En d'autres termes — et c'est la
conclusion à laquelle nous arrivons —, il est possible d'édifier une unité
précaire et tout à fait mécanique par des moyens politiques et administratifs,
mais même si elle s'accomplit, l'unité de l'espèce humaine ne peut être viable
et devenir réelle que si la religion de l'humanité, qui est à présent le plus
haut idéal actif du genre humain, se spiritualise et devient la loi intérieure
générale de la vie humaine.
Une unité extérieure peut fort bien
s'accomplir — et peut-être le temps n'en est-il pas loin, bien que ce ne soit
nullement certain — parce qu'elle est l'aboutissement final et inévitable de la
marche de la Nature dans la société humaine et que cette marche favorise des
agrégats de plus en plus grands et ne peut manquer d'aboutir à une agrégation
totale de l'humanité au sein d'un système international plus étroit.
La marche de la Nature et ses moyens de réalisation dépendent
de deux forces qui se combinent pour rendre inévitable l'agrégation plus
grande. D'abord, nous avons le rapprochement croissant des intérêts communs,
ou du moins l'entrelacement et la connexité des intérêts dans un champ de plus
en plus large, qui font des anciennes divisions un obstacle et une cause de
faiblesse, d'obstruction, de friction, et qui rendent le choc ou la collision
créée par cette friction un calamité ruineuse pour tous, même pour le vainqueur
qui doit payer un prix trop lourd pour le gain obtenu ; et même les gains
escomptés deviennent de plus en plus difficiles à obtenir et le succès plus
problématique à mesure que la guerre se fait plus complexe et plus
désastreuse. La prise de conscience grandissante de cette communauté ou cette
connexité d'intérêts et la répugnance de plus en plus grande à affronter les
conséquences d'une collision et d'un conflit ruineux, doivent nécessairement
pousser les hommes à accueillir n'importe quel moyen susceptible de réduire les divisions qui engendrent
de pareils désastres. Si ce mouvement de réduction des divisions reçoit un jour
une forme définitive, ce sera le commencement
d'une poussée conduisant à une union de plus en plus étroite. Si la Nature ne
peut pas arriver à ses fins par ces moyens, si l'incohérence est trop grande
pour que triomphe le mouvement d'unification, elle emploiera d'autres moyens,
telles la guerre et la conquête, ou la domination temporaire d'un État ou d'un
empire puissant, ou encore la menace d'une domination de cette sorte afin
d'obliger ceux qui se sentent menacés à adopter un système d'union plus étroit.
Ce sont ces moyens-là et la force des nécessités extérieures que la Nature a
employés pour créer les unités nationales et les empires nationaux ; et en
dépit de certaines modifications dans les circonstances et le mode d'action,
c'est au fond la même force et les mêmes moyens qu'elle est en train d'employer
pour conduire le genre humain à une unification internationale.
Mais en deuxième lieu, il existe
aussi la force d'un sentiment unitif commun. Celui-ci peut agir de deux façons
: survenir avant, comme une cause première ou auxiliaire, ou se produire après,
comme un résultat qui cimente l'union. Dans le premier cas, le sentiment d'une
unité plus vaste s'éveille parmi les unités qui étaient autrefois divisées et
les pousse à chercher une forme d'union; alors, c'est surtout la force du
sentiment et de l'idée qui effectue l'union ou qui vient secondairement en aide
à d'autres événements et d'autres causes plus extérieures. Observons que dans
l'ancien temps, ce sentiment n'était pas très effectif, comme dans le cas des
petits clans ou des nations régionales, et l'unité a dû normalement se faire
sous la pression des circonstances extérieures, généralement les circonstances
les plus grossières : la guerre et la conquête, la domination du plus puissant
des belligérants ou des peuples voisins. Plus tard, la force du sentiment
d'unité est devenue plus effective, soutenue comme elle l'était par une idée
politique plus claire. Les grands agrégats nationaux se sont constitués par un
simple acte de fédération ou d'union, bien que parfois cet acte ait dû être
précédé d'une lutte commune pour la liberté ou d'une union de guerre contre un
ennemi commun. Ainsi se sont unifiés les États-Unis, l'Italie, l'Allemagne et,
plus pacifiquement, les fédérations de l'Australie et de l'Afrique du Sud.
Mais en d'autres cas, particulièrement dans les premiers agrégats nationaux, le
sentiment d'unité était en grande partie ou entièrement le résultat d'une
union formelle et extérieure ou mécanique. Mais en tout cas, que ce soit pour
éveiller ce sentiment ou pour garantir sa croissance, le facteur psychologique
est indispensable; sans lui, il ne peut y avoir d'union sûre ni durable. Son
absence, c'est-à-dire l'incapacité de créer un sentiment d'unité ou de le
rendre suffisamment vivant, naturel et vigoureux, a été la cause de la
précarité des agrégats comme l'Autriche-Hongrie et du caractère éphémère des
empires passés, et de même, à moins que les circonstances ne changent, elle
causera probablement l'écroulement ou la désintégration des grands empires de
nos jours.
Sri Aurobindo,
L’IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE
L’IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE
CHAPITRE XXXV, Résumé et conclusion
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire