Nous avons répondu dans une certaine mesure à la question que nous nous étions posée en commençant. Nous avons sondé autant que nos lumières
nous le permettaient, la possibilité d'une
unification politique et administrative de
l'humanité par des moyens purement politiques et administratifs et pour
des raisons politiques et économiques. Nous en avons conclu que non seulement
cette unification était possible, mais que
les idées et les tendances de l'humanité, ainsi que les conséquences des
événements actuels et les nécessités ou les
forces en présence, s'orientaient d'une façon décisive dans cette direction. C'est l'un des courants
dominants de la Nature universelle dans le flux du développement humain
et c'est la conséquence logique des
circonstances actuelles et du passé
historique de l'humanité. Toutefois, rien ne permet de prévoir une évolution rapide et sans douleur, ni
même un succès final certain. Nous
avons noté quelques-unes des difficultés de la route ; nous avons vu
aussi par quelles voies l'unification pouvait pratiquement s'acheminer pour
surmonter ces difficultés. Nous en avons conclu que la seule voie (qui ne sera probablement pas suivie) était la voie idéale,
celle qu'exigent la justice, la
nécessité la plus haute et les plus nobles idées de l'humanité, celle qui aurait les plus grandes chances de succès durable. Il est probable qu'il faudra attendre
une période encore très éloignée de notre évolution collective avant que
l'unification prenne la forme parfaite d'une
fédération de nations libres et
égales ou qu'elle accepte pour principe une harmonie parfaite des deux forces opposées du nationalisme et de
l'internationalisme.
Et maintenant, nous devons examiner le deuxième aspect
du problème, les effets de l'unification sur
les ressorts de la vie et du progrès humain. L'unification politique et
administrative de l'humanité est non seulement possible mais annoncée par notre
évolution actuelle ; la résistance des
égoïsmes nationaux collectifs finira probablement par être renversée
sous la poussée grandissante de la tendance
unificatrice actuelle, encore renforcée
par les angoisses de la guerre européenne. Reste à savoir si une
organisation strictement unifiée n'impliquera pas nécessairement — peut-être pas dans ses premières formes imprécises
mais à mesure qu'elle se développera et deviendra plus complète et même plus
vigoureuse — un écrasant dédain des libertés
de l'homme, individuelles ou collectives, et la création d'un énorme mécanisme oppressif qui, pour un temps
du moins, entravera et restreindra le libre développement de l'âme humaine ou la menacera d'une excessive répression.
Nous avons vu qu'une période de
formation imprécise était généralement
suivie, dans l'évolution, d'une période de restriction et de
resserrement tendant à réaliser une unification plus rigide afin de donner une structure stable à la nouvelle
unité. Maintenant aussi, comme dans
les unifications passées, ceci impliquera
probablement une suppression du principe de liberté de la vie humaine, gain le plus précieux des luttes
passées, spirituelles, politiques et
sociales de l'humanité. Il est probable que sur cette nouvelle voie, la progression suivra encore une fois
le même cycle.
Ce genre
d'évolution serait non seulement probable mais inévitable,
si l'unification de l'humanité devait suivre l'évangile germanique et
s'acheminer vers la domination grandissante du monde par la race, nation ou
empire, les plus aptes. Elle serait également inévitable si le moyen choisi par
la Destinée était de mettre l'humanité sous la domination de deux ou trois
grandes nations impériales, ou encore si la
force réalisatrice poussait à la
création d'une Europe unie et étroitement organisée qui tiendrait en main le reste du monde (comme
l'avaient projeté certaine sorte de
penseurs politiques) et mettrait en tutelle les races moins blanches
pour une durée indéfinie.
