La croissance de l'entité nationale
se fait en réalité sous la pression d'un
besoin intérieur et d'une idée intérieure, mais par l'entremise de forces, de
formes et de moyens politiques, économiques et sociaux. L'étude de ce développement nous montre un progrès qui part
d'une formation imprécise où sont rassemblés divers éléments en vue de l'unification, puis une période de forte
concentration et de contrainte pendant
laquelle un ego national conscient se développe, se fortifie et acquiert un centre et les organes nécessaires à sa vie, enfin une période finale
d'existence séparée et de solide unité
interne qui permet de résister aux pressions externes et qui donne à chacun la liberté et la possibilité de participer activement et de plus en plus également
aux bénéfices de la vie nationale. Si l'unité de l'espèce humaine doit
se réaliser par les mêmes voies et les mêmes
moyens et d'une manière analogue à
celle de la nation, nous devons nous attendre à ce qu'elle suive un
cours analogue. Du moins, c'est la probabilité
la plus évidente, et elle semble conforme à la loi naturelle de toute création
d'abord une masse imprécise, une vague
plus ou moins amorphe de forces et de matériaux, puis une contraction, un resserrement, une
solidification dans un moule précis où
peut enfin se dérouler en toute sécurité l'évolution féconde de formes
vivantes variées.
Si nous considérons l'état actuel du
monde et ses possibilités immédiates, nous
voyons qu'une période initiale de formation imprécise et d'ordre
imparfait est inévitable. Ni l'état de préparation intellectuelle de l'espèce
humaine, ni le développement de ses
sentiments ni les forces et les conditions économiques et politiques qui
la meuvent ou dont elle se préoccupe, n'ont atteint le point de tension interne
ou de pression externe qui permettrait
d'espérer un changement total de notre base de vie et l'établissement
d'une unité complète et réelle. Pour le moment,
il ne peut y avoir d'unité réelle, même extérieure, et encore moins d'unité psychologique. Il est vrai
qu'un vague sentiment ou un besoin de
quelque chose de ce genre a rapidement
grandi et que la leçon de la guerre a fait sortir de l'état naissant où elle n'était encore que la chimère
généreuse de quelques pacifistes ou idéalistes internationalistes, ce qui sera l'idée maîtresse de l'avenir. On est arrivé à
reconnaître que l'idée d'unité humaine recèle une force de réalisation finale,
et la voix de ceux qui la décriaient comme une marotte d'intellectuels excentriques et de maniaques, n'a plus autant de
volume, ni la même confiance, n'étant plus aussi solidement soutenue par le bon sens de l'homme moyen, ce bon
sens à courte vue du mental matériel
qui est doté d'un fort sentiment des réalités immédiates et d'un complet
aveuglement pour les possibilités futures.
Mais jusqu'à présent, la longue préparation intellectuelle a manqué ; les intellectuels de l'époque n'ont pas jeté la semence d'une pensée de plus en plus
impérieuse afin de remodeler les idées de l'homme moyen, et la révolte grandissante contre les conditions actuelles n'a
pas encore atteint le point où de
grandes masses d'hommes, saisies par la passion d'un idéal et l'espoir d'un bonheur nouveau pour l'humanité, sont prêtes à briser les bases
existantes pour bâtir un nouvel ordre de vie collective. Il y a bien eu,
dans une large mesure, une certaine préparation intellectuelle et un rassemblement des forces de révolte, mais dans une autre
direction et pour remplacer la base individualiste de la société par un
collectivisme de plus en plus complet. Ici,
la guerre a agi comme une force accélératrice et nous a beaucoup
rapprochés de la réalisation d'un socialisme
d'État (pas nécessairement démocratique).
Mais nulle part, ne sont apparues les conditions préalables qui
favoriseraient un fort mouvement d'unification internationale. On ne peut
raisonnablement prédire un grand jaillissement
dynamique d'idéalisme en masse allant dans ce sens. Il est possible que
la préparation ait commencé, que les événements récents l'aient grandement
facilitée et hâtée, mais elle n'en est encore qu'à ses premières étapes.
