Lorsque j'écrivais dans l'« Arya », j'exposais au mental l'aspect surmental des choses et je l'exprimais en termes mentaux ; c'est pourquoi j'ai parfois dû faire usage de logique. Car dans un tel travail — servir de médiateur entre l'intellect et le supra-intellect — la logique a sa place, bien que ce ne puisse être la place principale qu'elle occupe dans les philosophies purement mentales. Le mâyâvâdin lui-même peine pour démontrer son point de vue ou son expérience par un raisonnement logique rigoureux. Seulement — tout comme le savant aux prises avec la nature — lorsqu'il en arrive à l'explication de Mâyâ, il ne peut faire plus qu'organiser et ordonner ses pensées sur le processus de cette mystification universelle. Il ne peut expliquer ni comment ni pourquoi sa Mâyâ illusoire et trompeuse en est venue à être. Il ne peut que dire : « Le fait est qu'elle EST. »
Certes, elle est. Mais la première question est : qu'est-ce ? N'est-ce vraiment qu'une Puissance d'Illusion et rien d'autre, ou l'idée que s'en fait le mâyâvâdin n'est-elle qu'une conception première et erronée, un déchiffrement mental imparfait, qui n'est peut-être lui-même qu'illusion ?
Et puis « l'Illusion est-elle l'unique ou suprême pouvoir dont dispose la conscience ou la supraconscience divine ? » L'Absolu ne peut être que Vérité absolue libre de toute Mâyâ, autrement la libération ne serait pas possible. La Vérité suprême et absolue ne possède-t-elle donc pas d'autre pouvoir actif que celui du mensonge, et avec lui sans doute, car les deux vont ensemble, celui de dissoudre ou de renier le mensonge — qui pourtant est là, et à jamais ? J'exprimais l'idée que cela semblait un peu bizarre. Mais bizarre ou pas, si c'est ainsi, c'est ainsi. Comme vous le dites, l'Ineffable ne peut en effet être soumis aux lois de la logique. Mais qui va décider s'il en est ainsi ? Ceux qui y parviennent, direz-vous. Mais qui parviennent où ? Au parfait et au suprême, pûrnam param. Le Brahman sans attributs des mâyâvâdins est-il ce Parfait, ce Complet ? Est-ce vraiment ce qu'il y a de plus élevé ? N'y a-t-il pas, ne peut-il y avoir quelque chose de plus élevé encore que ce Suprême, parât param ? Il ne s'agit pas là de logique, il s'agit d'un fait spirituel, d'une expérience suprême et complète. La solution du problème ne doit pas se fonder sur sa logique, mais sur une expérience spirituelle toujours croissante, toujours plus élevée, toujours plus vaste — une expérience qui doit certes comprendre ou avoir traversé le stade du nirvâna et de la Mâyâ ; autrement elle serait incomplète et n'aurait aucune valeur décisive.
(Sri Aurobindo, Lettre sur le Yoga III)
Il est assez difficile de dire aujourd'hui ce qu'était en réalité la philosophie de Shankara ; il y en a d'innombrables représentants et pas deux d'entre eux ne sont d'accord. J'en ai lu des exposés donnés par des vingtaines de ses exégètes, et chacun suivait sa propre ligne. Certains même nous disent qu'il n'était aucunement mâyâvâdin (bien qu'il ait été célébré comme le plus grand défenseur de la théorie de Mâyâ) et qu'au contraire il a été le plus grand réaliste dans l'histoire de la philosophie. Un de ses éminents disciples a même déclaré que ma philosophie et celle de Shankara étaient identiques, affirmation qui m'a quelque peu coupé le souffle.
