Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo SRI AUROBINDO - YOGA INTEGRAL: janvier 2019

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

L'échelle de l'évolution I

Voyons comment la pensée de Dieu se déploie dans la Vie. Le monde matériel est d'abord formé avec en son centre le Soleil, le Soleil lui-même n'étant qu'une étoile secondaire du grand Agni', Mahavishnu3, au centre duquel se situe Bhu4. Mahavishnu est le Virat Purushas qui, en tant qu'Agni, s'investit sous la forme du soleil et des étoiles. Il est Agni Twashta, Visvakarman, il est aussi Prajapati & Matariswan. Ce sont les trois Purushas primordiaux de la vie terrestre, – Agni Twashta, Prajapati & Matariswan, tous sont les corps de l'âme de Mahavishnu. Agni Twashta ayant formé le Soleil à partir des Apas (ou des Eaux de l'être), Prajapati en tant que Surya Savitri entre dans le Soleil et en prend possession.

 Il se multiplie dans les Suris ou Dieux Solaires, qui sont les âmes des flammes de Surya, les Purushas des énergies solaires féminines.  Puis, à partir de ce corps solaire de Vishnu, il crée les planètes, chacune d'entre elles devenant successivement le Bhumi ou lieu de manifestation du Manu, l'être mental, noeud de l'existence de la vie manifeste et lien entre la vie et l'esprit. La Terre actuelle apparaît à son tour comme scène de la vie, Mars ayant été son dernier théâtre. Dans le Bhumi, Agni Twashta est de nouveau le principe premier, Matarishwan le second, et finalement apparaît Prajapati sous la forme des quatre Manus (chatwaro manavah), d'abord dans le monde mental qui se tient derrière la vie terrestre, puis dans le monde physique. Car la terre comporte sept plans d'être : le matériel, dont les scènes et événements sont normalement seuls visibles aux sens physiques, le vital dont le pranakosha de l'homme est fait et auquel il réagit, Ie mental auquel son mana­hkosha est attaché, le plan idéal qui gouverne son vijnanako­sha, le plan béatifique qui soutient son anadakosha, & les plans dynamiques et essentiels pour lesquels il n'a pas encore développé de koshas correspondants, mais seulement quelques nimbes encore sans formes d'un être concret. Les dieux projettent tous leur linga rupa [forme subtile] dans ces mondes de la terre, et à travers eux dirigent ses affaires ; car ces lingas y répètent, en termes propres à la vie sur terre, les mouvements conscients des dieux et de leurs existences supérieures dans les mondes situés au-dessus de Bhu. Les Manus manifestés dans le Manoloka de Bhu font pression sur la terre pour la manifestation de la vie et du mental. Prajapati, en tant que Rudra, commence alors à former la vie sur la terre, d'abord sous forme végétale, puis dans des formes animales. L'homme existe déjà, mais en tant que dieu ou demi-dieu dans le Bhuvarloka de Bhu, non en tant qu'homme sur terre.  Là, il est soit Deva, Asura, Rakshasa, Pramatha, Pisacha, Pashu. Ou bien en tant que Deva, il est soit Gandharva, Yaksha, Vidyadhara, soit l'un de n'importe quels Karmadevas. Car l'Homme est un fils du Manu et sa place lui est assignée dans le Div [le ciel, plans de l'intelligence mentale] et le Pradiv, dans le Paradis & dans les Swargabhumis. De là il descend sur terre, et là il retourne en quittant la terre. Tout cela sera expliqué par la suite. Quand le corps humain est prêt, alors il descend sur terre et occupe ce corps. Il n'est pas un natif de la terre pas plus qu'il n'a évolué à partir de l'animal. Sa manifestation dans la forme animale est toujours une incarnation partielle comme nous le verrons plus tard.