Le but apparent de cette sorte de
tutelle et sa prétendue justification seraient de civiliser (c'est-à-dire
d'européaniser) les races moins développées. Pratiquement, nous savons que ceci
signifierait l'exploitation des races moins développées puisque, suivant les habitudes de la nature humaine, le
gardien bienveillant, mais puissant,
se sentirait fondé à tirer le meilleur profit de sa situation
avantageuse et ce, bien entendu, comme toujours,
dans l'intérêt commun de son propre développement et de celui du monde
en général. Pour se maintenir, ce régime s'appuierait
sur la supériorité de sa force et combattrait les velléités de liberté des gouvernés sous prétexte
qu'ils sont inaptes ou que leur
aspiration est prématurée ; ces deux arguments ont des chances de demeurer éternellement valables puisqu'ils ne pourront jamais être réfutés à la
satisfaction de ceux qui les avancent.
Au début, ce régime pourrait fonctionner avec l'intention de garder le
principe de liberté individuelle pour les
races gouvernantes, tout en imposant aux gouvernés une sujétion
bienfaisante ; mais ceci ne peut pas durer. L'expérience du passé nous
enseigne que le peuple impérial prend l'habitude
de préférer le principe d'autorité au principe de liberté et que cette habitude réagit sur lui, dans
son propre pays, et le conduit à sacrifier sa propre liberté intérieure,
insensiblement d'abord, puis par un
changement dans sa façon de penser,
enfin par l'apparition d'une sorte de fatalité des circonstances. Pareille situation ne peut avoir que
deux issues : soit le déclin général
du principe de liberté dans le monde, soit son extension aux peuples encore sujets ou, disons, "administrés" par d'autres dans leur propre intérêt.
Ou bien l'ordre supérieur gagne vers
le bas, ou bien l'inférieur gagne vers le haut ; ils ne peuvent pas subsister
perpétuellement ensemble dans la même économie humaine. Mais neuf fois
sur dix, en l'absence de circonstances qui
mettent fin au rapport de maître à sujet, c'est la possibilité la moins
bonne qui triomphe*.
Tous ces procédés d'unification
s'appuieraient pratiquement sur l'usage de
la force et de la coercition ; or, tout usage délibéré, organisé, prolongé et étendu, de moyens
restrictifs, tend non seulement à abattre la liberté chez ceux qui sont soumis
à la contrainte, mais à affaiblir le
respect du principe de liberté chez ceux-là mêmes qui usent de la
contrainte. Ces procédés favorisent la
croissance du principe opposé d'autorité absolue, qui tend naturellement à introduire une rigidité,
une uniformité, un système de vie mécanique et donc finalement incapable
de progrès. La relation psychologique de cause à effet agit inévitablement, à moins que l'on ne prenne soin de
fonder l'usage de l'autorité sur la
base d'un libre consentement aussi large que possible. Or, les systèmes
d'unification ainsi édifiés seraient de par
leur nature même et leur origine, privés du libre usage de ce correctif puisqu'ils devraient user de contrainte
à l'égard de matériaux en grande partie récalcitrants et imposer leur volonté
pour éliminer toutes les forces et les tendances
résistantes. Ils seraient amenés à réprimer, réduire, peut-être même abolir, toutes les formes de
liberté qui, selon leur expérience,
encouragent l'esprit de révolte et de résistance, c'est-à-dire toutes les grandes libertés d'action et d'expression
individuelle qui constituent la meilleure part, la plus vigoureuse et la plus stimulante, de la liberté humaine. Ils seraient
obligés d'abolir, d'abord par la violence, puis par des moyens de répression et de suppression légaux, tous les éléments de ce que nous appelons maintenant la
liberté nationale ; au cours du
processus, la liberté individuelle serait détruite, non seulement dans
les pays soumis à la contrainte, mais aussi,
par réaction et contagion inévitables, dans la ou les nations impériales elles-mêmes. Une rechute dans ce
sens est toujours facile car
l'affirmation de la dignité et de la liberté humaines est une vertu que l'homme n'a acquise que par une longue évolution et un effort douloureux ;
respecter la liberté des autres est encore moins naturel pour lui, bien que
sans ce respect, sa propre liberté ne
soit jamais vraiment sûre; opprimer et dominer quand il le peut (souvent avec d'excellents motifs, notons-le), sont au contraire ses
tendances animales innées, à moins qu'il ne soit mi-dupe mi-esclave de
ceux qui peuvent le dominer. Ainsi, toute
restriction non indispensable des quelques libertés communes que l'homme
a pu instaurer, équivaut pratiquement à un
pas en arrière, quel que soit le profit
immédiat qu'elle puisse apporter, et toute oppression, toute répression organisée qui dépasse ce que
l'état imparfait de la nature et de
la société humaines rend inévitable, devient
une atteinte au progrès de l'espèce entière, où qu'elle soit employée et
quel que soit celui qui l'emploie.