On avait l'habitude de considérer que selon la philosophie de Shankara, la Réalité suprême est un Absolu non spatial et non temporel (Parabrahman) qui est au-delà de tout caractère et de toute qualité, au-delà de toute action ou création, tandis que le monde est une création de Mâyâ, non pas absolument irréel, mais réel seulement dans le temps, pendant que l'on vit dans le temps ; une fois que' nous pénétrons dans la connaissance de la Réalité, nous percevons que Mâyâ et le monde et tout ce qu'il contient n'ont aucune existence durable ou vraie. Le monde est, sinon non existant, tout au moins faux, jagan mithyâ, il est une erreur de la conscience, il est et il n'est pas ; il est dans son origine un mystère irrationnel et inexplicable, bien que nous puissions en voir le processus ou tout au moins comment il persiste à s'imposer à notre conscience. Brahman est vu en Mâyâ comme Ishvara soutenant les oeuvres de Mâyâ, et ce qui apparaît comme âme individuelle n'est en réalité pas autre que Brahman lui-même. Finalement tout cela semble pourtant être un mythe de Mâyâ, mithyâ, et rien de réellement vrai. Si telle est la philosophie de Shankara, elle est pour moi inacceptable et incroyable, si brillamment ingénieuse qu'elle puisse être, si audacieux et incisif qu'en soit le raisonnement ; elle ne satisfait pas ma raison et elle ne correspond pas à mon expérience.
Je ne sais pas exactement ce que l'on entend par ce yukti-vâda. Si l'on veut dire que c'est simplement pour triompher des contradicteurs, alors cette partie de la philosophie n'est pas fondamentalement valable ; la théorie de Shankara se détruit elle-même. Ou bien il voyait en elle une explication suffisante de l'univers, ou bien tel n'était pas le cas. Dans la première hypothèse il ne sert à rien de l'écarter comme yukti-vâda. Je peux comprendre l'affirmation mâyâvâdique absolue que la question tout entière est illégitime, parce que Mâyâ et le monde n'ont pas d'existence réelle ; en fait la question « Comment le monde a-t-il pris naissance ? » fait partie de Mâyâ, est irréelle comme Mâyâ et ne se pose pas vraiment. Mais si l'on doit donner une explication, il faut qu'elle soit réellement et valablement satisfaisante. S'il y a deux plans et si en posant la question nous les confondons, l'argument ne peut avoir de valeur que s'ils ont quelque sorte d'existence, si le raisonnement et l'explication sont vrais sur le plan inférieur, mais cessent d'avoir un sens pour une conscience qui en est sortie.
Il est assez difficile de dire aujourd'hui ce qu'était en réalité la philosophie de Shankara ; il y en a d'innombrables représentants et pas deux d'entre eux ne sont d'accord. J'en ai lu des exposés donnés par des vingtaines de ses exégètes, et chacun suivait sa propre ligne. Certains même nous disent qu'il n'était aucunement mâyâvâdin (bien qu'il ait été célébré comme le plus grand défenseur de la théorie de Mâyâ) et qu'au contraire il a été le plus grand réaliste dans l'histoire de la philosophie. Un de ses éminents disciples a même déclaré que ma philosophie et celle de Shankara étaient identiques, affirmation qui m'a quelque peu coupé le souffle.
On avait l'habitude de considérer que selon la philosophie de Shankara, la Réalité suprême est un Absolu non spatial et non temporel (Parabrahman) qui est au-delà de tout caractère et de toute qualité, au-delà de toute action ou création, tandis que le monde est une création de Mâyâ, non pas absolument irréel, mais réel seulement dans le temps, pendant que l'on vit dans le temps ; une fois que' nous pénétrons dans la connaissance de la Réalité, nous percevons que Mâyâ et le monde et tout ce qu'il contient n'ont aucune existence durable ou vraie. Le monde est, sinon non existant, tout au moins faux, jagan mithyâ, il est une erreur de la conscience, il est et il n'est pas ; il est dans son origine un mystère irrationnel et inexplicable, bien que nous puissions en voir le processus ou tout au moins comment il persiste à s'imposer à notre conscience. Brahman est vu en Mâyâ comme Ishvara soutenant les oeuvres de Mâyâ, et ce qui apparaît comme âme individuelle n'est en réalité pas autre que Brahman lui-même. Finalement tout cela semble pourtant être un mythe de Mâyâ, mithyâ, et rien de réellement vrai. Si telle est la philosophie de Shankara, elle est pour moi inacceptable et incroyable, si brillamment ingénieuse qu'elle puisse être, si audacieux et incisif qu'en soit le raisonnement ; elle ne satisfait pas ma raison et elle ne correspond pas à mon expérience.