     L'animal lui-même est un type inférieur. Certains devas du plan manasique [mental] dans le bhuvarloka descendent dans les types les plus élevés parmi les animaux. Ce ne sont pas des êtres mentaux à proprement parler, mais seulement des êtres vitaux à demi-mentaux. Ils vivent en bandes, tribus, etc., avec une existence collective. Ce sont des âmes individuelles, mais leur individualité est moins vigoureuse que dans l'âme type. S'ils n'étaient pas individualisés, ils ne pourraient pas s'incarner dans des formes individuelles. Le corps est seulement le type physique de l'âme. L'âme, si elle était seulement une âme collective, se manifesterait dans quelque corps complexe dont l'agrégat des différentes parties serait la seule unité ; disons, une vie comme celle du cerveau humain. L'animal développe la vie tribale, la vie en horde ou en clan, la vie de famille. Il développe chitta, manas [le mental sensoriel] et les rudiments de la raison. Alors seulement apparaît l'homme.

    Comment l'homme apparaît-il ? Prajapati se manifeste comme Vishnu Upendra [Indra « jeune », le Pouvoir du mental Divin] incarné dans l'animal ou Pashu, dans lequel les quatre Manus se sont déjà manifestés, et la première créature humaine qui apparaît, dans le présent Kalpa, est le Vanara, non pas le Singe-animal mais l'homme avec la nature du Singe. Son Satya Yuga est le premier Paradis, car l'homme commence avec le Satya Yuga, en un type parfait, et non en un type rudimentaire. L'animal établit un type parfait pour le Pashu humain, et seulement alors un Manuputra ou Manu, un humain, une véritable âme mentale, apparaît sur terre, avec toute l'intensité d'une mentalité humaine-animale parfaite dans la forme animale.

     Tels sont les débuts de l'homme. Il grandit par la descente de types de Manus toujours plus élevés venant du bhuvarloka, – d'abord il est Pashu, puis Pishacha, Pramatha, Rakshasa, Asura, Deva et enfin Siddha. Ainsi il remonte l'échelle de son propre être vers le Sat Purusha.

    Manu, le premier Prajapati, est une partie de Mahavishnu Lui-même, descendu dans le plan mental pour conduire la destinée de la race humaine. Il est différent des quatre Manus qui sont plus que les Prajapatis, car ils sont les quatre Âmes-Types dont tous les Purushas humains sont nés ; ils sont Manus seulement pour les fins de l'humanité, étant eux-mêmes au-delà de cet univers manifesté & demeurant pour toujours dans l'être des Para Purushas. Ils ne sont pas de véritables Manomaya Purushas. Mais Manu Prajapati est un véritable Manomaya Purusha. Par génération mentale il engendre, avec ses Énergies féminines, les hommes dans les plans mentaux & vitaux au-dessus de la terre, d'où ils descendent dans le corps matériel, ou plutôt terrestre. Sur terre, Manu s'incarne quatorze fois au cours de chaque Kalpa, & chacune de ces quatorze incarnations s'appelle un Manu. Ces quatorze Manus gouvernent les destinées humaines durant les cent chaturyugas du Prati-Kalpa, chacun de ces Manus prenant en charge à son tour un stade particulier du développement humain, qu'il dirige autant depuis le monde mental que par des incarnations répétées sur terre pendant toute la durée de ce stade. Lorsque Manu Prajapati souhaite s'incarner dans une forme nouvelle, il dispose d'un corps mental préparé pour lui par l'évolution des naissances par un vibhuti humain, Suratha ou autre, & il en prend possession au début de son manvantara. Chaque manvantara est composé d'un nombre varié de chaturyugas en fonction de l'importance & de la difficulté de l'étape dont il est chargé. Une fois au moins au cours de chaque chaturyuga le Manu du Manvantara s'incarne en tant qu'homme sur terre, mais cela n'arrive jamais dans le Kali Yuga. Le septième et le huitième Manu sont les plus importants dans chaque Prati Kalpas & ont les règnes les plus longs, car c'est au cours de leurs Manvantaras que la transformation cruciale s'opère finalement, passant du type réalisé dans le précédent Prati Kalpa, au type qui doit être perfectionné dans le présent Kalpa. Car chacun des dix Prati Kalpas a son type. Dans les dix Prati Kalpas l'homme progresse au travers des dix types qui ont été fixés pour son évolution dans le Kalpa. Dans l'actuel Kalpa, les types (dashagus) sont les dix formes de conscience appelées Pashu, Vanara, Pishacha, Pramatha, Rakshasa, Asura, Deva, Sadhyadeva, Siddhadeva, et Satyadeva. Les trois derniers sont connus sous d'autres noms qui n'ont pas besoin d'être écrits à présent. Le Pashu est le mental entièrement concentré sur l'annam [la matière], le Vanara est le mental concentré sur le prana [la force de vie], le Pishacha est l'esprit concentré sur les sens & la partie cognitive de la chitta, le Pramatha est le mental concentré sur le cœur & la partie émotionnelle & esthétique de. la chitta, le Rakshasa est le mental concentré sur le manas pensant proprement dit, & il soulève tous les précédents dans le manas lui-même ; l'Asura est le mental concentré sur la buddhi [raison], & dans l'Asura-Rakshasa il la met au service du manas & du chitta. Le Deva est le mental concentré en vijnanam, se dépassant lui-même, mais dans l'Asura-Deva ou le Devasura il met vijnana au service de la buddhi. Les stades suivants élèvent le mental successivement jusqu'à l'Ananda, Tapas & Sat & sont respectivement le suprême Rakshasa, le suprême Asura, le suprême Deva. Nous avons ici la gradation complète par laquelle le Mental escalade sa propre échelle depuis la Matière jusqu'à l'Être pur que l'Homme a fait évoluer dans les différents types dont les dix principes sont tour à tour capables. Trouver la joie de ces divers types dans leur jeu multiforme est le but du Purusha Suprême dans la Lila humaine.