Dans ces conditions, il est peu probable que
les idées et les projets des intellectuels
du monde qui voudraient repenser le statut de la vie internationale de fond en
comble à la lumière de principes
généraux, puissent se réaliser tout de suite. En l'absence d'une explosion idéaliste générale de l'aspiration humaine créatrice qui rendrait possible pareil
changement, ce ne sont pas les idées
du penseur qui façonneront l'avenir, mais le mental pratique du politicien, parce qu'il représente la raison moyenne et le tempérament moyen de l'époque —
mais ce qu'il accomplit est
généralement beaucoup plus proche du minimum
que du maximum possible. La mentalité moyenne des grandes masses est prête à écouter les idées qu'on l'a préparée à recevoir
et elle a l'habitude de se jeter sur une notion ou l'autre avec une
avidité sectaire, tandis que son action reste moins
gouvernée par sa pensée que par ses intérêts, ses passions, ses préjugés. Le politicien et l'homme d'État
(le monde est maintenant plein de
politiciens, mais bien vide d'hommes d'État)
obéissent à l'état d'esprit général de la masse; le politicien est gouverné par cet état d'esprit, tandis
que l'homme d'État doit toujours en tenir le plus grand compte et ne peut conduire la masse où il voudrait, à moins qu'il ne
soit l'un de ces grands génies ou de
ces puissantes personnalités qui unissent
la largeur d'esprit, la force de conception dynamique, à un pouvoir ou à une influence énormes sur les
hommes. De plus, le mental politique a
ses limitations particulières outre celles
de la mentalité générale de la masse : plus qu'elle encore, il est respectueux du statu quo, moins disposé
encore aux grandes aventures et à abandonner les sûrs ancrages du passé, plus
incapable de se lancer dans l'incertain et le nouveau. Pour s'y résoudre,
il faut qu'il soit contraint par l'opinion générale ou par un
intérêt puissant, à moins qu'il ne tombe lui-même sous le
charme d'un grand et nouvel enthousiasme qui flotte dans l'atmosphère mentale de
l'époque.
Si le mental
politicien est entièrement laissé à lui-même, nous ne pouvons guère espérer que
la plus grande convulsion internationale de l'histoire apporte un résultat
autrement tangible qu'un réarrangement de frontières, une redistribution du pouvoir et des possessions, et quelques
développements plus ou moins
désirables dans les relations internationales, commerciales ou autres. C'est là
une désastreuse possibilité qui conduirait (tant que le problème n'est pas
résolu) à des convulsions plus
désastreuses encore, et l'avenir du monde n'est en rien protégé contre
cette éventualité. Cependant, puisque le mental de l'humanité a été grandement
ému et ses sentiments puissamment éveillés ;
puisque l'on sent de plus en plus que le vieil état de choses n'est plus
tolérable et que même le mental politicien
doit s'être aperçu maintenant assez clairement à quel point est indésirable un équilibre international reposant sur une alliance d'égoïsmes nationaux seulement
refrénés par des frayeurs mutuelles et des hésitations communes ou par d'inefficaces traités d'arbitrage, des tribunaux de
La Haye et tous les grincements maladroits d'un Concert Européen, nous devrions pouvoir espérer que l'écroulement moral
du vieil ordre amène quelque tentative sérieuse de commencement d'ordre
nouveau. Les passions, les haines, les espoirs nationaux égoïstes attisés par la guerre, seront certainement
de grands obstacles sur le chemin et peuvent aisément frapper d'inanité
ce commencement d'ordre ou ne lui conférer qu'une stabilité momentanée. Mais à défaut d'autre chose, le simple
épuisement et la réaction interne qui
se sont produits après le relâchement
de la tension du combat, pourraient peut-être donner le temps à des
idées nouvelles, des sentiments, des forces, des événements nouveaux, d'émerger
et de contrecarrer l'influence pernicieuse[1].