Par
contre, le danger de régression sera grandement atténué si l'unification extérieure de l'humanité se
forme par une combinaison de nations libres et
d'empires, et si ces empires s'efforcent de devenir des réalités
psychologiques, donc des organismes libres,
ou encore, si au moment de l'unification, l'espèce humaine a suffisamment progressé pour pouvoir adopter un principe de liberté de groupement, national
ou culturel, au sein d'une humanité unifiée. Mais le danger restera tout
de même. Car le principe d'ordre et d'uniformité est la tendance naturelle de la période d'unification, nous l'avons
vu. Le principe de liberté est un
obstacle naturel à l'extension de l'uniformité, et, bien qu'il soit
parfaitement conciliable avec un ordre vrai,
qu'il puisse coexister aisément et s'insérer dans un ordre déjà établi,
pratiquement il se concilie mal avec un ordre nouveau
qui exige de lui des sacrifices auxquels il n'est pas encore psychologiquement préparé. Ceci n'est pas
nécessairement grave en soi, car tout mouvement en avant implique une certaine somme de frictions et des difficultés
d'adaptation ; et si la liberté d'un
côté, et l'ordre de l'autre, subissaient quelques chocs en cours de
route, il serait tout de même possible d'arriver
assez facilement à un ajustement nouveau après un certain nombre d'expériences.
Malheureusement, il est de la nature de tout principe ou tendance qui cherche à
s'imposer, de se surfaire et d'enfler ses prétentions au moment de sa
croissance, et si les circonstances lui sont
favorables, de pousser ses impulsions à leur exclusif aboutissement,
d'affirmer despotiquement son règne et d'abattre, voire même de piétiner les autres principes et tendances, surtout ceux qu'il
sent instinctivement les plus éloignés de sa nature. Et s'il rencontre
une résistance parmi les forces opposées, son
impulsion dominatrice devient alors agressive, violente, tyrannique ;
au lieu d'un frottement pour s'ajuster,
c'est une lutte ennemie semée de violentes
vicissitudes, d'actions et de réactions, d'évolutions et de révolutions, jusqu'à ce qu'un côté ou l'autre
finisse par l'emporter.
C'est ce
qui s'est produit au cours du développement passé de l'humanité ; la lutte de l'ordre et de
l'uniformité contre la liberté est le
fait dominant de toutes les grandes formations humaines et de tous les grands accomplissements de l'humanité, religieux, sociaux et politiques. Rien ne
laisse encore prévoir un principe
de développement plus raisonnable dans un proche
avenir. Certes, plus qu'à aucune période connue de son histoire, l'homme semble
être en train de devenir assez généralement
un animal raisonnant, mais il n'est pas pour autant devenu un esprit beaucoup plus raisonnable et plus
harmonieux, sauf sur un ou deux points, et il se sert encore de sa raison
beaucoup plus souvent pour justifier ses conflits et ses oppositions que pour parvenir à de sages accords.
Et toujours, son mental et sa raison
sont à la merci complète des désirs et
des passions de son être vital. Il faut donc supposer que même dans les
meilleures circonstances, la vieille méthode de développement continuera de
prévaloir et que la vieille lutte reprendra
dès que l'on voudra procéder à une unification humaine. Le principe
d'autorité et d'ordre cherchera une organisation
mécanique, tandis que le principe de liberté résistera et revendiquera un système plus flexible, plus
libre, plus spacieux. Les deux vieux
ennemis se battront pour le contrôle de l'unité humaine, comme ils se
sont battus dans le passé pour le contrôle de la formation nationale. Au cours
du processus, les circonstances favorisent
toujours le pouvoir le plus étroit, et par
conséquent la liberté nationale et la liberté individuelle seront
vraisemblablement mises au pied du mur, heureux si elles ne sont pas envoyées au peloton d'exécution
des lois et des restrictions, liquidées d'un coup de grâce militaire.
