Heraclitus
7 chapitres publiés dans le journal "Arya"
entre Décembre 1916 et Juin 1917
par Sri Aurobindo
III
Deux apophtegmes d'Héraclite nous
donnent le point de départ de toute sa pensée. Dans le premier, il dit que
c'est sagesse d'admettre que toutes choses sont une ; dans le second, il dit :
« L'Un provenant de tout, et tout provenant de l'Un. » Comment faut-il
comprendre ces deux formules lourdes de sens ? Faut-il les interpréter l'une
par l'autre et conclure que pour Héraclite l'Un existe seulement comme résultante
du multiple, tout comme le multiple n'existe que comme un devenir de l'Un ?
C'est ce que semble penser M. Ranade ; il nous dit en effet que cette
philosophie nie l'Être et affirme seulement le Devenir — comme fait Nietzsche,
comme font les bouddhistes. Mais cela serait certainement donner trop d'importance
à la théorie héraclitéenne du changement perpétuel et trop l'isoler du reste.
Si telle avait été toute sa croyance, il serait difficile de voir pourquoi il
aurait cherché un principe originel et éternel, ce Feu toujours-vivant qui crée
tout par son perpétuel changement, qui gouverne tout par la force flamboyante
de la « foudre », qui reprend tout dans son sein par un embrasement cyclique ;
il serait difficile aussi d'expliquer son concept de la voie ascendante et
descendante, et difficile d'admettre qu'Héraclite soutenait la théorie d'une
conflagration cosmique, et il serait difficile d'imaginer quel pourrait être le
résultat d'une telle conflagration. Réduire tout le devenir à Rien ?
Certainement pas. La pensée d'Héraclite est aux antipodes d'un nihilisme
spéculatif. Le réduire à une autre sorte de devenir ? Évidemment pas ; une
conflagration absolue ne pourrait en effet réduire les choses existantes qu'à
leur principe éternel d'être, à Agni, leur faire faire retour au Feu immortel.
Quelque chose qui est éternel, qui est soi-même éternité, quelque chose qui est
à jamais un —car le cosmos est éternellement un et multiple, et en devenant ne
cesse pas d'être un — quelque chose qui est Dieu (Zeus), quelque chose que l'on
peut se représenter comme Feu, ce Feu qui, tout en étant une force
toujours-active, est cependant une substance ou tout au moins une force
substantielle et pas seulement une abstraite Volonté-de-devenir, quelque chose
d'où sort tout devenir cosmique et en quoi retourne tout devenir cosmique,
qu'est-ce sinon l'Être éternel ?
Héraclite était très préoccupé de son
idée du devenir éternel, qui était pour lui la seule véritable explication du
cosmos, mais son cosmos avait pourtant une base éternelle, un principe originel
unique. Et cela différencie radicalement sa pensée de celle de Nietzsche et de
celle des bouddhistes. C'est de lui que plus tard les Grecs prirent l'idée du
perpétuel flux des choses, « toutes choses coulent ». Il avait toujours devant
lui cette idée de l'univers en mouvement continuel et en changement perpétuel,
et cependant derrière tout cela, dans tout cela, il voyait aussi un principe
constant de détermination et même un principe mystérieux d'identité. Chaque
jour, dit-il, c'est un nouveau soleil qui se lève ; soit, mais si le soleil est
toujours nouveau, s'il n'existe que par changement d'instant en instant, comme
tout dans la nature, c'est malgré tout le même Feu toujours-vivant qui, avec le
soleil, se lève à chaque aube. Nous ne pouvons jamais entrer deux fois dans le
même fleuve, car ce sont toujours de nouvelles eaux qui y coulent ; et
pourtant, dit Héraclite, « nous entrons dans les mêmes eaux et nous n'y entrons
pas, nous sommes et nous ne sommes pas. » La signification est claire : il y a
dans les choses, dans toutes les existences, sarvabhûtâni, une identité aussi bien qu'un constant changement ;
il y a un Être aussi bien qu'un Devenir, et par là nous avons une existence
éternelle et réelle aussi bien qu'une existence temporaire et apparente ; nous
ne sommes pas seulement une transformation incessante, mais aussi une existence
constante et identique à elle-même. Zeus existe, Feu actif immortel et Verbe
éternel, l'Un par quoi toutes choses sont unifiées, toutes lois et tous
résultats perpétuellement déterminés, toutes mesures inaltérablement maintenues.
