Les
gains du sacrifice étaient, semble-t-il, purement matériels — vaches,
chevaux, or, progéniture, hommes, vigueur, victoire dans la bataille.
Ici le problème se compliquait. Mais j'avais déjà constaté que la vache védique, animal excessivement énigmatique, n'appartenait pas à quelque troupeau terrestre. Le mot go signifie à la fois vache et lumière, et dans plusieurs passages il voulait évidemment
dire lumière, même quand l'image de la vache restait au premier plan.
Ceci se voit clairement quand il s'agit des vaches du Soleil — le troupeau homérique d'Hélios — et des vaches de l'Aurore. Psychologiquement, la lumière matérielle pouvait fort bien servir à symboliser la connaissance, et notamment la connaissance divine. Mais comment faire pour vérifier et établir cette simple possibilité ? Je m'aperçus que dans certains passages de connotation strictement psychologique seule jurait l'allusion déplacée à cette vache physique. Indra est convié (I-4-1 à 4), lui le « Créateur de formes parfaites, à boire le vin de Soma; ce Lisant, il se remplit d'extase et dispense les vaches; c'est alors que nous pouvons atteindre à ses vraies pensées les plus intimes ou les plus fondamentales ; c'est alors que nous l'interrogeons et que son clair discernement nous procure notre bien le plus haut
». Il ne peut s'agir ici, bien évidemment, d'un troupeau de vaches
ordinaires, comme ne s'explique pas, dans le contexte, le don d'une
lumière matérielle. Dans ce cas précis, le symbolisme psychologique de la vache védique était établi dans mon esprit avec certitude. Je l'appliquai alors à d'autres passages où le mot figurait, et me rendis compte que cela donnait toujours au contexte le sens le meilleur et la cohésion la plus parfaite.
La vache et le cheval, go et asva, sont constamment associés. Usha, l'Aurore, est appelée gomati- asvavati; à celui qui sacrifie l'Aurore apporte des chevaux et des vaches. Appliqué à l'aurore matérielle, gomati veut dire accompagnée par ou procurant les rayons de la lumière, et cela symbolise l'illumination naissante dans le mental humain. Par conséquent, asvavati- ne peut pas faire simplement allusion à l'animal physique; il doit avoir en même temps une signification psychologique. Une étude du cheval védique le confirma et j'en conclus que go et asva représentent les deux idées-sœurs de Lumière et Énergie, Conscience et Force qui, pour la mentalité védique et védantique, figuraient la forme double ou jumelée que prenaient toutes les activités de l'existence.
Il
allait de soi, par conséquent, que les deux principaux fruits du
sacrifice védique, les gains en vaches et en chevaux, symbolisaient
respectivement la richesse de l'illumination mentale et l'abondance de
l'énergie vitale. Les autres gains, continuellement associés à ces deux
principaux résultats du karma, ou action, védique, devaient donc eux
aussi admettre une lecture subjective. Il ne restait plus qu'à en
déterminer la valeur exacte.
Le
système des mondes et les fonctions des dieux constituent un autre
aspect capital du symbolisme védique. Je trouvai l'explication du
symbolisme des mondes dans la conception védique des vyàhrtis,
les trois mots symboliques du mantra, OM Bhur Bhuvah Svah, et dans la
relation du quatrième Vyahriti, Mahas, avec le terme psychologique
Ritam. Les Rishis parlent de trois divisions cosmiques, la Terre,
l'Antariksha ou région médiane et le Ciel, Dyau; mais il existe aussi
un Ciel plus vaste, Brihad Dyau, appelé encore le Large Monde, le Vaste,
Brihat, et représenté quelquefois comme la Grande Eau,
Maho Arnah. Ce Brihat est aussi appelé Ritam Brihat, ou se retrouve
dans la formule ternaire Satyam Ritam Brihat. Et, puisque les trois
mondes correspondent aux Vyahritis, ce quatrième monde du Vaste et de la Vérité
semble correspondre au quatrième Vyahriti, mentionné dans les
Upanishads, Mahas. Dans la conception puranique, à ces quatre mondes
s'en ajoutent trois autres, Jana, Tapas et Satya, les trois mondes
suprêmes de la cosmologie hindoue. Dans le Véda aussi existent trois
mondes suprêmes, dont les noms ne sont pas donnés. Mais dans le système
védantique et puranique, les sept mondes correspondent aux sept
principes psychologiques ou modes d'existence, Sat, Cit, Ananda,
Vijnana, Manas, Prana et Anna. Or Vijnana, principe central, principe de
Mahas, le grand monde, est la Vérité
des choses, identique au védique Ritam, qui est le principe de Brihat,
le Vaste; et de même que dans le système puranique Mahas mène au-dessus à
Jana, le monde de l'Ananda, de la Béatitude divine, de même dans le Véda Ritam, la Vérité, débouche plus haut sur Mayas, la Béatitude. Nous pouvons donc raisonnablement en déduire que les deux systèmes
sont identiques et que tous les deux reposent sur un même concept,
celui des sept principes de la conscience subjective se formulant dans
les sept mondes objectifs. Ce raisonnement me permit d'établir la
correspondance entre les mondes védiques et les plans psychologiques de
la conscience, et le système védique tout entier s'éclaira.
