Parmi les
forces, les formes, les systèmes actuellement
possibles ou susceptibles d'émerger, quel sera le choix de la Volonté
secrète dans les choses pour réaliser l'unification
extérieure de l'humanité ? C'est là un sujet de spéculation intéressant,
fascinant pour ceux qui voient plus loin que l'horizon
étroit des événements passagers ; malheureusement ce ne peut être rien de plus pour le moment. La
multitude même des possibilités en
présence dans cette période de l'histoire
si lourde des forces les plus variées et les plus puissantes, si féconde en développements subjectifs nouveaux
et en mutations objectives nouvelles,
crée un brouillard impénétrable à travers
lequel seules des formes géantes peuvent se deviner. Tout ce que nous pouvons
nous permettre dans, un domaine aussi hasardeux, c'est de noter quelques idées
suggérées par l'état actuel des forces et par l'expérience du passé.
L'idée d'une solution immédiate
sur la base d'une association de nationalités libres, est
une impossibilité pratique dans les conditions
internationales actuelles et vu l'état de la mentalité ou de la moralité
internationales. Nous ne la prenons donc pas en
considération, bien que ce soit évidemment la base idéale. Il faudrait en effet qu'elle appuie sa force motrice sur une harmonie
des deux grands principes qui s'affrontent maintenant: le nationalisme et l'internationalisme. Adopter cette idée, c'est
aborder le problème de l'unité humaine non seulement sur une base rationnelle mais solidement morale : d'une part, il
faudrait reconnaître le droit de tous les grands groupements humains
naturels à vivre et à être eux-mêmes, et que le respect de la liberté nationale
devînt un principe de conduite humaine
reconnu ; et d'autre part, il faudrait un sens suffisant de la nécessité de l'ordre et de l'entraide, et
d'une participation commune, mutuelle, à une vie commune et à des
intérêts communs dans le cadre d'une espèce humaine associée et unifiée. La société idéale, l'État parfait, est celui
où le respect de la liberté
individuelle et la libre croissance de la personne vers la perfection s'allient au respect des besoins, de
l'efficacité, de la solidarité, de la croissance naturelle et de la
perfection organique de l'entité collective,
société ou nation. De même, dans un agrégat idéal de toute l'humanité — une
société internationale ou un État
universel —, la liberté nationale et la libre croissance des nations, leur réalisation individuelle, devraient s'allier
progressivement à un esprit de solidarité et à une croissance, une perfection
unifiées de toute l'espèce humaine.
Ce principe de base étant admis,
il y aurait encore certainement des fluctuations dues aux difficultés de mise
en application parfaite, de même que dans la croissance de
l'agrégat national on a tantôt insisté sur la liberté,
tantôt sur l'efficacité et sur l'ordre ; mais puisque les vraies conditions du
problème auraient été dès le départ reconnues
et non laissées au hasard d'une aveugle lutte à la corde, nous aurions
quelques chances d'arriver plus rapidement à une solution raisonnable et avec
beaucoup moins de frictions et de violences en cours de route.
