Tel
une étoile depuis longtemps éteinte dont la lumière parcourt encore les
espaces,
Vue
sous sa forme par les hommes, quand elle-même va fuyant, fantômatique,
Vide,
nulle et effacée à travers la vastitude indifférente et infinie,
Tel
paraissait-il maintenant aux yeux qui voient toutes choses du point de vue du
Réel:
Intemporelle, leur vision du Temps crée l'heure au moyen des choses à
venir.
Porté
par une force du passé et non plus par un pouvoir pour réaliser le futur,
Puissant
et plein d'allant était son corps, niais, floue, la forme de son esprit
Semblait
seulement l'image illusoire de l'être qui avait vécu en lui,
Fuyante,
vague, comme un fantôme qu'on voit au bord des sombres eaux de l'Achéron.
Cependant,
Déiphobos arrivant rapidement de la cité qui s'éveillait
Appela
les tours gardiennes qui avaient l'œil sur la grande entrée de Pergame,
Et
se rabattant lentement, à contre-cœur, les portes énormes
Ouvrirent
Troie toute grande à l'Argien qui entra.
Les portails d'Ilion
Se
séparèrent laissant entrer sa destinée, puis avec une plainte morne et
métallique
Se
fermèrent. Muet, l'œil menaçant, gris comme un loup, descendit
Le
vieux Talthybios, étayant ses pas sur le bâton de sa mission ;
Faible
était son corps, mais le feu qui brûlait en lui lui donnait encore un regard
farouche ;
Sans
un mot, ruminant ses pensées, il contempla la cité haïe et convoitée.
Voilà
que, cherchant le ciel de ses édifices taillés comme pour des Titans,
Merveilleuse,
rythmique, enfant des dieux ayant le marbre pour vêtement,
Frappant
la vision par son harmonie, splendide, imposante et dorée,
Autour
de lui se dressait Ilion retranchée derrière ses défenses gigantesques.
Sur
la puissance la puissance se haussait, et la grandeur était portée par la
grandeur ;
Sur
ses genoux était assise la beauté. Lointains, hiératiques, immuables,
Remplis
de ses hauts faits et de ses rêves, ses dieux guettaient l'Argien,
Désemparé
et muet de haine alors qu'il la contemplait – eux qui, semblables aux mortels, Connaissaient
leurs siècles passés, non le lendemain qui les attendait.
Terribles
étaient ses yeux sur Troie la magnifique, et son visage tel un masque du
Jugement
Toute
la Grèce regardait à travers eux, haïssait, admirait, prenait peur, devenait
implacable.
Mais
Déiphobos héla le Grec et ce dernier se détourna de sa fureur,
Fixant
droit sur le Troyen ses yeux de mauvais augure où le dieu était présent:
"Messager,
voix de l'Achaïe, dans quel but affrontant l'aube
As-tu
pour venir ici sur ton char abandonné à leur sommeil les tentes qui nous
assiègent ? Fatidique, selon moi, la pensée qui, conçue dans le silence de
minuit,
Fit
se lever ton corps âgé de sa couche de repos dans l'immobilité, –
Pensées
d'un mortel, mais forgées par la Volonté qui se sert de nos membres:
Et
de ce qu'elle nous souffle notre parole et nos actes sont les outils et
l'image.
Souvent
du voile et de l'ombre ces pensées surgissent comme des étoiles dans tout leur
éclat,
Lumières
que nous croyons nôtres, quand elles sont seulement des jetons et des coupons,
Signes
des Forces qui circulent en nous au service d'un Pouvoir secret.
Qu'est-ce
qui t'amène au lever du jour à Troie la puissante et l'immémoriale,
Maintenant
que le Temps s'achève, et que les dieux sont las de la lutte ?
O
Grec, Agamemnon envoie-t-il aux Troyens un défi, ou bien ses civilités ?"
Avec
la force de l'aquilon la voix fatale d'Achaïe répondit:
"Troyen
Déiphobos, l'aube, le silence de la nuit et le soir
Déclinent
et surgissent, et même le vaillant soleil se repose de sa splendeur.