Sri Aurobindo, Journal du Yoga,
  L'échelle de l'évolution [I], Notes sur les images vues en mars 1914.


Les Autres Terres



Une multitude irisée de collines et de mers,
le miroitement de ruisseaux dans une jungle de verdure
et des astres errants et des symphonies-miracles
de couleurs flottaient dans des éthers sans ombre,
une danse de lucioles dans l'obscurité diaprée,
sur une pâle minuit l'éclat argenté de la lune,
les obsessions de feu d'une floraison écarlate
et le soudain éclair d'ailes dans un ciel d'or,
d'étranges formes d'oiseaux et d'animaux tels des souvenirs projetés
sur le silence enchanté de forêts surnaturelles
et le calme visage des dieux découpé sur l'espace immense
apportant la merveille des infinitudes —
à travers des voiles chatoyants de prodige et de délice
surgissent monde après monde à la vue éveillée.

Sri Aurobindo, Poèmes (1930-1938)

Le problème de l'uniformité et de la liberté



                    Nous avons répondu dans une certaine mesure à la question que nous nous étions posée en commençant. Nous avons sondé autant que nos lumières nous le permettaient, la possibilité d'une unification politique et administrative de l'humanité par des moyens purement politiques et administratifs et pour des raisons politiques et économiques. Nous en avons conclu que non seulement cette unification était possible, mais que les idées et les tendances de l'humanité, ainsi que les conséquences des événements actuels et les nécessités ou les forces en présence, s'orientaient d'une façon décisive dans cette direction. C'est l'un des courants dominants de la Nature universelle dans le flux du développement humain et c'est la conséquence logique des circonstances actuelles et du passé historique de l'humanité. Toutefois, rien ne permet de prévoir une évolution rapide et sans douleur, ni même un succès final certain. Nous avons noté quelques-unes des difficultés de la route ; nous avons vu aussi par quelles voies l'unification pouvait pratiquement s'acheminer pour surmonter ces difficultés. Nous en avons conclu que la seule voie (qui ne sera probablement pas suivie) était la voie idéale, celle qu'exigent la justice, la nécessité la plus haute et les plus nobles idées de l'humanité, celle qui aurait les plus grandes chances de suc­cès durable. Il est probable qu'il faudra attendre une période encore très éloignée de notre évolution collective avant que l'unification prenne la forme parfaite d'une fédération de na­tions libres et égales ou qu'elle accepte pour principe une harmonie parfaite des deux forces opposées du nationalisme et de l'internationalisme.
    Et maintenant, nous devons examiner le deuxième aspect du problème, les effets de l'unification sur les ressorts de la vie et du progrès humain. L'unification politique et administrative de l'humanité est non seulement possible mais annoncée par notre évolution actuelle ; la résistance des égoïsmes nationaux col­lectifs finira probablement par être renversée sous la poussée grandissante de la tendance unificatrice actuelle, encore ren­forcée par les angoisses de la guerre européenne. Reste à savoir si une organisation strictement unifiée n'impliquera pas néces­sairement — peut-être pas dans ses premières formes impré­cises mais à mesure qu'elle se développera et deviendra plus complète et même plus vigoureuse — un écrasant dédain des libertés de l'homme, individuelles ou collectives, et la création d'un énorme mécanisme oppressif qui, pour un temps du moins, entravera et restreindra le libre développement de l'âme humaine ou la menacera d'une excessive répression. Nous avons vu qu'une période de formation imprécise était géné­ralement suivie, dans l'évolution, d'une période de restriction et de resserrement tendant à réaliser une unification plus rigide afin de donner une structure stable à la nouvelle unité. Main­tenant aussi, comme dans les unifications passées, ceci im­pliquera probablement une suppression du principe de liberté de la vie humaine, gain le plus précieux des luttes passées, spirituelles, politiques et sociales de l'humanité. Il est probable que sur cette nouvelle voie, la progression suivra encore une fois le même cycle.