Le jour et la nuit ne font qu'un, la mort et la vie ne font qu'un, la jeunesse
et la vieillesse ne font qu'un, le bien et le mal ne font qu'un, parce que
celui-là est l'Unique, et que tout ceci n'est que ses formes et ses apparences
diverses.
Héraclite n'aurait pas accepté pour
origine des choses un principe purement psychologique du Moi, mais
essentiellement il n'est pas très loin du point de vue védântique. Les
bouddhistes de l'école nihiliste employaient à leur façon les mêmes images, le
fleuve et le feu. Ils voyaient, tout comme Héraclite, que rien dans ce monde ne
reste identique pendant deux instants, même quand la continuité de formes est
la plus évidente. La flamme se conserve inchangée en apparence, mais à chaque
instant elle est un autre feu et non plus le même ; le fleuve est entretenu
dans son cours par des eaux toujours renouvelées. De ceci ils tirent la
conclusion qu'il n'existe pas d'essence des choses, que rien n'existe par
soi-même ; ce devenir apparent est tout ce que nous pouvons appeler existence ;
derrière lui il y a le Néant éternel, le vide absolu ou peut-être un Non-être
originel. Héraclite voyait au contraire que si la forme de la flamme n'existe
que par un changement perpétuel, ou plutôt une transformation constante de la
substance de la mèche en la substance de la langue de feu, il doit y avoir un
principe de leur existence qui soit commun aux deux et qui se convertisse ainsi
d'une forme en l'autre. Même si la substance de la flamme change toujours, le
principe du Feu est toujours le même et produit toujours les mêmes résultats
d'énergie, maintient toujours les mêmes mesures.
L'Upanishad aussi décrit le cosmos comme
étant un mouvement et un devenir universels , c'est tout ceci qui est mobile
dans la mobilité, jagatyâm jagat — le
terme même qui désigne l'univers, jagat,
a une racine qui correspond à l'idée de mouvement — de sorte que l'univers
entier, le macrocosme, est un vaste principe de mouvement et par conséquent de
changement et d'instabilité, tandis que chaque chose dans l'univers est en
elle-même un microcosme de ce même changement et de cette même instabilité. Les
existences sont « toutes des devenirs » ; l'Atman existant en soi, Svayambhu, est devenu tous les devenirs,
âtmâ eva abhût sarvâni bhûtâni. Le
rapport entre Dieu et le Monde est résumé dans la formule : « C'est Lui qui
partout S'est mû au dehors, sa paryagât
» ; c'est Lui le Seigneur, le Voyant et le Penseur qui, partout devenant, — le
Logos d'Héraclite, son Zeus, l'Un dont viennent toutes choses — « a justement
établi toutes choses selon leur nature depuis des temps sans commencement ».
Héraclite dit : « Toutes choses sont fixées et déterminées. » Remplacez par son
Feu l'Atman védântique et il n'est rien dans les expressions de l'Upanishad que
le penseur grec n'aurait accepté comme une autre figure de sa propre pensée. Et
les Upanishads n'emploient-elles pas, parmi d'autres images, ce symbole même du
Feu ? « Comme un Feu unique est entré dans le monde et s'est modelé selon les
différentes formes dans le monde », ainsi l'Être unique est devenu tous ces
noms et toutes ces formes et pourtant reste l'Unique. Héraclite nous dit
précisément la même chose : Dieu est tous les contraires. « Il prend diverses
formes, tout comme le feu, qui, arrosé d'épices, prend le nom correspondant à
la saveur de chacun. » Chacun Le nomme à son gré, dit le sage grec, et « Il
accepte tous les noms et pourtant n'en accepte aucun, pas même le suprême nom
de Zeus. » C'est ce que disait aussi jadis l'Indien Dirghatamas dans son long
hymne des Mystères divins dans le Rig-Véda : « L'Un qui existe, les sages
L'appellent de beaucoup de noms. » Bien qu'Il revête toutes ces formes, dit l'Upanishad,
Il n'a aucune forme que la vision puisse saisir, Lui dont le nom est une
puissante splendeur. Nous voyons encore combien les pensées et même les
expressions et les images du Grec sont proches de la signification et du style
des sages védiques et védântiques.