Il y a peu de chances que l'humanité
jouisse d'une si rare bonne fortune, le fait serait sans précédent. On ne peut
pas s'attendre à
des conditions idéales ; elles exigent une clarté psychologique, une modération
générale, une intelligence scientifique
commune et, par-dessus tout, une élévation et une rectitude morales dont ne se sont jamais encore
approchés ni la masse de l'humanité
ni ses gouvernements ni ses chefs. Sans elles, ce n'est pas la raison, la justice ni la bienveillance mutuelle qui détermineront la solution du problème
mais, comme par ailleurs, le jeu des forces et leur accommodement pratique et
légal. De même que le problème des rapports entre l'État et l'individu s'est trouvé embrouillé et obscurci non
seulement par le conflit des égoïsmes
individuels et collectifs, mais par le
heurt continuel des pouvoirs intermédiaires — luttes des classes, querelles de l'Église et de l'État, du roi
et des nobles, du roi et du
tiers-état, de l'aristocratie et de la plèbe, de la bourgeoisie capitaliste et du prolétariat ouvrier
—, de même le problème de la nation et de l'humanité internationale se
trouvera sûrement embrouillé par les revendications des mêmes pouvoirs
intermédiaires. Sans parler des combinaisons et des intérêts commerciaux, des sympathies culturelles et raciales, des
mouvements de masse comme le panislamisme, le panslavisme, le pangermanisme, le pananglo-saxonisme, et peut-être un
panaméricanisme et un panmongolisme qui pointent dans l'avenir, et sans parler d'autres monstres encore à naître, il restera toujours un grand facteur intermédiaire :
l'impérialisme, ce formidable titan
armé et dominateur qui, par nature, exige de se satisfaire, fût-ce au prix de l'étouffement des unités nationales gênantes, et qui ne manquera pas
d'affirmer la primauté de ses besoins
contre tous ceux du comité international nouveau-né. Cette satisfaction,
on peut présumer qu'il l'obtiendra pendant
un certain temps ; pendant longtemps il sera impossible de résister à ses exigences. En tout cas, ne pas tenir
compte de ses revendications ou imaginer qu'elles peuvent être écartées d'un trait de plume d'écrivain, c'est
vouloir bâtir des châteaux symétriques sur les sables dorés d'un
idéalisme impraticable.
Quand il s'agit d'une réalisation
pratique, les forces prennent la première place ; les principes moraux,
la raison, la justice, n'interviennent
qu'autant que les forces peuvent être contraintes ou persuadées de les admettre ; le plus souvent même, elles s'en servent comme d'auxiliaires subalternes,
comme de cri de guerre inspirateur ou de camouflage de leurs propres intérêts. Les idées parfois bondissent en forces
armées et brisent les remparts des pouvoirs dépourvus d'idéal;
quelquefois elles renversent la situation et font des intérêts leur auxiliaire subordonné, un combustible de leur propre flambée;
parfois, elles conquièrent par le martyre ; mais en général, elles
doivent travailler par une pression
serai-voilée et faire quelque compromis avec des forces puissantes, ou
même les soudoyer, les enjôler, travailler
par leur intermédiaire et en se cachant derrière elles. Il ne peut pas en être
autrement tant que l'homme moyen, du
troupeau, ne sera pas devenu davantage un être intellectuel, moral et
spirituel, et moins exclusivement un animal humain vital, émotif et
serai-raisonnable. L'idée internationale n'est pas encore admise et elle devra,
du moins pour quelque temps, travailler par
cette méthode détournée et s'en tenir
à des compromis avec les forces admises du nationalisme et de
l'impérialisme.
On peut se demander si, par les
efforts des penseurs et des
intellectuels du monde, l'idée d'un juste internationalisme fondé sur le
respect du principe des libres nationalités, n'aura pas suffisamment fait de chemin pour qu'au moment
où tout sera prêt à l'élaboration
d'un système solide et durable, elle vienne exercer une pression
irrésistible sur les États et les gouvernements
et réussisse à se faire accepter dans une large mesure sinon dans la totalité de ses exigences. La
réponse est que les États et les
gouvernements ne cèdent pas généralement à une pression morale, sauf dans la mesure où elle ne les contraint pas à sacrifier leurs intérêts vitaux. Aucun
empire établi ne libérera de bon cœur
ses dépendances ni n'acceptera, à moins
d'y être forcé, qu'une nation qui est maintenant sa su- jette, vienne s'asseoir à la table d'un conseil
international à titre de libre partenaire. Le vieil enthousiasme pour
l'idéal de liberté avait fait intervenir la
France en faveur de la formation d'une Italie libre, puis conduit la
France et l'Angleterre à recréer une nation
grecque. Les libertés nationales dont on exigeait le respect à la pointe de l'épée pendant la guerre (on
