Nulle erreur ne peut être plus grande
que de supposer, sur la foi de cet absolutisme tenace de l' être éthique, que
l'éthique est la seule ou la suprême exigence de l'Infini à notre égard ou la
seule loi, égard , la seule voie du karma supérieur, et qu' en comparaison rien
d'autre n'a d'importance. Le penseur allemand se méprend singulièrement
lorsqu'il affirme que pèse sur l'homme un impératif catégorique qui le pousse à
rechercher ce qui est juste et bien, qu'il existe une loi obstinée de bonne
conduite, mais qu'aucun impératif catégorique de l’Âme suprême ne le contraint à
rechercher le beau ou le vrai, qu'il n'existe pas de loi de beauté et
d'harmonie justes, de juste connaissance. Cette déduction erronée découle de
l'attention excessive qu'il porte au mouvement intermédiaire du mental humain
et à un aspect isolé de ce phénomène complexe. Plus sage était la vision des
penseurs indiens qui, tout en concédant la nécessité primordiale d'un être et
d'une conduite éthiquement correcte, considéraient cependant que la
connaissance était, en dernière analyse, la plus grande exigence, la condition
indispensable ; et bien plus proche d'une vision complète l'expérience plus
vaste qui était la leur : l'âme se tourne vers le Suprême soit par un élan vers
la connaissance absolue, soit par une pure impersonnalité de la volonté, soit par
une extase d'amour divin et de béatitude absolue, soit même par une
concentration absorbante de l'être psychique, vital et physique; et à chaque
partie de notre moi, de notre nature ou de notre conscience peut s'adresser un
appel du Divin et une attraction irrésistible. En vérité, un soulèvement du
tout, un impératif posé par le Divin sur tous les éléments de notre être, tel
est l'élan qui élargit le moi jusqu'à la possession complète et assimilatrice
de Dieu, de la liberté et de l' immortalité, et c'est cela, par conséquent, qui
est la loi la plus haute de notre nature.
Le mouvement fondamental de la vie ignore tout d'un absolutisme éthique
opiniâtre; son seul impératif catégorique est l'impératif de la Nature
elle-même qui force chaque être à s'affirmer dans la vie comme il le doit ou de
son mieux, selon son propre moi inné et sa propre manière d'exprimer le swabhâva de la Nature. Dans le mouvement
intermédiaire de la vie formé par le mental, il y a en réalité un instinct
moral qui se transforme en un sens moral ou une idée morale — idée qui n'est
pas complète, car de larges secteurs de la conduite comportent une lacune ou
une inconscience du sens moral, une satisfaction complète des désirs aux dépens
des autres êtres, et qui n'est pas impérative puisqu'elle est aisément attaquée
et destituée par la loi antérieurement imposée de l'être vital dont la
domination est plus naturelle. L'obéissance la plus rigoureuse est la règle de conduite
collective ou sociale imprimée dans le mental de l'homme naturel et égoïste par
la loi et la tradition, jus, mores, et hors de ce cercle conventionnel il se
permet une latitude facile. La raison généralise l'idée d'une loi morale
comportant pour l'homme l'obligation d'écouter et d'obéir, à laquelle il peut cependant
se soustraire devant tel péril extérieur ou intérieur, et elle préconise d'abord
et avant tout une loi morale, l'obligation de se contrôler, la justice, la rectitude,
la bonne conduite, plutôt qu'une loi de Vérité, de beauté et d'harmonie, d'amour,
de maîtrise, parce que la réglementation des désirs, des instincts, de l'action
extérieure de l'homme est sa préoccupation immédiate et nécessaire, qu'il doit trouver
ici son équilibre, un ordre établi et autorisé à aller, avant de commencer à
aller, en sécurité, vers son être intérieur et à se développer davantage dans
cette direction. C'est le mental idéal qui introduit ce sens moral superficiel,
cette obligation relative, cette intuition d'un impératif éthique intérieur et
absolu, et s'il tend à donner à l'éthique la première place et la plus
importante, et dans le mental de certains toute la place, c'est encore parce
que la priorité d'action qui longtemps lui a été accordée dans l'évolution du
mental sur terre entraîne l'homme à appliquer d'abord son idéalisme à l'action
et à ses relations avec d'autres êtres. Mais de même qu'il y a, dans le mental,
l'instinct moral qui cherche le bien, il y a aussi dans l'homme l'instinct esthétique,
l'instinct émotionnel, l'instinct dynamique et celui qui cherche la
connaissance; la raison en développement se préoccupe autant d'évoluer dans toutes
ces directions que vers l'éthique, et de trouver leur vraie loi : car la
vérité, la beauté, l'amour, la force et le pouvoir sont après tout aussi
nécessaires à la vraie croissance du mental et de la vie, et même à la
plénitude de l'action, que la rectitude, la pureté et la justice. Lorsque
l'homme parvient au plan idéal élevé, ces mobiles aussi deviennent, tout autant
que l'éthique, non plus une recherche et une nécessité dont la nature et
l'importance sont relatives, mais une loi et un appel vers la perfection
spirituelle, un impératif divin intérieur et absolu.
