«Les divergences d'opinion sur Krishna entre Shankara
et Râmanuja d'une part et Chaïtanya de l'autre proviennent de l'orientation
prise par leurs expériences. Pour les premiers Krishna n'était qu'un aspect de
Vishnou, parce que cette forme extatique d'amour et de bhakti qui s'était associée
à Krishna n'était pas pour eux le tout. La Gîtâ, comme Chaïtanya, mais d'un point de vue
différent, considère Krishna comme le Divin lui-même. Pour Chaïtanya il était Amour
et Ananda, et puisqu'Amour et Ananda constituaient pour lui la plus haute
expérience transcendantale, Krishna devait aussi être le Suprême. Pour celui
qui composa la Gîtâ,
Krishna était la source de Connaissance et de Puissance aussi bien que d'Amour
; il était le Destructeur, Conservateur, Créateur en une seule personne et, par
suite, nécessairement Vishnou n'était qu'un aspect de cet universel Divin. Il
est vrai que dans le Mahâbhârata Krishna se présente comme une incarnation de
Vishnou, mais on peut tourner la difficulté en admettant qu'il se manifestait
avec pour face apparente l'aspect vishnouïque. Si nous considérons la
manifestation comme progressive, il est logique en effet que le Divin supérieur
puisse se manifester plus tard que les autres — tout comme dans le Véda Vishnou
est un cadet d'Indra, Upendra, mais dépasse son aîné et finit par prendre place
au-dessus de lui dans la
Trimûrtî. Je ne peux pas dire grand-chose sur la conception
vishnouïte de la forme de Krishna. La forme est le moyen fondamental de manifestation
et l'on peut dire que sans elle la manifestation de rien n'est complète. Même
si le Sans-forme précède logiquement la Forme, il n'est pourtant pas illogique de
supposer que dans le Sans-forme la
Forme est inhérente et existe déjà dans un état latent
mystique. Sans quoi, comment pourrait-elle se manifester ? Tout autre processus
serait création du non-existant, et non pas manifestation. Si tel est le cas,
il serait tout aussi logique de supposer qu'il existe une forme éternelle de
Krishna, un corps-esprit. Quant à la
Réalité suprême, elle est certainement l'Existence absolue,
mais n'est-elle que cela ? Comme abstraction, l'Existence absolue peut exclure
d'elle-même toute autre chose, et correspondre à une sorte de zéro très positif
; mais si l'on envisage l'Existence absolue comme réalité, qui la définira ?
Qui dira ce qui est et ce qui n'est pas dans ses inconcevables profondeurs,
dans son illimitable Mystère ? Ordinairement le mental ne peut concevoir
l'Existence absolue que comme une négation de ses propres concepts spatiaux,
temporels ou autres. Mais il ne peut dire ce qui est la base de la
manifestation ou ce qu'est la manifestation ou pourquoi s'est manifesté quoi
que ce soit hors de son zéro positif. Or pour les vishnouïtes, il ne faut pas
l'oublier, cette conception n'est pas la vérité absolue et originelle du Divin.
Il n'est donc pas rigoureusement impossible que ce que nous concevons et
percevons comme forme spatiale puisse correspondre à quelque pouvoir de
l'Absolu a-spatial.»
Sri Aurobindo, Lettres sur le yoga I
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