immédiatement la perfection de notre connaissance physique. Déjà, cette ère nouvelle commence à poindre devant nous. Cependant, la perfection des sciences physiques était une nécessité préalable; c'était le premier terrain d'entraînement du mental de l'homme dans son nouvel effort pour connaître la Nature et posséder son monde.

Sri Aurobindo, LE CYCLE HUMAIN, chp.VIII, Civilisation et Barbarie

CIVILISATION ET BARBARIE



Civilisation et Barbarie


CIVILISATION ET BARBARIE

Ayant établi qu'un règne de parfaite individualité et de parfaite réciprocité est la loi idéale de l'individu, de la communauté et de l'espèce, et qu'une union parfaite — voire une unité dans une libre diversité — est leur but, nous devons essayer d'examiner plus clairement ce que nous entendons quand nous disons que la "réalisation de soi" est le sens secret ou évident du développement individuel et social. Pour le moment, nous n'avons pas à nous occuper de l'espèce humaine en tant qu'unité; la nation reste encore notre unité vivante la plus large et la plus concentrée. Et il vaut mieux commencer par l'individu puisque notre connaissance et notre expérience de sa nature sont plus complètes et plus intimes que celles que nous pouvons avoir de l'âme et de la vie de l'agrégat, et parce que même dans sa complexité plus grande, la société ou la nation est un individu, composite et plus large : elle est l'Homme collectif. Ce que nous trouverons valable pour le premier, aura donc des chances d'être valable, dans son principe général, pour l'entité plus vaste. De plus, le développement du libre individu est la condition première du développement d'une société parfaite, nous l'avons dit. Nous devons donc partir de l'individu; il est notre signe de référence et notre fondement.

      Le Moi de l'homme est une chose occulte et cachée; ce n'est pas son corps, pas sa vie, pas même son mental, encore que dans l'échelle de l'évolution, l'homme soit l'être mental, le Manou (1). Par conséquent, ni la plénitude de sa nature physique ni celle de sa nature vitale et mentale ne peuvent être le terme ultime ni la vraie mesure de sa réalisation; ce sont des moyens de manifestation, des signes secondaires, les bases d'une découverte de soi; ce sont des valeurs, la monnaie courante de son moi, tout ce que l'on veut, mais pas cela qu'il est secrètement et qu'il essaye de devenir obscurément et à tâtons, ou consciemment et ouvertement. L'homme, en tant qu'espèce, ne s'est pas saisi de cette vérité et il ne la saisit pas encore maintenant, sauf dans la vision et l'expérience d'un petit nombre de pionniers, que l'espèce est incapable de suivre bien qu'elle puisse les adorer comme des Avatârs (2), des voyants, des saints ou des prophètes. Car la Sur-âme qui conduit notre évolution a ses vastes cadences de temps, ses grandes époques, elle a ses espaces de lente expansion et ses instants d'épanouissement rapide, que l'individu fort et semi-divin peut sauter mais non l'espèce encore à demi animale. Procédant du végétal à l'animal et de l'animal à l'homme, le cours de l'évolution part de l'infrahumain dans l'homme, et celui-ci doit absorber l'animal et même le minéral et le végétal : ils constituent sa nature physique, ils dominent sa vitalité, ils ont prise sur sa mentalité. Ses propensions aux inerties de toutes sortes, son aptitude à végéter, son attachement à la terre, à ses racines et aux ancrages de tous genres, et en même temps ses impulsions nomades et pillardes, son aveugle obéissance à la coutume et à la loi du troupeau, ses réactions grégaires et sa réceptivité aux suggestions subconscientes de l'âme collective, sa sujétion au joug de la colère et de la peur, son besoin de punition et la confiance qu'il a en elle, son inaptitude à penser et à agir par lui-même, son incapacité à être vraiment libre, sa méfiance du nouveau et sa lenteur à comprendre intelligemment et à assimiler, son penchant pour le bas et son regard terre à terre, sa soumission vitale et physique à son hérédité — tout cela, et davantage encore, est ce qu'il a hérité des origines infrahumaines de sa vie, de son corps et de son mental physique (3). Du fait de cet héritage, il s'aperçoit que de se dépasser lui-même est la plus difficile des leçons et la plus douloureuse des entreprises. Pourtant, c'est en dépassant le moi inférieur que la Nature accomplit les grandes enjambées de son progrès évolutif. Apprendre par ce qu'il a été, mais aussi connaître ce qu'il peut devenir et grandir jusque-là, telle est la tâche assignée à l'être mental.

    Le temps est passé — définitivement, espérons-le, pour ce cycle de civilisation — où la conscience générale de l'espèce pouvait identifier totalement son moi avec le corps et la vie physique. C'est la caractéristique principale  de la complète barbarie. Considérer le corps et la vie physique comme la seule chose importante, juger de l'homme par la force physique, par son développement corporel et ses prouesses, être à la merci des instincts surgis de l'inconscient physique, mépriser la connaissance comme une faiblesse et une infériorité ou la considérer comme une singularité et non comme une partie essentielle de la conception de l'homme, telle est la mentalité du barbare. Elle tend à réapparaître dans l'être humain à la période atavique de l'adolescence (quand, notons-le, le développement du corps est de la plus grande importance), mais cette mentalité n'est plus possible pour l'adulte dans l'humanité civilisée. Car, en premier lieu, même l'attitude vitale (4) de l'espèce est en train de changer sous la tension de la vie moderne. L'homme a cessé d'être un animal principalement physique et devient davantage un animal vital et économique. Non pas qu'il exclue ou doive exclure de sa conception de la vie, le corps et son développement ou le bon entretien et le respect de l'être animal et de ses qualités (car l'excellence du corps, sa santé, sa solidité, sa vigueur et son développement harmonieux sont nécessaires à une nature humaine parfaite, et l'on s'en préoccupe d'une façon plus intelligente et mieux qu'autrefois), mais par ordre d'importance, on ne peut plus donner la première place au corps, et encore moins cette complète prépondérance que lui accordait la mentalité barbare.

      En outre, bien que l'homme n'ait pas encore réellement entendu ni compris l'enseignement des sages : "Connais-toi toi-même", il a cependant accepté le message du penseur : "Éduque-toi", et, qui plus est, il a compris que la possession de l'éducation lui imposait le devoir de transmettre sa connaissance aux autres. L'idée de la nécessité d'une éducation généralisée est le signe que l'espèce a reconnu que l'homme est le mental, et non la vie et le corps, et que sans développement mental, l'homme n'est pas vraiment un homme. La conception de l'éducation s'attache encore surtout à l'intelligence et aux capacités mentales, à la connaissance du monde et des choses, mais accessoirement aussi à la formation morale et, bien que très imparfaitement encore, au développement des facultés esthétiques. Un être pensant intelligent et moralisé, sachant maîtriser ses instincts et ses émotions par sa volonté et sa raison, au courant de tout ce qu'il doit savoir sur le monde et son passé, capable d'organiser intelligemment sa vie sociale et économique par cette connaissance et d'ordonner rationnellement ses habitudes corporelles et son être physique, telle est la conception qui gouverne maintenant l'humanité civilisée. Essentiellement, c'est un retour à l'ancien idéal hellénique, mais à une plus vaste échelle et en insistant davantage sur le rendement et l'utilité, et beaucoup moins sur la beauté et le raffinement. Toutefois, nous pouvons supposer que c'est là une simple phase passagère; les éléments perdus ne manqueront pas de retrouver leur importance sitôt que la période commerciale du progrès moderne aura été dépassée, et avec cette reprise, inévitable bien qu'elle ne soit pas encore en vue, nous posséderons tous les éléments propres au développement de l'homme en tant qu'être mental.

Sri Aurobindo, LE CYCLE HUMAIN, chp.VIII, Civilisation et Barbarie



(1) Dans la symbolique de l'âge védique, Manou désigne l'être mental ou le "Père des hommes", créateur de toute la vie mentale.
(Note de l'éditeur)
(2) L'Avatâr est l'incarnation du Divin sous une forme humaine. Sri Aurobindo souligne dans ses œuvres que le Divin se manifeste périodiquement parmi les hommes, apportant chaque fois un nouveau pouvoir de conscience sur la terre. En effet, selon Sri Aurobindo, le Divin s'exprime progressivement dans le monde, et le sens de la destinée humaine est une lente évolution spiri­tuelle depuis l'Inconscience apparente de la matière jusqu'à une humanité supramentale ou divine, prochain stade de l'évolution. A chaque étape décisive de l'évolution humaine, l'Avatâr vient ouvrir le chemin d'une nou­velle région de conscience. Sri Aurobindo range le Bouddha notamment, le Christ et Râmakrishna parmi les derniers grands Avatârs. (Note de l'éditeur)

(3) Sri Aurobindo a distingué divers niveaux dans le mental : les niveaux supérieurs ou supraconscients, qu'il appelle respectivement (dans l'ordre descendant), surmental, mental intuitif, mental illuminé, mental supérieur, puis le mental ordinaire ou mental pensant, puis le soubassement évolutif du mental : le mental vital, le mental physique et le mental cellulaire. Le mental physique est une sorte de première "mentalisation" de la Matière, c'est un mental mécanique, répétitif, microscopique, qui enregistre tout et répète obstinément ses minuscules expériences, ses craintes, ses peurs, ses "sagesses". C'est par lui que le Mental s'est tout d'abord fixé dans la Matière, mais ses aptitudes "fixatives" sont une entrave considérable au développement de la conscience quand elle tente de déborder le corps, et elles sont la cause, notamment, de bien des maladies récurrentes.(Note de l'éditeur)

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