    Ce genre d'évolution serait non seulement probable mais inévitable, si l'unification de l'humanité devait suivre l'évangile germanique et s'acheminer vers la domination grandissante du monde par la race, nation ou empire, les plus aptes. Elle serait également inévitable si le moyen choisi par la Destinée était de mettre l'humanité sous la domination de deux ou trois grandes nations impériales, ou encore si la force réalisatrice poussait à la création d'une Europe unie et étroitement organisée qui tiendrait en main le reste du monde (comme l'avaient projeté certaine sorte de penseurs politiques) et mettrait en tutelle les races moins blanches pour une durée indéfinie.
       Le but apparent de cette sorte de tutelle et sa prétendue justification seraient de civiliser (c'est-à-dire d'européaniser) les races moins développées. Pratiquement, nous savons que ceci signifierait l'exploitation des races moins développées puisque, suivant les habitudes de la nature humaine, le gardien bien­veillant, mais puissant, se sentirait fondé à tirer le meilleur profit de sa situation avantageuse et ce, bien entendu, comme toujours, dans l'intérêt commun de son propre développement et de celui du monde en général. Pour se maintenir, ce régime s'appuierait sur la supériorité de sa force et combattrait les velléités de liberté des gouvernés sous prétexte qu'ils sont inaptes ou que leur aspiration est prématurée ; ces deux argu­ments ont des chances de demeurer éternellement valables puisqu'ils ne pourront jamais être réfutés à la satisfaction de ceux qui les avancent. Au début, ce régime pourrait fonction­ner avec l'intention de garder le principe de liberté individuelle pour les races gouvernantes, tout en imposant aux gouvernés une sujétion bienfaisante ; mais ceci ne peut pas durer. L'expé­rience du passé nous enseigne que le peuple impérial prend l'habitude de préférer le principe d'autorité au principe de liberté et que cette habitude réagit sur lui, dans son propre pays, et le conduit à sacrifier sa propre liberté intérieure, insen­siblement d'abord, puis par un changement dans sa façon de penser, enfin par l'apparition d'une sorte de fatalité des cir­constances. Pareille situation ne peut avoir que deux issues : soit le déclin général du principe de liberté dans le monde, soit son extension aux peuples encore sujets ou, disons, "adminis­trés" par d'autres dans leur propre intérêt. Ou bien l'ordre supérieur gagne vers le bas, ou bien l'inférieur gagne vers le haut ; ils ne peuvent pas subsister perpétuellement ensemble dans la même économie humaine. Mais neuf fois sur dix, en l'absence de circonstances qui mettent fin au rapport de maître à sujet, c'est la possibilité la moins bonne qui triomphe*.
    Tous ces procédés d'unification s'appuieraient pratiquement sur l'usage de la force et de la coercition ; or, tout usage déli­béré, organisé, prolongé et étendu, de moyens restrictifs, tend non seulement à abattre la liberté chez ceux qui sont soumis à la contrainte, mais à affaiblir le respect du principe de liberté chez ceux-là mêmes qui usent de la contrainte. Ces procédés favorisent la croissance du principe opposé d'autorité absolue, qui tend naturellement à introduire une rigidité, une unifor­mité, un système de vie mécanique et donc finalement incapable de progrès. La relation psychologique de cause à effet agit inévitablement, à moins que l'on ne prenne soin de fonder l'usage de l'autorité sur la base d'un libre consentement aussi large que possible. Or, les systèmes d'unification ainsi édifiés