Je ne sais pas exactement ce que l'on entend par ce yukti-vâda. Si l'on veut dire que c'est simplement pour triompher des contradicteurs, alors cette partie de la philosophie n'est pas fondamentalement valable ; la théorie de Shankara se détruit elle-même. Ou bien il voyait en elle une explication suffisante de l'univers, ou bien tel n'était pas le cas. Dans la première hypothèse il ne sert à rien de l'écarter comme yukti-vâda. Je peux comprendre l'affirmation mâyâvâdique absolue que la question tout entière est illégitime, parce que Mâyâ et le monde n'ont pas d'existence réelle ; en fait la question « Comment le monde a-t-il pris naissance ? » fait partie de Mâyâ, est irréelle comme Mâyâ et ne se pose pas vraiment. Mais si l'on doit donner une explication, il faut qu'elle soit réellement et valablement satisfaisante. S'il y a deux plans et si en posant la question nous les confondons, l'argument ne peut avoir de valeur que s'ils ont quelque sorte d'existence, si le raisonnement et l'explication sont vrais sur le plan inférieur, mais cessent d'avoir un sens pour une conscience qui en est sortie.
(Sri Aurobindo, Lettre sur le Yoga I)
Pour les rares individus qui sont sortis de l'ignorance et qui entrent dans le nirvâna, il n'est pas question qu'ils montent directement dans des mondes supérieurs de manifestation. Le nirvâna ou moksha est un état de libération de l'être, mais ce n'est pas un monde, c'est un retrait hors des mondes et de la manifestation. On ne saurait guère faire mention à ce sujet de l'analogie avec pitriyâna et dévayâna.
(Sri Aurobindo, Lettre sur le Yoga II)
On ne peut pas situer le nirvâna en tant que monde ou plan, car la poussée nirvânique nous conduit vers un retrait du monde et de ses valeurs ; c'est par conséquent un état de conscience, ou plutôt de supraconscience, sans résidence et sans niveau. Il y a plus d'une sorte possible de nirvâna (extinction ou dissolution). Etant un être mental dans un corps, manomaya purusha, l'homme fait cette tentative pour se retirer du cosmos par le mental spiritualisé il ne peut pas agir autrement, et c'est cela qui donne l'apparence d'une extinction ou dissolution, laya, nirvâna. Car la voie naturelle est l'extinction du mental et de tout ce qui en dépend, y compris l'ego séparateur, dans quelque Au-delà — c'est presque la voie indispensable pour un tel retrait. Dans un yoga plus affirmatif qui vise à la transcendance et non au retrait, elle n'aurait pas ce caractère indispensable, car il y aurait la voie dont j'ai parlé déjà conduisant à un dépassement de soi ou à une transformation de l'être mental. Mais il est aussi possible d'y arriver en passant par une certaine expérience du nirvâna, un silence absolu du mental, une cessation tellement complète des activités, constructions et représentations que non seulement pour le mental silencieux, mais aussi pour les sens récepteurs le monde soit vidé de sa solidité et de sa réalité, et que les choses n'apparaissent que comme des formes sans substance dépourvues de tout domicile réel, ou encore comme flottant en quelque chose qui est un infini sans nom ; cet infini, ou bien quelque chose qui est encore au-delà, est Cela qui seul est réel.
L'état qui en résulterait est un calme absolu, la paix, la libération. L'action continuerait, mais sans que la conscience libérée silencieuse l'initie ou y participe. Un pouvoir sans nom accomplirait tout jusqu'à ce que commence la descente d'en haut qui transformerait la conscience et ferait de son silence et de sa liberté une base pour une connaissance, une action, un ânanda lumineux. Mais un tel passage serait rare. En général, pour que l'œuvre supérieure soit possible, il suffirait d'un silence du mental, d'une libération de la conscience, d'une renonciation à sa croyance en la valeur finale ou en la vérité des représentations ou constructions imparfaites du mental.
(Sri Aurobindo, Lettre sur le Yoga I)
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