Du fait de la relative rareté des créations qui nous sont
parvenues, l'impression que donne la peinture de l'Inde ancienne, voire même la
peinture plus moderne, est moins forte que celle laissée par son architecture
ou sa sculpture ; l'on a même supposé à cet art un épanouissement intermittent
: après un sommeil de plusieurs siècles, il ne devrait sa renaissance
ultérieure qu'aux Moghols et aux artistes hindous ayant subi leur influence. Il
s'agit là toutefois d'une vue hâtive que ne peuvent étayer une recherche et une
étude plus fouillées des témoignages disponibles. Il s'avère plutôt que la
culture indienne a su de très bonne heure parvenir à un développement et à une
utilisation savante de la couleur et de la ligne; les périodes de déclin
succédant à des phases de renouveau vibrantes d'originalité – alternances
obligées du mental collectif humain partout dans le monde –, elle persista
néanmoins à employer cette forme d'expression tout au long de sa croissance et
de sa grandeur désormais séculaires. Surtout, on ne peut plus nier aujourd'hui
l'existence d'une très vieille tradition, d'une inspiration fondamentale et
d'une approche esthétique typiquement indiennes, supposant une parenté
d'inspiration entre l'art râjpoût le plus récent et le génie des œuvres les
plus anciennes qu'illustre à merveille la beauté suprême des peintures
rupestres d'Ajantâ.
Le support pictural est malheureusement plus périssable que
celui dont disposent tous les autres grands moyens d'expression créatrice,
aussi bien peu subsiste des anciens chefs-d'œuvre, mais ce peu témoigne
néanmoins de l'immense corpus dont il est le vestige pâlissant. Sur les
vingt-neuf grottes que compte Ajantâ, toutes ou presque, dit-on, étaient
autrefois ornées de fresques; seize d'entre elles, il y a seulement quarante
ans, conservaient encore la trace de peintures primitives, mais aujourd'hui
elles ne sont plus que six à pouvoir témoigner de la grandeur de cet art
antique, six grottes dont la décoration, victime d'une dégradation rapide,
irrésistiblement s'altère, perdant chaque jour davantage la belle et chaude
splendeur de ses couleurs originelles. Tous les autres témoignages de cette
époque de création intensive, qui durent jadis couvrir le pays tout entier –
temples, sanctuaires, résidences d'une élite cultivée, cours et retraites des
nobles et des princes –, ont péri ; il ne subsiste, produits d'un génie
comparable à celui qui nous valut Ajantâ, que quelques fragments épars :
l'abondant décor des grottes de Bagh, des figures de femme dans deux chambres
taillées à même le roc à Sigiriya (1). Ces vestiges représentent le travail,
discontinu certes, de quelque six ou sept siècles et il ne demeure plus aujourd'hui
aucune peinture antérieure au premier siècle de l'ère chrétienne, excepté
quelques fresques, abîmées par de maladroites restaurations, datant du siècle
précédent ; après le septième siècle, c'est le vide absolu, ce qui à première
vue semble indiquer un déclin total de cet art, une interruption, voire une
disparition. Heureusement, certaines découvertes tendent à prouver que cette
tradition artistique date de plusieurs siècles; des mises à jour plus récentes,
d'une facture différente, hors de l'Inde ou aux confins de l'Himâlaya,
permettent de remonter jusqu'au douzième siècle, ce qui nous autorise à
rattacher cet art à celui des écoles de peinture râjpoûte plus tardives. À
l'image de celle de l'architecture et la sculpture, l'histoire de la peinture
en Inde, bien que manifestant le génie de la race avec une vigueur inégale, est
donc vieille elle aussi d'au moins deux mille ans.