seraient de par leur nature même et leur origine, privés du libre usage de ce correctif puisqu'ils devraient user de con­trainte à l'égard de matériaux en grande partie récalcitrants et imposer leur volonté pour éliminer toutes les forces et les ten­dances résistantes. Ils seraient amenés à réprimer, réduire, peut-être même abolir, toutes les formes de liberté qui, selon leur expérience, encouragent l'esprit de révolte et de résis­tance, c'est-à-dire toutes les grandes libertés d'action et d'ex­pression individuelle qui constituent la meilleure part, la plus vigoureuse et la plus stimulante, de la liberté humaine. Ils seraient obligés d'abolir, d'abord par la violence, puis par des moyens de répression et de suppression légaux, tous les élé­ments de ce que nous appelons maintenant la liberté natio­nale ; au cours du processus, la liberté individuelle serait dé­truite, non seulement dans les pays soumis à la contrainte, mais aussi, par réaction et contagion inévitables, dans la ou les na­tions impériales elles-mêmes. Une rechute dans ce sens est toujours facile car l'affirmation de la dignité et de la liberté humaines est une vertu que l'homme n'a acquise que par une longue évolution et un effort douloureux ; respecter la liberté des autres est encore moins naturel pour lui, bien que sans ce respect, sa propre liberté ne soit jamais vraiment sûre; oppri­mer et dominer quand il le peut (souvent avec d'excellents motifs, notons-le), sont au contraire ses tendances animales innées, à moins qu'il ne soit mi-dupe mi-esclave de ceux qui peuvent le dominer. Ainsi, toute restriction non indispensable des quelques libertés communes que l'homme a pu instaurer, équivaut pratiquement à un pas en arrière, quel que soit le profit immédiat qu'elle puisse apporter, et toute oppression, toute répression organisée qui dépasse ce que l'état impar­fait de la nature et de la société humaines rend inévitable, devient une atteinte au progrès de l'espèce entière, où qu'elle soit employée et quel que soit celui qui l'emploie.
  Par contre, le danger de régression sera grandement atténué si l'unification extérieure de l'humanité se forme par une combinaison de nations libres et d'empires, et si ces empires s'efforcent de devenir des réalités psychologiques, donc des organismes libres, ou encore, si au moment de l'unification, l'espèce humaine a suffisamment progressé pour pouvoir adop­ter un principe de liberté de groupement, national ou culturel, au sein d'une humanité unifiée. Mais le danger restera tout de même. Car le principe d'ordre et d'uniformité est la tendance naturelle de la période d'unification, nous l'avons vu. Le principe de liberté est un obstacle naturel à l'extension de l'uniformité, et, bien qu'il soit parfaitement conciliable avec un ordre vrai, qu'il puisse coexister aisément et s'insérer dans un ordre déjà établi, pratiquement il se concilie mal avec un ordre nouveau qui exige de lui des sacrifices auxquels il n'est pas encore psychologiquement préparé. Ceci n'est pas nécessaire­ment grave en soi, car tout mouvement en avant implique une certaine somme de frictions et des difficultés d'adaptation ; et si la liberté d'un côté, et l'ordre de l'autre, subissaient quel­ques chocs en cours de route, il serait tout de même possible d'arriver assez facilement à un ajustement nouveau après un certain nombre d'expériences. Malheureusement, il est de la nature de tout principe ou tendance qui cherche à s'imposer, de se surfaire et d'enfler ses prétentions au moment de sa crois­sance, et si les circonstances lui sont favorables, de pousser ses impulsions à leur exclusif aboutissement, d'affirmer des­potiquement son règne et d'abattre, voire même de piétiner les autres principes et tendances, surtout ceux qu'il sent instinc­tivement les plus éloignés de sa nature. Et s'il rencontre une résistance parmi les forces opposées, son impulsion domina­trice devient alors agressive, violente, tyrannique ; au lieu d'un frottement pour s'ajuster, c'est une lutte ennemie semée de violentes vicissitudes, d'actions et de réactions, d'évolutions et de révolutions, jusqu'à ce qu'un côté ou l'autre finisse par l'emporter.