Le mental supérieur de l'homme ne recherche pas seulement le bien, mais
aussi la vérité, mais aussi la connaissance. L'homme a, autant qu'un être
éthique, un être intellectuel, et l'impulsion qui meut celui-ci, la volonté de
savoir, la soif de vérité n'est pas moins divine dans son orientation vers les
hauteurs que la volonté de bien, pas moins divine non plus dans ses premières œuvres : elle est même davantage une nécessité de la croissance de notre
conscience et de notre être, de l'ordonnance correcte de notre action, elle
n'est pas moins un besoin impératif imposé à l'homme par la volonté de l'esprit
dans l'univers. Et dans la poursuite de la connaissance, nous voyons les mêmes
voies et les mêmes étapes de l'évolution de l'énergie que dans la poursuite du
bien. D'abord, à la base une conscience de vie cherche simplement son moi, devient de plus en plus avertie de
ses propres mouvements, de ses actions et de ses réactions, de son milieu, de
ses habitudes, de ses lois fixes, gagne du terrain, s'élargit et apprend de
plus en plus à profiter de son expérience d'elle-même. C'est là, en vérité, le dessein fondamental
de la conscience et l'utilité de l'intelligence, et l'intelligence, avec la
volonté pensante en elle, est la faculté maîtresse de l'homme; elle soutient,
embrasse son changement, change avec lui, s'élargit à mesure qu'il s'élargit et
progressivement perfectionne toutes ses autres facultés. Le mental, dans son
action première, poursuit la connaissance avec une certaine curiosité, mais
l'applique principalement à l'expérience pratique, y cherche une aide qui lui
permette de mieux satisfaire les premiers besoins de la vie et d'en accroître
plus sûrement les objectifs. Ensuite il élabore une utilisation plus libre de
l'intelligence, mais il reste encore orienté vers les buts du vital. Et nous
pouvons observer qu'en tant que pouvoir de rétribution dans la vie, l'énergie
du monde semble attacher Une importance or-tance plus directe, fournir des
résultats plus tangibles à la connaissance, aux fonctionnements pratiques
corrects de l'intelligence, qu'à une conduite morale correcte. Dans ce monde
matériel, on peut au moins se demander jusqu'à quel point le bien moral est
payé de retour par le bien vital et le mal moral puni par un recul, mais il est
certain que nous payons très couramment le prix de nos erreurs, de la
stupidité, de l'ignorance de la manière correcte d'agir, de toute méconnaissance
ou mauvaise application des lois qui régissent notre être psychique, vital et
physique ; il est certain que la connaissance, est, dans la vie, un pouvoir d'efficacité
et de succès. L'intelligence paie son péage dans le monde matériel, se protège
elle-même de la souffrance vitale et
physique, s'assure les récompenses vitales plus sûrement que la rectitude moral
et l'intention éthique.