Cependant, le
maximum que nous puissions espérer sera nécessairement
peu de chose. Dans la vie interne des nations, les effets ultimes de la guerre ne peuvent manquer d'être puissants et radicaux, car là tout est prêt après
l'énormité de la pression subie, l'expansion qui suit aura certainement des résultats
d'une grandeur correspondante. Mais dans la vie internationale, on ne peut guère s'attendre à mieux qu'à un minimum de changement radical qui, si petit qu'il
soit, pourrait malgré tout se révéler
un point de départ irrévocable, une graine de vitalité suffisante pour
assurer l'inévitabilité de la croissance
future. À vrai dire, si avant la fin de ce conflit mondial, il s'était produit quelque fait nouveau
assez puissant pour changer la
mentalité générale de l'Europe, pour contraindre à plus de profondeur les pensées naines de ses gouvernants,
pour faire sentir plus largement la nécessité d'un changement radical, nous
aurions pu espérer davantage, mais à mesure
que le grand conflit tirait à sa fin, aucune possibilité de ce genre n'a
émergé ; la période dynamique de la crise pendant laquelle prennent forme les
idées et les tendances effectives des hommes,
s'est écoulée sans créer aucune impulsion forte ni profonde. Sur deux
points seulement, la mentalité générale des peuples
s'est trouvée puissamment affectée. D'abord, un sentiment de révolte s'est éveillé contre la répétition
possible de la grande catastrophe ;
puis, plus fortement encore, s'est fait sentir la nécessité de trouver les moyens d'éviter la dislocation sans
égal de la vie économique de l'humanité, issue de cette convulsion. C'est donc dans ces deux directions que l'on pouvait s'attendre à un fait nouveau réel, car il
fallait bien faire quelque chose si
l'on voulait satisfaire l'attente générale et le désir de tous ; traiter à la légère ces sentiments, c'était déclarer en
faillite l'intelligence politique de l'Europe. Cet échec aurait convaincu
d'impuissance morale et intellectuelle les gouvernements et les classes dirigeantes, et finalement, peut-être, provoqué
une révolte générale des peuples européens contre les institutions existantes
et contre la présente direction des affaires publiques, aveugle et sans
gouvernail.
On
pouvait donc espérer quelque effort afin de trouver le moyen sûr et efficace de réglementer et de restreindre la
guerre, de limiter les armements, de régler
d'une manière satisfaisante les
disputes dangereuses, et surtout, bien que ce fût le plus difficile, de
pallier au conflit des visées et des intérêts commerciaux qui sont actuellement le facteur vraiment décisif (mais certes pas le seul) du retour périodique des
guerres. Si ces nouvelles mesures pouvaient contenir en germe un
contrôle international, si elles marquaient un premier pas vers un vague organisme international ou en recélaient peut-être
les éléments ou une première ébauche,
si même elles apportaient un premier
modèle auquel l'humanité pût se reporter pour façonner son effort vers une existence unifiée, alors, si
rudimentaires et peu satisfaisantes que fussent ces mesures, elles
porteraient une promesse d'avenir certaine.
Une fois l'humanité mise en route, il sera impossible de revenir en
arrière et, quels que soient les conflits,
les difficultés, les déceptions, les réactions, les arrêts ou les
interruptions brutales qui puissent marquer le cours du développement, tous ces incidents devront en fin de compte aider
plutôt qu'entraver l'inévitable résultat final.
Pourtant, il serait vain d'espérer que le
principe d'un contrôle international soit tout de suite entièrement
efficace ni que cet organisme imprécis (qui sera probablement au début une nébuleuse semi-formée) puisse prévenir de nouveaux
conflits, de nouvelles explosions ou catastrophes [2] . Les
difficultés sont trop grandes. La
mentalité de l'espèce n'a pas encore l'expérience nécessaire, l'intellect de ses classes dirigeantes n'a pas acquis
le minimum de sagesse et de prévoyance requis, le tempérament des peuples n'a pas cultivé les instincts et les sentiments
indispensables. Quelles que soient les mesures adoptées, elles reposeront sur la vieille base des égoïsmes
nationaux, sur les appétits, les cupidités, l'arrogance des nations, et
elles s'efforceront simplement de les modérer juste assez pour éviter les heurts
trop désastreux. Les premiers moyens employés seront nécessairement
insuffisants parce qu'ils respecteront trop les égoïsmes mêmes que l'on cherche à refréner. Les causes de conflit
resteront, l'état d'esprit qui les a engendrées persistera, peut-être atténué et épuisé pour un temps et sous
certains de ses aspects, mais nullement exorcisé; les moyens de combat seront
peut-être mis sous contrôle, mais il leur sera permis de subsister. Les armements seront réduits,
peut-être, mais ils ne seront pas
abolis; l'effectif des armées nationales pourra être limité (illusoire
limitation) mais les armées resteront ; la science continuera à servir ingénieusement l'art du massacre collectif. La guerre ne peut être abolie que si les armées
nationales sont abolies, et même
alors, ne sera-ce pas sans difficulté, car il faudrait mettre au point quelque mécanisme nouveau, et l'humanité ne sait pas encore comment le trouver,
et serait-il trouvé que pendant
longtemps elle ne serait pas capable de l'utiliser et n'en aurait pas
vraiment le désir. Or, il n'y a aucune chance
que les armées nationales soient abolies ; chaque nation se méfie trop des autres, a trop d'ambitions et
d'appétits, trop besoin de rester
armée, fût-ce pour garder ses marchés et tenir en laisse ses dominions, ses
colonies, ses peuples en sujétion. Les
ambitions et les rivalités commerciales, l'orgueil politique, les rêves, les
soifs, les jalousies ne vont pas disparaître comme par un coup de baguette magique, simplement parce
que l'Europe, dans un fol éclat d'ambitions,
de jalousies et de haines longuement
mûries, a décimé sa population mâle et jeté en trois ans dans le creuset de la guerre, les ressources de plusieurs décennies. L'éveil doit aller plus
profond ; il doit se saisir de sources d'action beaucoup plus pures
avant que la psychologie des nations puisse
se transmuer en un "quelque chose
de merveilleux, de fécond et d'étrange" qui éliminera de notre vie
humaine affligée et trébuchante, les collisions internationales et la guerre.