Ceci pourrait être évité si, au
sein des nations elles-mêmes, l'esprit de liberté individuelle refleurissait
avec son ancienne vigueur ; il demanderait
alors, non seulement par sympathie naturelle mais dans son propre intérêt, le
respect des mêmes libertés pour toutes
les nations constituantes. Mais pour autant que les apparences actuelles le
laissent voir, nous entrons dans une
période où l'idéal de liberté individuelle est destiné à une totale éclipse à
l'ombre de l'idée étatique et, sinon à une sorte de mort temporaire, du moins à une longue stupeur, un coma, une hibernation. Le resserrement et la mécanisation
du processus d'unification
coïncideront probablement, simultanément, avec un processus de resserrement et de mécanisation dans chacune des
unités constituantes. Où donc, avec ce double processus, l'esprit de liberté trouverait-il une sauvegarde et de quoi
se nourrirait-il ? Les vieilles formules pratiques de liberté disparaîtraient
du coup et le seul espoir d'une saine progression dépendrait d'une
reformulation de la liberté, issue de quelque puissant
mouvement nouveau de la pensée humaine, spirituel ou intellectuel, qui
réconcilierait la liberté individuelle et l'idéal collectif de vie en communauté, la liberté des groupements nationaux
et le besoin nouveau d'une vie plus unie de l'espèce humaine.
En
attendant, nous devons examiner jusqu'où il est probable, ou possible, de pousser le principe d'unification par les méthodes
extérieures et mécaniques actuellement en faveur, c'est-à-dire politiques et administratives, et jusqu'à quel point leurs formules extrêmes aideront ou retarderont le
progrès véritable de l'espèce humaine
vers sa perfection. Il faut examiner
aussi dans quelle mesure le principe de nationalité a des chances d'être
lui-même affecté et s'il risque d'être dissous complètement, et au cas où il serait maintenu, quelle place prendront les unités nationales subordonnées au
sein de la nouvelle vie unifiée.
Cette étude met en question le problème du contrôle, l'idée d'un "Parlement de l'Homme" et les diverses
notions d'organisation politique qui s'appliquent à ce prodigieux problème
nouveau de la science de l'existence collective. Enfin se pose la question de
l'uniformité : à quel point est-elle salutaire à la race humaine et nécessaire
à l'unité ? Évidemment, nous abordons ici des problèmes que nous devrons traiter d'une manière beaucoup plus
abstraite que ceux dont nous nous sommes occupés jusqu'à présent et en
tenant beaucoup moins compte des réalités
immédiates. Car tout cela est encore
dans l'obscurité de l'avenir ; la seule lumière que nous ayons, vient de l'expérience passée et des
principes généraux qui gouvernent la vie, la nature, la sociologie ; le
présent ne jette qu'une pâle lueur
sur un problème dont l'origine remonte
un peu plus loin dans le temps, au sein d'une ténébreuse obscurité pleine d'incalculables
possibilités. Nous ne pouvons rien
prévoir, nous pouvons seulement spéculer et poser des principes.
Nous
observons qu'il existe toujours deux possibilités extrêmes et un certain nombre de compromis plus ou
moins probables.
