La religion étant la recherche du spirituel et du suprarationnel, il est donc probable que, dans cette sphère, la raison intellectuelle sera une aide insuffisante et qu'elle se trouvera finalement, sinon dès l'abord, en pays étranger et condamnée à cheminer avec timidité si elle ne veut pas trébucher présomptueusement dans le royaume d'une puissance et d'une lumière supérieures aux siennes.
Mais dans les autres sphères de la conscience et de l'activité humaines, il pourrait sembler qu'elle est droit à la place souveraine, puisque celles-ci se meuvent sur le plan inférieur du rationnel et du fini ou appartiennent aux confins du rationnel et de l'infrarationnel, et que les impulsions et les instincts de l'homme ont avant tout besoin de la lumière et du contrôle de la raison. Dans sa sphère propre de connaissance finie (science, philosophie, arts usuels), son droit à la souveraineté, pourrait-on penser, est indiscutable. Mais finalement, il se trouve que ce n'est pas vrai. Son domaine peut être plus vaste, ses pouvoirs plus étendus, son action à juste titre plus sûre d'elle-même, mais enfin de compte elle se trouve partout située entre les deux mêmes pôles de notre être, infrarationnel et suprarationnel, et elle remplit à un degré plus ou moins grand la même fonction d'intermédiaire. D'un côté, la raison est un éclaireur (mais pas toujours la principale lumière) et un correcteur de nos impulsions vitales et de nos premières recherches mentale; et de l'autre, elle est seulement un ministre de l'Esprit voilé et elle prépare le chemin de l'avènement de son règne.
Ce rôle est particulièrement évident dans les deux domaines qui, dans l’échelle ordinaire de nos pouvoirs sont les plus proches de la raison et l’encadrent: l’être esthétique et l’être éthique, la recherche du Beau et la recherche du Bien. Chez l’homme, la poursuite de la beauté trouve son expression la plus intense et la plus satisfaisante dans les grands arts créateurs: poésie, peinture, sculpture, architecture; mais finalement, il n’est pas d’activité dans la nature et de la vie humaine d’où l’on doive l’exclure, pourvu que nous comprenions la beauté en son sens le plus vaste et le plus vrai. Apprécier totalement et universellement la beauté, rendre notre vie et notre être entièrement beaux, est sûrement nécessaire à la perfection de l’individu et de la société. Mais à l’origine, cette recherche de la beauté n’est pas rationnelle; elle jaillit des sources de notre vie, c’est un instinct et une impulsion, un instinct de satisfaction esthétique et une impulsion de création et de jouissance esthétiques. Prenant naissance dans les parties infrarationnelles de notre être, cet instinct, cette impulsion commencent avec bien des imperfections, des impuretés et d’évidentes grossièretés, non seulement dans leurs créations mais dans leur appréciation des choses. C’est ici que la raison entre en jeu pour discerner, éclairer, corriger, signaler les insuffisances et les grossièretés, énoncer des lois d’esthétique, purifier notre appréciation et notre création par un raffinement du goût et une connaissance juste.
Tant Que nous ne sommes au stade où nous cherchons à
apprendre et à nous corriger, il peut sembler que la raison soit le vrai
législateur, aussi bien pour l’artiste que pour l’admirateur, et, bien
qu’elle ne soit pas le créateur de notre instinct ni de notre impulsion
esthétiques, elle peut cependant apparaître comme le créateur en nous
d’une conscience esthétique ou comme son juge et son guide vigilants. Ce
qui était une activité obscure et désordonnée devient, grâce à elle,
conscient de soi et capable d’un discernement rationnel dans l’œuvre et
dans le plaisir esthétiques.
Mais encore n’est-ce vrai que dans certaines limites
restreintes, ou si c’est entièrement vrai sur quelque point, ce ne l’est
qu’au stade intermédiaire de notre recherche et de notre activité
esthétiques. Partout où la création de beauté touche à la grandeur et à
la puissance, partout où l’appréciation et le plaisir esthétiques
s’élèvent à leur plus haute intensité, le rationnel est toujours dépassé
et abandonné. La création de beauté en poésie et en art ne tombe pas
sous la souveraineté de la raison, elle n’appartient même pas à sa
sphère. L’intellect n’est pas le poète, I’artiste, le créateur en nous;
la création vient d’un influx suprême de lumière et de pouvoir qui doit
toujours par vision et par inspiration pour être vraiment fructueux.
L’activité créatrice peut se servir de l’intellect dans certaines de ses
opérations, mais dans la mesure où elle se soumet à l’intellect, elle
perd de sa puissance et de sa force de vision, elle amoindrit la
splendeur et la vérité de la beauté qu’elle crée. L’intellect peut
s’emparer de l’influx suprarationnel, modérer et réprimer le divin
enthousiasme de la création et le forcer à obéir à la prudence de ses
décrets; mais ce faisant, il rabaisse l’œuvre à son niveau inférieur, et
l’abaissement est proportionnel à l’intervention intellectuelle. En
fait, par elle-même, l’intelligence peut seulement arriver au talent,
encore que ce puisse être un haut talent et même un talent incomparable
s’il est suffisamment aidé d’en haut. Le génie, le vrai créateur, est
toujours suprarationnel de par sa nature et ses moyens d’expression,
même lorsqu’il semble faire le travail de la raison; il est le plus
lui-même, le plus élevé dans son travail, le plus égal dans la
puissance, dans la profondeur, la hauteur et la beauté de sa réalisation
quand il est le moins touché par la pure intellectualité le moins
soumis au mélange du contrôle intellectuel et qu’il retombe le moins
souvent des hauteurs de sa vision et de son inspiration pour s’appuyer
sur les procédés toujours mécaniques de la construction intellectuelle.
La création artistique qui accepte les canons de la raison et qui
œuvre dans les limites fixées par elle, peut-être grande, belle et
puissante, car le génie peut conserver sa puissance même quand il
œuvre
enchaîné et qu’il refuse de déployer toutes ses ressources, mais
s’il fait appel aux moyens de l’intellect, il construit, il ne crée pas
vraiment. Il peut construire agréablement et avec une grande et
impeccable dextérité, mais son succès reste formel et n’appartient pas à
l’esprit: c’est un succès de la technique et non l’incarnation de
l’impérissable vérité de la beauté saisie en sa réalité intérieure, en
sa félicité divine et son appel à la suprême source d’extase, l’Ânanda*.
*"L'Ananda ou la joie d'être est la source de toute existence, c'est vers elle que tend l'existence et c'est elle que l'existence cherche ouvertement ou secrètement à travers toutes ses activités. " Sri Aurobindo.
Sri Aurobindo
*"L'Ananda ou la joie d'être est la source de toute existence, c'est vers elle que tend l'existence et c'est elle que l'existence cherche ouvertement ou secrètement à travers toutes ses activités. " Sri Aurobindo.
Sri Aurobindo
Le cycle humain,
Buchet-Chastel. extrait, chp XIV "La Beauté Suprarationnelle"
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