Mais le mental supérieur de l'humanité ne
se satisfait pas plus de considérer comme le dernier mot de la recherche de l'intelligence son usage utilitaire de la
connaissance qu'il ne se satisfait d'une tendance et d'une exigence vitaliste
et utilitaire de l'être éthique. Dans l'être
intellectuel de l'homme comme dans l'être éthique émerge un besoin de
connaissance qui n'est plus fonction de l'utilité dans la vie, de la nécessité de connaître correctement pour agir correctement,
pour manier le monde alentour avec succès et intelligence, mais qui est un
besoin de l'âme, une exigence impérative de
l'être intérieur. Le vrai Dharma, le
Dharma intrinsèque de l'intellect, c'est la recherche de la connaissance
pour elle-même et non pas principalement ni
même nécessairement pour acquérir ou
élargir les techniques de la vie et du succès dans l'action. L'homme
vital en mouvement tend, en réalité, à
considérer cette passion de l'intellect comme une curiosité respectable certes, mais plutôt peu pratique et souvent futile : il apprécie
l'éthique pour ses effets sociaux ou
pour les récompenses qu'elle procure dans la vie; de même, il apprécie
la science pour son utilité extérieure : la
science est grande à ses yeux par ses
inventions qui augmentent le confort
au moyen d'appareils., sa norme est, en toutes choses, l'efficacité vitale. Mais en fait
la Nature voit dès le départ une
Volonté plus large et plus profonde à laquelle elle s'éveille, elle est mue par
un plus grand dessein ; chaque recherche de la connaissance jaillit d'une nécessité de l'âme qui est ici dans la nature. Son besoin de savoir fait un
avec son besoin de grandir et, depuis la curiosité vide de l'enfant jusqu'à la tension mentale sévère du penseur,
de l'érudit, du savant, du philosophe, le dessein fondamental de la Nature, sa
constante, est le même. Alors qu'à tout
moment elle ne semble préoccupée que
de la perpétuation de ses œuvres, que de la vie, que de l'extérieur, son
propos secret, sous-jacent, est autre :
c'est l'évolution de ce qui est caché en elle; car si son premier mot dynamique
est vie, son mot plus grand et révélateur est conscience ; l'évolution de
la vie et de l'action ne sont que les moyens de l'évolution de la conscience
involuée dans la vie, de l'âme emprisonnée,
du Jîva. L'action est un moyen, mais la connaissance est le signe, et la
croissance de l'âme consciente est le but.
L'utilisation par l'homme de l'intelligence comme outil de poursuite de
la connaissance est par conséquent ce qui le
distingue le plus des autres êtres et
lui donne sa place particulière et élevée dans l'échelle de l'existence.
Sa passion de la connaissance, d'abord connaissance
du monde, mais ensuite connaissance de
lui-même, puis connaissance où toutes deux se rejoignent et trouvent leur commun secret qui est la connaissance
de Dieu, tel est le courant central de
son mental idéal et son impératif est
plus grand pour son être que celui de
l'action, même si, plus tard, lorsque cette passion s'empare complètement de
lui, elle élargit son domaine, accroît son efficacité dans l'action, augmente ce que restitue l'énergie du monde aux pouvoirs
de la vérité en lui.
C'est
dans le troisième mouvement du mental supérieur,
quand il se prépare à se dégager la tête radieuse
de son effort de la sujétion au mobile vital, que cet impératif de la nature, ce besoin intrinsèque qui suscite dans le mental de l'homme l'impulsion vers
la connaissance, devient quelque chose de plus grand, devient alors de plus en plus clairement l'impératif idéal et absolu de l'âme émergeant des
coques et des gaines de l'ignorance et se poussant vers la vérité, vers
la lumière, condition de son accomplissement
et appel véritable du Divin à son être.
Le leurre d'une utilité extérieure cesse tout à fait d'être un stimulant nécessaire de la connaissance, tout comme
l'appât d'une récompense vitale offerte
maintenant ou plus tard cesse, au même niveau élevé de notre ascension,
d'être un stimulant nécessaire de la vertu ;
y attacher de l'importance, quelle
qu'en soit la nuance spécieuse, est même ressenti comme une dégradation du désintéressement, une chute de la haute pureté du mobile de l'âme. Déjà,
même dans les formes plus extérieures de la recherche
intellectuelle, quelque chose de cet absolu commence à être ressenti et à régner. L'homme de science
poursuit son effort de découverte afin de connaître
la loi et la vérité du processus de l'univers, et les applications pratiques ne sont qu'un mobile secondaire pour son mental curieux; elles ne mobilisent en rien l'intelligence scientifique
supérieure. Le philosophe est
entraîné de l'intérieur à rechercher la
vérité ultime des choses pour la seule Vérité elle-même, et tout le reste, sauf cette vision de la
face même de la Vérité, devient pour
lui, pour son mental absorbé et son
âme de connaissance, secondaire et sans
importance; rien ne peut être admis à s'immiscer dans cet impératif unique. Et cet absolu tend à être tout
aussi exclusif dans son intérêt et ses méthodes.
Le penseur se préoccupe de rechercher la vérité et de l'appliquer à lui-même et au monde, sans considération
des effets qu'elle peut entraîner en bouleversant
les bases établies de la vie, de la religion, de l'éthique, de la société, sans égard à aucune autre considération quelle qu'elle soit; il doit exprimer
la parole de Vérité quelles qu'en soient les conséquences
dynamiques sur la vie. Et cet absolu devient
plus absolu encore, cet impératif tout à fait impératif, quand l'action intérieure dépasse la froide vigueur de la recherche intellectuelle et devient
un combat féroce pour l'expérience
de vérité, une vie intérieure dans la
vérité lumineuse, une naissance dans
une nouvelle conscience de vérité. L'amoureux de la lumière, le sage, le yogi de la connaissance, le voyant, le Rishi vivent pour la connaissance et
dans la connaissance, parce que c'est l'absolu de la lumière et de la vérité qu'ils cherchent passionnément, et son appel est pour eux unique et absolu.