  C'est ce qui s'est produit au cours du développement passé de l'humanité ; la lutte de l'ordre et de l'uniformité contre la liberté est le fait dominant de toutes les grandes formations humaines et de tous les grands accomplissements de l'huma­nité, religieux, sociaux et politiques. Rien ne laisse encore pré­voir un principe de développement plus raisonnable dans un proche avenir. Certes, plus qu'à aucune période connue de son histoire, l'homme semble être en train de devenir assez géné­ralement un animal raisonnant, mais il n'est pas pour autant devenu un esprit beaucoup plus raisonnable et plus harmonieux, sauf sur un ou deux points, et il se sert encore de sa raison beaucoup plus souvent pour justifier ses conflits et ses oppositions que pour parvenir à de sages accords. Et toujours, son mental et sa raison sont à la merci complète des désirs et des passions de son être vital. Il faut donc supposer que même dans les meilleures circonstances, la vieille méthode de développement continuera de prévaloir et que la vieille lutte reprendra dès que l'on voudra procéder à une unification humaine. Le principe d'autorité et d'ordre cherchera une orga­nisation mécanique, tandis que le principe de liberté résistera et revendiquera un système plus flexible, plus libre, plus spa­cieux. Les deux vieux ennemis se battront pour le contrôle de l'unité humaine, comme ils se sont battus dans le passé pour le contrôle de la formation nationale. Au cours du processus, les circonstances favorisent toujours le pouvoir le plus étroit, et par conséquent la liberté nationale et la liberté individuelle seront vraisemblablement mises au pied du mur, heureux si elles ne sont pas envoyées au peloton d'exécution des lois et des restrictions, liquidées d'un coup de grâce militaire.
  Ceci pourrait être évité si, au sein des nations elles-mêmes, l'esprit de liberté individuelle refleurissait avec son ancienne vigueur ; il demanderait alors, non seulement par sympathie naturelle mais dans son propre intérêt, le respect des mêmes libertés pour toutes les nations constituantes. Mais pour autant que les apparences actuelles le laissent voir, nous entrons dans une période où l'idéal de liberté individuelle est destiné à une totale éclipse à l'ombre de l'idée étatique et, sinon à une sorte de mort temporaire, du moins à une longue stupeur, un coma, une hibernation. Le resserrement et la mécanisation du proces­sus d'unification coïncideront probablement, simultanément, avec un processus de resserrement et de mécanisation dans chacune des unités constituantes. Où donc, avec ce double processus, l'esprit de liberté trouverait-il une sauvegarde et de quoi se nourrirait-il ? Les vieilles formules pratiques de liberté disparaîtraient du coup et le seul espoir d'une saine progression dépendrait d'une reformulation de la liberté, issue de quelque puissant mouvement nouveau de la pensée humaine, spirituel ou intellectuel, qui réconcilierait la liberté individuelle et l'idéal collectif de vie en communauté, la liberté des groupements nationaux et le besoin nouveau d'une vie plus unie de l'espèce humaine.