Actuellement, la nation est l'unité de groupement la plus solide de l'agrégation humaine, tous les
autres groupements tendent à
s'y subordonner ; même l'unité impériale n'a été jusqu'à présent qu'un prolongement de l'unité nationale, car les empires des temps modernes ne se sont
pas consciemment constitués
pour créer une agrégation plus vaste, comme l'avait fait le monde romain impérial, mais pour servir l'instinct de domination et d'expansion, la soif de terres,
la soif d'argent, la soif de produits de consommation
et l'agressivité vitale, intellectuelle et
culturelle des nations puissantes et prospères. Mais ceci ne met pas l'unité nationale à l'abri d'une dissolution finale au sein d'un principe d'agrégation plus
vaste. Dans toute unité humaine, même
la plus entière, la plus intolérante, la plus uniforme, il faudra
toujours qu'il y ait des unités de groupement,
car c'est le principe même, non seulement de la nature humaine mais de la vie et de toute agrégation. Nous touchons ici à une loi fondamentale de l'existence
universelle, à la mathématique et à
la physique fondamentales de la création. Mais ceci ne veut pas dire
nécessairement que la nation persistera en
tant qu'unité de groupement. Elle peut disparaître complètement ; déjà on a commencé à rejeter l'idée de nation ; l'idée inverse du "sans-patrie"
ou du citoyen du monde s'est fait
jour avec une force grandissante dès avant la guerre, et, bien qu'elle soit
temporairement abattue, réduite au silence et découragée, elle n'est
nullement détruite et très probablement se ranimera avec une violence accrue. Mais
il est possible aussi que l'idée de nation
persiste de plus belle et que, finalement, quelles que soient ses
luttes et son apparent déclin, elle affirme
vigoureusement sa vie, sa liberté et son particularisme au sein d'une unité plus grande. Il est possible
enfin qu'elle subsiste, mais avec une
vitalité réduite et subjuguée, ou même sans vitalité vraie et sans esprit de
particularisme ni de séparatisme
vivant, comme une commodité, un fait administratif plutôt que psychologique, tel un département français
ou un comté d'Angleterre. Néanmoins,
l'idée de nation pourrait subsister
d'une façon mécanique et juste assez distincte pour servir de point de départ à une dissolution ultérieure de
l'unité humaine, qui se produira
inévitablement si l'unification est plus mécanique que réelle,
c'est-à-dire si le principe de l'unité humaine continue d'être régi par des
mobiles politiques et administratifs, fondé
sur des habitudes de facilité et de commodité économiques, sociales ou
purement culturelles, et si cette base
matérielle ne sert pas à une unité spirituelle de l'humanité.
De même
pour l'idéal d'uniformité. Pour beaucoup d'esprits, surtout ceux d'une tournure rigide et mécanique et dont la logique ou l'intellectualité sont plus fortes
que l'imagination et qu'un libre
instinct vital, ceux qui sont facilement séduits par la beauté d'une idée, quitte à oublier ses limitations, pour ceux-là l'uniformité est un idéal, voire même le plus haut idéal qu'ils puissent concevoir. L'uniformité de
l'humanité n'est pas une éventualité impossible, bien qu'elle soit
impraticable en les circonstances actuelles
et à peine concevable à certains points de vue, sinon dans un très lointain avenir. Certainement, il y a, ou il y a eu, une immense poussée vers une
uniformisation des habitudes de vie, une uniformisation des
connaissances, uniformisation politique,
sociale, économique, éducative, et si cette tendance était poussée
jusqu'à sa conclusion finale, elle entraînerait
naturellement une uniformité de culture. Si pareille situation se
produisait, la seule barrière qui résisterait au nivellement absolu d'une uniformité complète, serait la différence de
langage ; car le langage crée et détermine la pensée autant que la
pensée crée et détermine le langage ; or, tant qu'il y aura une différence de
langage, il restera toujours une certaine somme
de libre variation dans la pensée, dans la connaissance et la culture. Mais on peut aisément concevoir
qu'une uniformité culturelle
générale et une vie étroitement associée finissent par donner une force irrésistible au besoin, déjà ressenti, d'une langue universelle ; une fois créée ou
adoptée, la langue universelle peut finir par détruire les langues
régionales, comme le latin a tué les langues
de la Gaule, de l'Espagne et de
l'Italie, ou comme l'anglais a tué le cornique, le gaélique et l'erse, et empiété sur le gallois. En revanche,
le subjectivisme grandissant de la
pensée humaine a suscité de nos jours un
renouveau du principe de libre variation et un refus de l'uniformité. Si
cette tendance triomphe, il faudra bien que l'unification
de l'espèce humaine s'organise de façon à respecter la liberté de
culture, de pensée et de vie des diverses unités constituantes. Mais il existe
une troisième possibilité : une uniformité qui permettrait cependant, ou même
encouragerait, les variations mineures ne menaçant pas les fondements du règne uniforme. Ici aussi, dans leurs limites, ces
variations pourraient être vivantes,
énergiques, particularistes jusqu'à un certain point, sans être
séparatistes ; ou elles pourraient exprimer simplement
des tonalités et des nuances tout à fait mineures, mais elles seraient cependant juste assez
distinctes pour servir de point de
départ à une dissolution du règne de l'uniformité et ouvrir un nouveau
cycle de progrès diversifié.