C'est
aussi, en même temps, une voie de l'énergie du monde; car la Shakti du monde est une Shakti de conscience et de connaissance, et pas seulement un Pouvoir de force et d'action; et l'émission de l'énergie de
connaissance entraîne des résultats aussi sûrement
que l'énergie de vie, lorsqu'elle cherche la réussite dans l'action ou la conduite éthiquement correcte. Mais le résultat qu'elle apporte sur ce plan plus élevé de la recherche dans le mental est purement et simplement la croissance de l'âme vers le haut, dans la lumière et la vérité; cela, et tout le bonheur qui
en découle, est l'unique et suprême récompense
exigée par l'âme de connaissance, et son seul châtiment douloureux est l'obscurcissement de la lumière intérieure, la souffrance de la chute
loin de la vérité, la souffrance de
l'imperfection de ne pas vivre uniquement selon sa loi et entièrement dans la lumière.
Les récompenses extérieures et les souffrances
de la vie sont peu de chose pour l'âme supérieure de connaissance dans
l'homme : son haut mental de connaissance
fera même souvent face à tout ce que
le monde peut tenter pour l'affliger, tout comme il est prêt à toutes sortes de sacrifices dans la poursuite et l'affirmation de la vérité qu'il
connaît et pour laquelle il vit. Bruno est livré aux flammes romaines,
les martyrs de toutes les religions souffrent
et, témoins de la lumière en eux, accueillent avec joie les tortures et les persécutions, Bouddha quitte tout pour découvrir la sombre cause de
la souffrance universelle dans ce monde de l'impermanence et trouver le chemin de l'évasion vers la Permanence suprême, l'ascète rejette comme une illusion
la vie dans le monde et ses activités, ses joies,
ses attraits, avec la seule volonté de pénétrer dans la vérité absolue et la conscience suprême; tous portent témoignage de cet impératif de la connaissance,
en donnent des exemples extrêmes et d'extrêmes démonstrations.
L'intention de
la Nature, la justification spirituelle de ses manières d'agir apparaît finalement dans cette tendance
de ses énergies qui conduit l'âme consciente le long des voies de la vérité et
de la connaissance. Elle est d'abord Nature physique construisant fermement son domaine sur une base établie de vérité et de loi, mais déterminée par
une connaissance subconsciente qu'elle ne partage pas encore avec ses créatures. Puis elle est la Vie
qui devient lentement consciente d'elle-même, cherchant la connaissance pour pouvoir se mouvoir visiblement
en ses créatures selon ses voies et accroître du même coup la complexité
et l'efficacité de ses mouvements, mais élaborant lentement aussi la conscience que la connaissance doit être
recherchée dans un but plus élevé et
plus pur, pour la vérité, pour la satisfaction de l'âme de connaissance,
comme l'expression de cette âme dans la
vie, comme sa découverte spirituelle
de soi. Et enfin c'est cette âme elle-même, grandissant dans la vérité
et la lumière, grandissant jusqu'à cette vérité absolue d'elle-même qui est sa perfection, qui devient la loi et le but
élevé de ses énergies. Et à chaque étape la Nature rétribue conformément au
degré de développement de l'objectif et de
la conscience de l'être. D'abord elle donne en retour l'habileté et l'intelligence efficace, et ses propres nécessités
expliquent suffisamment pourquoi elle distribue les récompenses de la vie non pas, comme le voudrait le mental éthique, à l'homme juste, non pas
principalement à l'homme moralement bon, mais à l'habile et au fort, à
la volonté, à la puissance, à l'intelligence; puis,
de plus en plus clairement libérée, elle donne l'illumination et la satisfaction du mental et de l'âme en
rétribution de l'usage conscient et de la sage direction de ses pouvoirs et de ses capacités et, en dernier lieu,
seule rétribution suprême, elle donne l'accroissement
de l'âme en lumière, la satisfaction de
sa perfection dans la connaissance, sa naissance dans la plus haute conscience et le pur accomplissement de son impératif inné. C'est cette croissance dont
la récompense suprême est une naissance divine,
un dépassement de soi spirituel, qui pour le mental de l'Orient a
toujours été la plus grande conquête : la
croissance hors de l'ignorance humaine jusqu'à la divine connaissance de
soi.
Sri Aurobindo, Renaissance et karma , Arya 1915-1920