devrait plutôt dire maintenant au
fracas de l'obus) étaient de celles qui avaient déjà acquis droit de cité, et qui avaient donc le droit de se perpétuer. Au-delà de cette limite, rien de
mieux n'a été proposé que de restituer aux États libres déjà existants,
les populations de leur propre nationalité
encore sous un joug étranger. On a
proposé la réalisation d'une grande Serbie, d'une grande Roumanie, la réintégration de l'Italie irrédentiste et le
retour de l'Alsace-Lorraine à la France. À la Pologne, on ne promettait
guère que l'autonomie sous la souveraineté russe, jusqu'à ce que la victoire allemande sur la Russie ait modifié les intérêts en présence, et du même coup
l'idéalisme des Alliés. Un certain genre d'autonomie sous une
souveraineté impériale, ou à défaut sous une
"protection" ou une "influence" impériales, est
maintenant considérée par beaucoup comme plus pratique que la restauration des
libertés nationales. C'est peut-être un signe de l'obscure croissance de cette
notion d'empire fédéré que nous avons
discutée et envisagée comme l'une des
possibilités de l'avenir. En tant qu'idéal absolu, la liberté nationale n'a
plus l'aveu général ni la force créatrice qu'elle avait autrefois. Les nations qui luttent pour la liberté, ne
peuvent compter que sur leur propre force et leur propre enthousiasme; le
soutien qu'elles peuvent espérer, est tiède et incertain, à part celui d'individus et de petits groupes enthousiastes dont l'aide est purement verbale et sans
effet. La plupart même des
intellectuels les plus avancés, approuvent chaudement l'idée d'une "autonomie subordonnée" pour les
nations encore sujettes, mais paraissent regarder avec impatience leurs
velléités de complète indépendance. Bref, l'impérialisme a fait tant de chemin sur sa route florissante, qu'auprès des imaginations les plus libres, les agrégats
impériaux font figure de puissance accomplie du progrès humain.
À plus forte raison, ce sentiment doit-il gagner du terrain avec la tendance nouvelle de l'humanité à organiser son existence internationale sur des principes plus larges et plus commodes ! Il est
même possible que l'impatience sans vergogne de l'Allemagne, en ses jours
impériaux, devant l'existence prolongée de
petites nationalités persistant à opposer la barrière de leurs droits acquis contre de vastes
combinaisons politiques et commerciales, puisse dorénavant, en
adoucissant sa rigueur, justifier ses prétentions et recevoir l'approbation
générale de l'humanité, bien que sous une
forme moins brutale, moins arrogante
et moins agressivement égoïste. Autrement dit, il se peut qu'un fort
courant grandisse dans la raison politique de l'humanité et l'amène à désirer,
peut-être même finalement à imposer, une
réorganisation des États suivant un système de vastes consortiums impériaux et non sur la base d'un statu quo où
empires et libres nationalités se trouveraient mélangés[1] .
Mais même si cet ordre de choses ne se
réalise pas ou s'il se réalise trop
tardivement, les États libres actuels, non impériaux, vont se trouver
obligatoirement inclus dans les systèmes internationaux
susceptibles de se créer — conseil international ou autre ; or, leur
position dans ce système aura des chances de ressembler
beaucoup à celle des petits seigneurs du Moyen Age vis-à-vis des grands princes féodaux : une position de vassal plus que d'égal. La guerre a montré
clairement que seules les grandes
puissances comptent vraiment dans la balance internationale; toutes les autres n'existent que par tolérance, protection ou alliance. Tant que le monde
était organisé sur le principe des nationalités séparées, la
prépondérance des grandes puissances pouvait
avoir une réalité latente simplement,
sans effet vraiment important sur la vie des petites nations, mais cette
immunité pourrait bien cesser du jour où la nécessité d'une action combinée ou d'une interdépendance active et permanente deviendra un élément
reconnu ou la base même du système mondial. La position d'un État mineur
qui voudrait s'opposer à la volonté d'une
grande puissance ou d'un groupe de puissances, serait même bien pire que
celle des petits États neutres pendant la
guerre actuelle ou que celle d'une
petite industrie-privée entourée de grands trusts. L'État mineur serait contraint de suivre l'un ou l'autre
des groupes de léviathans qui
l'entourent et son poids, son action en tant que puissance indépendante,
seraient nuls dans les conseils internationaux.
[1] Si les ambitions de l'Italie, de l'Allemagne et du japon avaient
triomphé, et les idées fascistes en général, cet ordre de
choses aurait pu finir par s'imposer. (Note de Sri Aurobindo)
Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité
humaine,
Chapitre XV, Quelques possibilités de
réalisation