Sans doute, le droit des petites nations à exister et à défendre leurs intérêts contre les agressions impérialistes
est-il encore une force; du moins c'était l'un
des points en litige dans la récente conflagration
internationale. Mais une chose est d'affirmer ce droit contre l'agression d'une
unique puissance ambitieuse, et une autre d'affirmer ce même droit contre les
dispositions prises par la majorité des grandes puissances dans l'intérêt
commun des nations — un proche avenir verra cela probablement sous un tout autre jour. L'embarras causé par un certain nombre de petits neutres qui
prétendaient se tenir à l'écart d'un immense conflit international et se
laisser troubler le moins possible, a été vivement ressenti, non
seulement par les combattants qui ont dû user
de pression directe ou indirecte pour remédier à cette gêne, mais par
les petits neutres eux-mêmes, pour qui la neutralité n'était qu'un moindre mal,
préférable au fardeau de la calamité d'une
participation active au combat. Dans n'importe quel système international, l'assertion de ces petites libertés serait probablement
considérée comme un égoïsme mesquin, un obstacle intolérable aux grands
intérêts communs ou, peut-être, à la solution des conflits qui opposent les grands intérêts mondiaux. En fait, il
est probable que dans n'importe quelle
constitution de l'unité internationale, les grandes puissances
s'arrangeront pour que leur voix corresponde à leur force et à leur influence;
même si cette constitution était apparemment
démocratique, elle deviendrait en fait une oligarchie de grandes
puissances. Les constitutions peuvent seulement déguiser les faits, elles ne
peuvent pas les supprimer, car quelles que
soient les idées inscrites dans la forme de la constitution, son action reste
toujours celle que lui dictent les
forces réelles capables de l'employer efficacement. La plupart des
gouvernements ont maintenant une forme démocratique (ou l'ont eue pendant un
temps), mais nulle part encore n'existe de vraie démocratie ; ce sont partout
les classes possédantes, les membres des professions libérales et la bourgeoisie qui ont gouverné au nom du peuple. De même,
dans un conseil ou contrôle
international quel qu'il soit, ce serait un petit nombre de grands
empires qui gouverneraient au nom de l'humanité.
S'il en était autrement, ce ne pourrait être que pour peu
de temps tout au plus, à moins que des
forces nouvelles n'entrent en jeu et
n'arrêtent ou ne déracinent la tendance à la formation de
grands agrégats impériaux, qui actuellement domine le monde. La position serait alors, pour un temps, très semblable à celle de l'Europe féodale quand elle était en travail
abortif d'une chrétienté unie : un
grand enchevêtrement d'intérêts hétérogènes
et compliqués se chevauchant et s'interpénétrant, et une masse de petites
puissances, comptant certes pour quelque
chose, mais surplombées et en partie tyrannisées par un petit nombre de
grandes puissances qui débrouilleraient l'inévitable complexité de leurs
intérêts alliés, divisés ou antagonistes par tous les moyens que pourrait leur
offrir le nouveau système mondial, et se
serviraient à leurs fins de toutes les classes, toutes les idées, les tendances et les institutions sur lesquelles elles pourraient mettre la main. Oh verrait alors
surgir des problèmes de marchés ou de fiefs asiatiques, africains ou américains ; des luttes de classes, parties d'une
simple question nationale et devenues
internationales; le socialisme, l'anarchisme
et tout le résidu d'un âge de concurrence batailler pour la suprématie ;
les égoïsmes d'Europe, d'Asie et d'Amérique s'entrechoquer.
De toute cette confusion, il faudrait bien que sorte quelque chose. Il se pourrait que ce fût par
des méthodes très différentes de
celles que l'histoire nous a rendues familières : la guerre pourrait
être éliminée ou réduite à un rare phénomène de guerre civile au sein de la
confédération ou du Commonwealth
international ; de nouvelles sortes de coercitions, tels les embargos commerciaux que nous voyons maintenant se multiplier, pourraient peut-être la
remplacer, ou d'autres expédients
dont nous n'avons aucune idée à l'heure actuelle. Mais pour l'humanité
en général, la situation serait essentiellement
la même que celle qui confrontait les petits agrégats informes
d'autrefois, et elle devrait aboutir aux mêmes résultats : succès, réalisation
partielle ou échec.