Les créations héritées de l'antiquité sont l'œuvre de
peintres bouddhistes, mais la peinture elle-même avait en Inde une origine
pré-bouddhique. Les historiens tibétains affirment que tous les artisanats
s'inspirent d'une tradition très ancienne, antérieure au Bouddha, et les
preuves qui ne cessent de s'accumuler ne font que confirmer cette hypothèse. Au
troisième siècle avant l'ère chrétienne, la théorie de cette discipline est,
depuis longtemps déjà, solidement établie ; les six principes reconnus
essentiels, les shadanga, correspondent en gros aux six canons de l'art chinois
énumérés pour la première fois près de mille ans plus tard ; et un très ancien
traité datant d'une époque pré-bouddhique expose un certain nombre de règles de
l'art en même temps qu'il dresse un catalogue de traditions savantes et
précises qui, développées plus tard dans les Shilpasoûtras, conduiront à l'élaboration
scientifique de modèles et de techniques traditionnels. La littérature ancienne
s'y réfère fréquemment et une telle insistance est impossible à concevoir si la pratique et
l'appréciation des arts plastiques n'avaient été largement répandues parmi
hommes et femmes des classes cultivées ; ces allusions fréquentes, ces
digressions émues qui relatent l'enthousiasme suscité par la forme peinte et la
beauté de la couleur, cet appel au sens décoratif, ce besoin de solliciter
l'émotion esthétique, n'apparaissent pas seulement dans la poésie relativement
récente d'un Kâlidâsa, d'un Bhavabhoûti et autres dramaturges classiques, mais
aussi dans les pièces populaires plus anciennes de Bhâsa, voire même déjà dans
les oeuvres épiques et les livres sacrés des bouddhistes. L'absence de tout exemple
de cet art plus primitif encore nous empêche évidemment de dire avec une
certitude absolue quels en étaient le caractère fondamental et la finalité
secrète, s'il était d'origine sacrée et hiératique ou bien d'inspiration
profane. Une hypothèse un peu trop rapidement acceptée veut que cet art ait
pris naissance à la cour des rois, au service d'une motivation et d'une
inspiration strictement profanes ; si les œuvres héritées des artistes
bouddhistes traitent principalement de sujets religieux, ou du moins rattachent
des scènes familières de la vie quotidienne aux cérémonies et légendes
bouddhiques, la littérature épique ou dramatique, il est vrai, célèbre
généralement une peinture plus typiquement esthétique, personnelle, domestique
ou civique : portraits, représentations de scènes ou incidents de la vie des
princes et autres grands dignitaires, décorations murales de palais ou édifices
tant publics que privés. Une inspiration similaire se retrouve d'ailleurs dans
les peintures bouddhiques, notamment les portraits des épouses royales du
souverain Kashyapa à Sigiriya, la représentation historique d'une ambassade de
Perse ou le débarquement de Vijaya à Ceylan. Nous pouvons donc supposer sans
craindre de trop nous avancer que, dès son origine, la peinture indienne, tant
bouddhique que hindoue, comme plus tard la peinture râjpoûte, avec certes au
début plus d'ampleur et une plus antique grandeur, a en gros toujours puisé son
inspiration aux mêmes sources : elle voulut être essentiellement une
interprétation de la religion, de la culture et de la vie du peuple indien. Une
unité constante, une continuité de sens, le maintien d'une tradition
essentielle en sont le trait saillant, le ressort primordial. C'est ainsi que
les réalisations les plus anciennes d'Ajantâ sont à rapprocher des images
bouddhiques les plus primitives, alors que les compositions suivantes s'apparentent aux bas-reliefs
sculptés de Java. Force est de constater qu'un même génie, qu'une même
tradition animent les styles successifs du décor d'Ajantà, pour se retrouver
ensuite à Bagh et à Sigiriya, dans les fresques de Khotan, les enluminures de
manuscrits bouddhiques de beaucoup postérieurs, avant de venir nourrir, sous
d'autres formes et par d'autres procédés, la peinture râjpoûte. Ce principe
d'unité et de continuité va nous permettre de dégager, pour les saisir enfin
plus clairement, le but essentiel, la tendance et la finalité intimes, la
méthode spirituelle de la peinture indienne, en précisant d'abord ce qui la
distingue des productions occidentales, puis la différencie des réalisations
artistiques plus familières et ressemblantes des autres pays d'Asie.
1. L'on a depuis découvert, dans certains temples du Sud,
d'autres peintures de grande qualité, qui s'apparentent en leur esprit et leur
style aux œuvres d'Ajantâ.
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