De même pour l'organisation du
gouvernement de l'espèce humaine. On peut
concevoir une enrégimentation rigide sous une autorité centrale, comme
certains systèmes socialistes l'envisagent
pour la nation ; un régime qui supprimerait toute liberté individuelle
et régionale dans l'intérêt d'une étroite organisation uniforme de
l'éducation, de la vie économique, des habitudes sociales et morales, de la
connaissance, de la religion même, bref de
toutes les catégories de l'activité humaine. Pareille éventualité peut
sembler impossible, et serait en fait irréalisable
dans un proche avenir étant donné l'immensité des masses qu'il faudrait
inclure, les difficultés à surmonter, les innombrables problèmes à résoudre
avant qu'elle puisse s'instaurer. Mais
croire que cette idée est impossible, c'est ne pas tenir compte de deux facteurs importants : d'abord,
du progrès de la science qui permet de manipuler de plus en plus facilement des masses énormes (la guerre actuelle
en est la preuve) et de régler des problèmes à grande échelle, puis de
la marche rapide du socialisme**. Si l'idée
socialiste ou son application pratique sous un déguisement quelconque
venait à triompher dans tous les continents, il pourrait en résulter naturellement une socialisation internationale,
d'autant facilitée par les progrès de
la science et de l'organisation scientifique et par la disparition des difficultés d'espace et de
nombre. Il est possible, par contre, qu'après un cycle de luttes violentes qui
mettrait aux prises l'idéal d'enrégimentation et l'idéal de liberté, la
période socialiste de l'humanité se révélât
d'une assez brève durée, comme le fut l'absolutisme monarchique en
Europe, et qu'elle fût suivie d'un autre
cycle, inspiré davantage par un principe
d'anarchisme philosophique : un cycle d'unité fondé sur la liberté
individuelle la plus complète et sur une liberté de groupement naturelle, non forcée. Il se peut aussi que l'on arrive à un compromis : enrégimentation générale
concédant une liberté limitée, plus ou
moins vigoureuse, suffisamment vivante
cependant pour servir de point de départ à la dissolution du régime dès l'instant où l'humanité
commencerait à sentir que
l'enrégimentation n'est pas sa destinée ultime et qu'un nouveau cycle de recherche et d'expérience
est à nouveau devenu indispensable à son avenir.
Il n'est pas possible ici d'examiner en détail
ces vastes questions. Nous pouvons seulement tenter
d'émettre quelques idées susceptibles de
guider notre approche du problème de l'unification. Le problème est vaste et obscur, mais même un rayon de
lumière çà et là peut aider à réduire la difficulté et diminuer l'obscurité.
*Ces
considérations n'ont maintenant plus de rapport avec l'état actuel du monde. L'Asie est presque totalement libre ou en
voie de libération. L'idée d'une
domination occidentale ou européenne n'a pas plus de force et s'est en fait
retirée de la pensée des hommes ; elle est pratiquement inexistante.(Note de
Sri Aurobindo)
**Même les réactions apparentes, tel le régime fasciste italien, maintenant
renversé, ne font que préparer ou mettre en oeuvre des possibilités qui
font appel au même principe de contrôle et de direction étatiques, ce qui est l'essence
même du socialisme. (Note de Sri Aurobindo)
Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité
humaine (Madras, 1919)
CHAPITRE XVI, Le problème de l'uniformité et de la liberté