Mais
pour le serviteur il n'est pas de repos et le Temps ne lui appartient pas,
seul est à lui son bûcher funéraire.
Je
ne viens pas de la part du monarque des hommes, ni de l'assemblée en armure,
Réunie
sur le bord venteux de l'océan qui tonne et qui rit.
Un
être m'envoie, plus grand à lui seul que les rois et les multitudes.
Je
suis une voix qui sort de la Phthiotide, je suis la volonté de l'Hellène.
Dans
ma main droite je t'apporte la paix, et dans ma gauche la mort.
Troyen,
reçois-les fièrement, honore les présents du puissant Achille.
Accepte
la mort, si Atè te trompe et si la Ruine est ton amante,
La
paix, si ton destin peut tourner et que le dieu en toi choisisse d'écouter.
Mon
cœur est plein, mes lèvres s'impatientent du discours non délivré.
E
n'est pas destiné aux rues ou au marché, ni conçu pour être bassement adressé
Aux
oreilles du commun, mais là où délibération et majesté s'abritent
Loin
de la foule. dans les salles des Grands, et où la discrétion s'entretient à
voix basse
Avec
la sagesse et la prévoyance, là je parlerai au milieu des princes
d'Ilion."
Envoyé,
" répondit le Laomédontien, "voix d'Achille,
Vaine
est l'offre de paix qui commence par un prélude menaçant.
Pourtant
nous t'entendrons. Debout, vous dans l'entrée dont le pied est le plus leste, –
Toi
Thrasymachos, fais vite. Que les dômes du manoir d'Ilos
S'éveillent
au bruit du défi hellène. Convoque Enée."
A
peine la parole était-elle retombée dans le silence, qu'ôtant son manteau
Se
mit sur l'ordre à courir un des Troyens, adolescent au pied agile,
Premier
a la course et au combat, Thrasymachos fils d'Arétès.
Dans
l'aube, il disparut en flèche. Déiphobos, lentement,
Sondant
le Destin avec ses pensées dans les immensités troublées de son esprit,
A
travers la cité qui s'animait retourna à la maison de ses pères,
Bridant
sa puissante enjambée au rythme du pas débile de l'Argien.
Cependant,
ses pieds habités d'un dieu, Thrasymachos dans sa course rapide
Parvint
aux grandes salles bâties par Ilos pour la joie de l'œil
Dans
la jeunesse de la cité merveilleuse : il se reposait alors de la guerre
Et
triomphateur, régnait adoré par les nations prosternées. A présent que tout touchait
à sa fin,
Le
dernier de ses possesseurs mortels à parcourir ses jardins en fleur,
Le
grand Anchise était étendu dans cette lumineuse demeure des anciens
Qui
reposait sa calme vieillesse, – Anchise, vainqueur aux guerres lointaines,
Fils
du noble Bucoléon et père de Rome par une déesse :
Dans
sa divine adolescence, alors que solitaire il errait sur l'Ida,
Aphrodite
la blanche l'avait jadis pris au piège, et avait, quêtant l'amour d'un mortel,
Dénoué
sa ceinture au parfum d'ambroisie. Sur le seuil Thrasymachos fit halte,
Cherchant
des yeux serviteur ou garde, mais il ne perçut que l'isolement
D'un
sommeil intériorisant la vision de l'âme, l'éloignant de la vie et des choses humaines
; Silencieux, indifférents, les corridors vides se perdaient dans l'obscurité.
Aux
ombres de la maison et à la rêverie des chevrons résonnants
il
confia son appel àvoix haute, et de chambres encore indistinctes dans leur
demi-jour
Le
preux Enée en armure et manteau, à la démarche de lion,
Le
fils d'Anchise, arriva ; car l'aube ne l'avait pas trouvé endormi,
Mais
il avait quitté dans la nuit sa couche et les bras de Créüse,
Sortant
du sommeil à l'appel de son esprit qui se tournait vers les eaux
Sous
l'inspiration du Destin et de sa mère, la blanche Aphrodite, qui le guidait.
Sri Aurobindo,
Ilion ou LA CHUTE DE TROIE, épopée,
Le Livre du héraut (Livre un- v.203 à v.295)