Si nous voulons comprendre la pensée
d'Héraclite, nous devons mettre chacun de ses apophtegmes à la place qui lui
convient. « Il est sage d'admettre que toutes choses sont une » — non pas
seulement, observons-le, qu'elles viennent de l'unité et qu'elles retourneront
à l'unité, mais qu'elles sont une, maintenant et toujours , tout est, était et
sera toujours le Feu toujours-vivant. D'après notre expérience, tout semble
multiple, tout semble un éternel devenir de multiples existences ; où y a-t-il
dans tout cela un principe d'identité éternelle ? C'est vrai, dit Héraclite, il
semble en être ainsi, mais la sagesse regarde au delà et voit l'identité de
toutes choses ; la nuit et le jour, la vie et la mort, le bien et le mal, tout
cela n'est qu'un, l'éternel, l'identique ; ceux qui ne voient dans les objets
qu'une différence ne connaissent pas la vérité des objets qu'ils observent. «
Hésiode ne connaissait pas le jour et la nuit, car c'est l'Un » — esti gar hen, asti hi ekam. Or cet
éternel et identique que sont toutes choses, c'est précisément ce que nous
entendons par l'Être ; c'est précisément ce qui est nié par ceux qui ne voient
que le Devenir.
Les bouddhistes nihilistes (1)
soutenaient qu'il n'y avait qu'idées multiples, vijnânâni, et formes impermanentes qui n'étaient que des
combinaisons de parties et d'éléments ; pas d'unité, pas d'identité nulle part
; passez au delà des idées et des formes et Vous ne trouvez qu'extinction de
soi, Vide, Néant. Cependant il faut bien postuler quelque part un principe
d'unité, sinon à la base ou au coeur secret des choses, du moins dans leur
action. Les bouddhistes durent postuler leur principe universel de karma, qui,
lorsqu'on y réfléchit, se ramène en somme à la conception d'une énergie
universelle comme cause du monde, créatrice et conservatrice de mesures invariables.
Nietzsche niait l'Être, mais il dut parler d'une universelle Volonté-d'être, et
cela encore, lorsqu'on y réfléchit, ne semble rien d'autre que l'upanishadique tapo brahma, « l'Énergie-Volonté est
Brahman. » Le Sâmkhya postérieur niait l'unité des existences conscientes, mais
affirmait l'unité de la Nature, Prakriti, qui de nouveau est à la fois le
principe originel, la substance des choses, l'énergie créatrice, la fusis des Grecs. Il est donc sage
d'admettre que toutes choses sont une ; car c'est à cela que pousse la vision,
c'est cela que cherchaient à atteindre l'âme et le cœur, c'est à cela que la
pensée arrive par des détours dans l'acte même de la négation.
Héraclite voyait ce que doivent voir tous
ceux qui regardent le monde avec quelque peu d'attention, c'est-à-dire
que dans
tout ce mouvement, ce changement, cette différenciation, il y a quelque
chose
qui réclame la stabilité, qui retourne à l'identité, qui assure l'unité,
qui
triomphe en l'éternité. Cela a toujours les mêmes mesures ; il est, il
était et
il sera toujours. Nous sommes pareils malgré toutes nos différences ;
nous
partons de la même origine, nous avançons par les mêmes lois
universelles, nous
vivons, différons et luttons dans le sein d'une unité éternelle, nous
cherchons
toujours ce qui lie tous les êtres et ce qui fait toutes choses une.
Chacun le
voit à sa propre façon, en souligne tel ou tel aspect, perd de vue les
autres
aspects ou les amoindrit, et lui donne par conséquent un autre nom.