L'égoïsme
national demeurant, les moyens de conflit demeurant, leurs causes, occasions ou prétextes ne manqueront jamais.
La guerre actuelle a éclaté parce que les nations prépondérantes avaient depuis
longtemps fait tout ce qu'il fallait pour
la rendre inévitable ; elle a éclaté parce qu'il y avait un imbroglio balkanique et un espoir dans le
Proche-Orient, parce qu'il y avait des rivalités commerciales et
coloniales en Afrique du Nord (et les grandes
nations s'étaient déjà battues pour cela pendant la paix, bien avant que l'une,
puis d'autres, se jettent sur les
fusils et les obus). Sarajevo et la Belgique furent de simples facteurs décisifs; pour trouver les causes profondes, il faut remonter au moins à Agadir et à
Algésiras. Du Maroc à Tripoli, de
Tripoli à la Thrace et à la Macédoine, de
la Macédoine à l'Herzégovine, la charge électrique s'est propagée avec
cette inévitable logique des causes et effets, des actions et de leurs fruits —
ce que nous appelons le karma —, semant sur son chemin des petites détonations,
jusqu'à ce qu'elle ait touché le point inflammable et provoqué la vaste explosion qui
a couvert l'Europe de sang et de ruines. Il se peut que la
question des Balkans soit définitivement réglée, bien que ce
soit loin d'être sûr; il se peut que l'expulsion définitive
de l'Allemagne hors d'Afrique puisse détendre la situation en laissant ce
continent aux mains de trois ou quatre nations qui, pour le moment, se trouvent
alliées. Mais même si l'Allemagne était effacée de la carte et ses
ressentiments et ses ambitions rayés des
facteurs européens, les causes fondamentales du conflit resteraient. Il y aurait
encore la question asiatique du
Proche et de l'Extrême-Orient, qui peut se présenter en d'autres
conditions, prendre de nouvelles apparences et regrouper ses éléments, mais qui restera si grosse de dangers que si elle était stupidement réglée ou ne se réglait
pas d'elle-même, on pourrait à coup
sûr prédire une grande conflagration
humaine dont l'Asie serait l'origine ou le premier champ de bataille. Même si
cette difficulté est résolue, de nouvelles causes de conflit surgiront
nécessairement partout où l'esprit d'égoïsme
et de cupidité nationale cherchera sa satisfaction; tant que l'égoïsme subsistera, il cherchera à se
satisfaire, et même la satiété ne le
satisfera jamais pour de bon. L'arbre doit
porter ses fruits, et la Nature est toujours un jardinier diligent.
[1] Ceci fut
originellement écrit en 1916, avant la fin de la guerre. Cette possibilité plus heureuse n'a pu se
matérialiser tout de suite, mais l'insécurité croissante,
la confusion et le désordre, ont rendu de plus en plus impérieux la
création de quelque système international, si la civilisation moderne ne doit pas s'effondrer dans le sang et le chaos.
C'est cette nécessité qui a déterminé
la création de la Société des Nations, d'abord, puis de l'O.N.U. —ni l'une ni l'autre ne se sont montrées très
satisfaisantes du point de vue politique
; mais désormais, l'existence d'un centre d'ordre organisé est devenu très
évidemment indispensable. (Note de Sri
Aurobindo)
[2]Cette prédiction, facile à faire alors, et l'examen de ses causes, ont
été pleinement justifiés par les événements qui ont suivi et par le
déclenchement d'une guerre encore plus formidable et plus désastreuse. (Note de Sri
Aurobindo)
Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité
humaine, Chp XIV, Possibilité d'un début d'unité internationale : ses énormes difficultés
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