La simplification la plus naturelle du problème, bien
qu'elle ne semble pas possible à présent, serait de diviser le monde en un petit nombre d'agrégats impériaux composés de commonwealths ou d'empires en partie fédéraux, en partie
confédérés. La force actuelle des égoïsmes
nationaux rend irréalisable pareille
création, mais il se pourrait que l'évolution des idées et la pression de circonstances différentes, la rendent
possible un jour et que nous arrivions à une
étroite confédération. L'Amérique semble se tourner obscurément vers une plus large
entente entre les États-Unis, devenus de plus en plus cosmopolites, et les républiques latines d'Amérique Centrale et du Sud ; cette entente pourrait éventuellement se
matérialiser sous forme d'État interaméricain confédéré. Si l'Allemagne
et l'Autriche n'avaient été complètement brisées par la guerre, l'idée d'un empire teutonique confédéré aurait eu
des chances de se réaliser dans un
proche avenir ; et même si ces nations sont
maintenant brisées, cette idée peut encore se réaliser dans un avenir
plus lointain. Des agrégats du même genre peuvent émerger dans le monde asiatique. La répartition de l'humanité en grands agrégats naturels aurait l'avantage de
simplifier un certain nombre de problèmes mondiaux difficiles, et la
paix s'affermissant, la compréhension
mutuelle et les idées s'élargissant, l'agrégation en un seul État
mondial pourrait se faire relativement sans peine.
Une autre solution possible nous est
suggérée par le précédent de
l'évolution du type national quand il est sorti de sa première forme féodale imprécise. De même que le choc continuel de forces disparates et de pouvoirs équipollents a
par nécessité fait émerger un roi féodal, qui n'était tout d'abord que le premier parmi ses pairs, puis une monarchie centralisée ; de même, si les empires et les nations du monde
n'arrivaient pas à une solution pacifique entre
eux, si les luttes de classes, les conflits commerciaux, le
choc des idées et des tendances nouvelles innombrables, aboutissaient à une
confusion prolongée, à un désordre persistant
et de constants changements, on peut
concevoir qu'une nation reine émerge avec la mission de faire sortir de cet
ordre partiel et serai-chaotique, un
ordre réel et durable. Nous sommes déjà arrivés à la conclusion qu'une conquête militaire du monde par une
seule nation n'était pas possible,
sauf en certaines conditions qui n'existent
pas et que rien ne laisse prévoir pour le moment. Mais une nation impériale, telle l'Angleterre, par
exemple, s'étendant sur le monde
entier, possédant l'empire des mers, sachant habilement fédérer ses éléments
composants et organiser toutes leurs
forces potentielles, ayant l'adresse de se faire le champion et le protecteur des tendances les plus progressives et les plus libérales des temps nouveaux,
s'alliant à d'autres forces et
d'autres nations intéressées pour faire triompher ces tendances et montrant qu'elle a le secret d'une organisation internationale juste et efficace,
pourrait bien devenir, on le conçoit, l'arbitre des nations et le centre
effectif d'un gouvernement international. Pareille possibilité, sous quelque forme que ce soit, reste encore tout à fait
lointaine, mais à la faveur de circonstances nouvelles, elle pourrait
devenir une possibilité réalisable de l'avenir.
Si la tâche
d'organiser le monde s'avérait trop difficile et qu'aucun accord durable ne pouvait être conclu, qu'aucune
autorité légale solidement constituée ne pouvait être créée,
on pourrait concevoir que la tâche
d'unification soit entreprise, non
par un seul empire mais par deux ou trois grandes puissances impériales suffisamment proches par leurs
intérêts et unies dans leurs idées
pour faire table rase de leurs différends ou de leurs jalousies et suffisamment fortes pour dominer ou écraser toute résistance et imposer une sorte de
loi internationale ou de
gouvernement international effectifs. Le processus serait alors douloureux et pourrait impliquer une
coercition morale et économique très
brutale, mais s'il s'assurait le prestige
du succès et mettait sur pied quelque forme tolérable d'égalité et de justice, ou même seulement un ordre
prospère, il pourrait finir par se concilier l'appui moral de tous et servir de
point de départ à des formules meilleures et plus libres.