Tout cela étant acquis, le reste suivit naturellement et inévitablement. J'avais déjà constaté que l'idée centrale des Rishis védiques était la transition de l'âme humaine d'un état de mort à un état d'immortalité, en remplaçant la Fausseté par la Vérité, l'être divisé et limité par ce qui est intégral et infini. La Mort est l'état périssable de la Matière, où s'involuent Mental et Vie; l'Immortalité est un état d'être, de conscience et de béatitude infinis. Transcendant les deux firmaments, rodasi, le Ciel et la Terre, le mental et le corps, l'homme s'élève vers un infini de Vérité, Mahas, et donc vers la Béatitude divine. Tel est « le grand passage » découvert par les Ancêtres, les anciens Rishis.
Les dieux, remarquai-je, étaient perçus comme les enfants de la Lumière, fils d'Aditi, l'Infini; dans la description qu'on en donne, tous sans exception font grandir l'homme, lui procurent la lumière, déversent sur lui la plénitude des eaux, l'abondance des
cieux, accroissent en lui la vérité, édifient les mondes divins, le
protègent contre toutes les attaques et le guident vers le grand but, la félicité intégrale, la parfaite béatitude. Leurs activités, leurs épithètes, la signification psychologique des légendes où ils
figuraient, les allusions trouvées dans les Upanishads et les Puranas,
certaines explications complémentaires tirées de la mythologie grecque,
firent apparaître leurs fonctions respectives. Les démons qui les
combattaient sont tous, par contre, des pouvoirs de division et de
limitation, Ceux qui accaparent, déchirent, dévorent, restreignent, s'interposent, séparent, pouvoirs qui, comme leurs noms l'indiquent, empêchent l'être de devenir un tout libre et unifié. Ces Vritras, Partis, Atris, Rakshasas, Sambara, Vala, Namuchi ne sont donc pas des rois et dieux dravidiens, comme voudrait le faire croire la mentalité actuelle et son
sens exagéré de l'histoire; ils représentent une idée beaucoup plus
ancienne, plus conforme aux préoccupations religieuses et éthiques de
nos pères. Ils représentent la lutte entre les pouvoirs d'un Bien
supérieur et ceux du désir inférieur; et cette conception du Rig-Véda, tout comme cette même dichotomie entre bien et mal, exprimée différemment, avec moins de subtilité psychologique, avec une tournure plus franchement éthique, dans les Écritures des Zoroastriens, nos antiques voisins et parents, naquirent probablement d'une discipline originelle commune de la culture aryenne.
Enfin, je découvris que le symbolisme systématique du Véda imprégnait aussi les légendes traitant des dieux et de leurs rapports
avec les anciens voyants. Certains du moins de ces mythes ont pu avoir,
et d'ailleurs très probablement avaient, une origine naturaliste et astronomique; mais dans ce cas, un symbolisme psychologique s'était ajouté à leur sens initial. Dès que le sens des symboles védiques
est connu, le propos spirituel de ces légendes manifestement s'impose.
Tous les éléments du Véda sont inextricablement liés entre eux et la
nature même de ces compositions exige, une fois adopté un principe
d'interprétation, de le pousser aussi loin que la raison nous y
autorise. Des mains expertes ont habilement soudé leurs matériaux, et les traiter avec incompétence fait voler en éclats tout l'édifice de leur sens et de leur pensée cohérente.
Ainsi émergea dans mon esprit, comme surgi des anciens vers eux-mêmes,
un Véda qui était de bout en bout l'Écriture d'une grande et vénérable
religion, dotée déjà d'une discipline psychologique profonde — Écriture
non pas confuse dans sa pensée ou primitive dans sa substance, ni un
amalgame d'éléments hétéroclites ou barbares, mais une, complète et
sûre de son dessein et de sa signification, voilée il est vrai sous le couvert, tantôt épais, tantôt transparent, d'un sens concret autre, mais ne perdant jamais de vue, même un instant, le noble but spirituel qu'elle poursuivait.
Sri Aurobindo, LE SECRET DU VEDA
Sri Aurobindo, LE SECRET DU VEDA
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