Héraclite
lui-même, attiré par son aspect de force créatrice et destructrice, lui
donna
le nom de Feu. Mais quand il généralise, il s'exprime d'une manière
assez large : c'est l'Un qui est Tout, c'est le Tout qui est Un — Zeus,
l'éternité, le
Feu. Il aurait pu dire avec l'Upanishad : « Tout ceci est le Brahman »,
sarvam khalu idam brahma, bien qu'il
n'eût pu continuer et dire: « Ce Moi est le Brahman », mais eût plutôt déclaré
d'Agni ce qu'une formule védântique dit de Vâyu, tvam pratyaksham brahmâsi, Tu es le Brahman manifeste.
Nous pouvons cependant concevoir l'Un de différentes
façons. Les advaïtistes affirmèrent l'Un, l'Être, mais rejetèrent toutes choses
comme étant Mâyâ, ou bien ils reconnurent l'immanence de l'Être dans ces
devenirs qui cependant sont non-Moi, pas Cela. La philosophie vishnouïte vit
l'existence comme éternellement une dans l'Être, Dieu, qui est éternellement
multiple par Sa nature ou Son énergie-conscience dans les âmes qu'Il devient ou
qui existent en Lui. En Grèce aussi, Anaximandre nia la réalité multiple du
Devenir, Empédocle affirma que le Tout est éternellement un et multiple ; tout
est un qui devient multiple et qui ensuite retourne à l'unité. Mais Héraclite
ne veut pas trancher ainsi le nœud de l'énigme. « Non, dit-il en fait, je m'en
tiens à mon idée de l'unité éternelle de toutes choses ; jamais elles ne
cessent d'être une. Tout est mon Feu toujours-vivant qui prend des formes et
des noms divers, qui se transforme en tout ce qui est et qui pourtant reste
lui-même, non pas par quelque illusion ou par une simple apparence de devenir,
mais avec une réalité stricte et positive. » Toutes choses sont donc l'Un dans
leur réalité, leur substance, leur loi et leur raison d'être , l'Un dans ses
formes, ses valeurs, ses changements devient réellement toutes choses. Il
change et pourtant il est immuable, car il n'augmente ni ne diminue, et il ne
perd pas un instant sa nature et son identité éternelles, qui sont celles du
Feu toujours-vivant. Plusieurs valeurs qui se ramènent toujours à un même
étalon juge de toutes les valeurs ; plusieurs devenirs qui retournent à la même
inaltérable énergie ; plusieurs devenirs qui à la fois représentent l'Être
éternel unique et se ramènent à Lui.
Et ici Héraclite introduit sa formule «
L'Un hors de tout et tout hors de l'Un », par laquelle il donne son explication
de la marche du cosmos, tout comme la formule « Toutes choses sont une » est
son explication de l'éternelle vérité du cosmos. Dans le processus du cosmos,
dit-il, l'Un devient toujours toutes choses d'instant en instant — d'où le flux
éternel des choses , mais toutes choses aussi retournent éternellement à leur
principe d'unité — d'où l'unité du cosmos, l'uniformité derrière le flux du
devenir, la stabilité des mesures, la conservation de l'énergie dans tous les
changements. Il complète son explication par sa théorie selon laquelle le
changement a pour caractère propre un constant échange. Mais alors n'y a-t-il
pas de fin à ce mouvement simultané des choses vers le haut et vers le bas ?
Puisque le mouvement descendant a triomphé assez pour créer le cosmos, le
mouvement ascendant ne triomphera-t-il pas aussi pour redissoudre ce cosmos
dans le Feu toujours-vivant ? Et ceci nous amène à la question suivante :
Héraclite admettait-il ou non la théorie d'une conflagration périodique, pralaya ? « Le Feu viendra sur toutes
choses et les jugera et les condamnera. » S'il le croyait, nous avons une fois
de plus une coïncidence frappante entre la pensée d'Héraclite et les notions
familières aux Indiens : le pralaya périodique,
la conflagration purânique du monde par l'apparition des douze soleils, la
théorie védântique des cycles éternels de manifestation et de retrait de la
manifestation. En fait les deux lignes de pensée sont essentiellement
pareilles, et elles devaient inévitablement aboutir aux mêmes conclusions.
(1) Le Bouddha lui-même garda le
silence à ce sujet . son but, nirvâna,
était une négation de l'existence phénoménale, mais pas nécessairement un rejet
de toute sorte d'existence
Sri Aurobindo, Héraclite, chp. III, Arya, 2.1917
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