Il existe une autre possibilité encore, que
nous ne pouvons négliger, à savoir que l'évolution exclusivement intergouvernementale
et politique que nous avons seule considérée jusqu'à présent, soit bouleversée par une guerre des classes depuis longtemps
menaçante. Mis à l'épreuve brutale de la guerre[1], l'internationalisme ouvrier s'est écroulé comme les autres
— comme l'internationalisme scientifique, culturel, pacifiste
ou religieux — et pendant la grande crise,
le conflit du Travail et du Capital est resté en suspens. On espérait
qu'après la guerre, l'esprit d'unité, de conciliation et de compromis
continuerait à régner et que le conflit
menaçant serait conjuré. Pourtant, rien dans la nature humaine ni dans l'histoire ne justifiait une si ferme confiance en les espoirs d'alors. Le conflit
des classes menace depuis longtemps, comme menaçait la conflagration européenne. Celle-ci avait été précédée de grands
espoirs de paix mondiale, de tentatives de concert européen et de
traités d'arbitrage qui devaient rendre la guerre finalement impossible.
De, même, l'espoir d'un concert du Capital et du Travail réglant idylliquement toutes les causes aiguës de conflit
par le duo lyrique d'un harmonieux compromis au nom des intérêts supérieurs de la nation, semble devoir être aussi
traître et aussi illusoire. Même la socialisation des gouvernements,
même la nationalisation croissante de
l'industrie, n'élimineront pas la cause profonde du conflit. En effet,
il restera encore la question cruciale de la
forme et des modalités du nouveau socialisme d'État. Sera-t-il organisé dans l'intérêt du prolétariat ou de l'État
capitaliste ? Sa direction sera-t-elle démocratique et sous l'autorité des
ouvriers eux-mêmes, ou oligarchique, ou bureaucratique encore sous l'égide des
classes dirigeantes actuelles ? Cette
question risque de soulever des luttes qui peuvent aisément se
transformer en conflit international, ou du moins inter-européen ; il se
pourrait même que chaque nation se déchirât en deux au lieu de s'unir comme
pendant la crise de la guerre. Les répercussions d'un tel conflit pourraient
être incalculables, soit qu'elles changent dynamiquement les idées et la vie
des hommes en les orientant dans un nouveau
sens, soit qu'elles renversent les barrières des nations et des empires
actuels.[2]
[1]
De 1914-18.
[2] Cette prévision hypothétique a pleinement été
justifiée (et tend à l'être de plus en plus)
par les développements de la vie nationale et internationale d'après guerre. La
boucherie inhumaine en Espagne, l'apparition de deux types de socialisme
opposés en Russie, en Italie et en Allemagne, le malaise de la situation
politique en France, sont des exemples montrant où aboutit cette tendance. Mais
celle-ci a atteint son paroxysme avec l'émergence du communisme et il semble maintenant probable
que l'avenir dépendra d'un conflit entre le communisme et
l'industrialisme capitaliste qui survit dans le nouveau monde, ou même entre le communisme et un système de démocratie sociale plus modéré dans les deux continents du vieux
monde. Mais d'une façon générale, les spéculations de ce chapitre ont
été faites à un moment où les possibilités
d'avenir étaient très différentes de ce qu'elles sont maintenant et où tout était en changement perpétuel, dans un
tourbillon confus et douteux ; elles sont périmées depuis qu'un conflit
encore plus formidable est survenu, bouleversant les conditions précédentes.
Néanmoins, quelques-unes des possibilités envisagées survivent encore et
menacent la sécurité du nouvel ordre mondial en formation, ou même de tout
ordre mondial futur. (Note
de Sri Aurobindo)
Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité
humaine,
Chapitre XV, Quelques possibilités de
réalisation