  En attendant, nous devons examiner jusqu'où il est pro­bable, ou possible, de pousser le principe d'unification par les méthodes extérieures et mécaniques actuellement en faveur, c'est-à-dire politiques et administratives, et jusqu'à quel point leurs formules extrêmes aideront ou retarderont le progrès véritable de l'espèce humaine vers sa perfection. Il faut exami­ner aussi dans quelle mesure le principe de nationalité a des chances d'être lui-même affecté et s'il risque d'être dissous complètement, et au cas où il serait maintenu, quelle place prendront les unités nationales subordonnées au sein de la nouvelle vie unifiée. Cette étude met en question le problème du contrôle, l'idée d'un "Parlement de l'Homme" et les di­verses notions d'organisation politique qui s'appliquent à ce prodigieux problème nouveau de la science de l'existence col­lective. Enfin se pose la question de l'uniformité : à quel point est-elle salutaire à la race humaine et nécessaire à l'unité ? Évidemment, nous abordons ici des problèmes que nous devrons traiter d'une manière beaucoup plus abstraite que ceux dont nous nous sommes occupés jusqu'à présent et en tenant beaucoup moins compte des réalités immédiates. Car tout cela est encore dans l'obscurité de l'avenir ; la seule lumière que nous ayons, vient de l'expérience passée et des principes géné­raux qui gouvernent la vie, la nature, la sociologie ; le présent ne jette qu'une pâle lueur sur un problème dont l'origine remonte un peu plus loin dans le temps, au sein d'une téné­breuse obscurité pleine d'incalculables possibilités. Nous ne pouvons rien prévoir, nous pouvons seulement spéculer et poser des principes.
  Nous observons qu'il existe toujours deux possibilités ex­trêmes et un certain nombre de compromis plus ou moins probables. Actuellement, la nation est l'unité de groupement la plus solide de l'agrégation humaine, tous les autres groupe­ments tendent à s'y subordonner ; même l'unité impériale n'a été jusqu'à présent qu'un prolongement de l'unité nationale, car les empires des temps modernes ne se sont pas consciem­ment constitués pour créer une agrégation plus vaste, comme l'avait fait le monde romain impérial, mais pour servir l'instinct de domination et d'expansion, la soif de terres, la soif d'argent, la soif de produits de consommation et l'agressivité vitale, in­tellectuelle et culturelle des nations puissantes et prospères. Mais ceci ne met pas l'unité nationale à l'abri d'une dissolu­tion finale au sein d'un principe d'agrégation plus vaste. Dans toute unité humaine, même la plus entière, la plus intolérante, la plus uniforme, il faudra toujours qu'il y ait des unités de groupement, car c'est le principe même, non seulement de la nature humaine mais de la vie et de toute agrégation. Nous touchons ici à une loi fondamentale de l'existence universelle, à la mathématique et à la physique fondamentales de la créa­tion. Mais ceci ne veut pas dire nécessairement que la nation persistera en tant qu'unité de groupement. Elle peut dispa­raître complètement ; déjà on a commencé à rejeter l'idée de nation ; l'idée inverse du "sans-patrie" ou du citoyen du monde s'est fait jour avec une force grandissante dès avant la guerre, et, bien qu'elle soit temporairement abattue, réduite au silence et découragée, elle n'est nullement détruite et très probablement se ranimera avec une violence accrue. Mais il est possible aussi que l'idée de nation persiste de plus belle et que, finale­ment, quelles que soient ses luttes et son apparent déclin, elle affirme vigoureusement sa vie, sa liberté et son particularisme au sein d'une unité plus grande. Il est possible enfin qu'elle subsiste, mais avec une vitalité réduite et subjuguée, ou même sans vitalité vraie et sans esprit de particularisme ni de sépara­tisme vivant, comme une commodité, un fait administratif plutôt que psychologique, tel un département français ou un comté d'Angleterre. Néanmoins, l'idée de nation pourrait sub­sister d'une façon mécanique et juste assez distincte pour servir de point de départ à une dissolution ultérieure de l'unité humaine, qui se produira inévitablement si l'unification est plus mécanique que réelle, c'est-à-dire si le principe de l'unité humaine continue d'être régi par des mobiles politiques et administratifs, fondé sur des habitudes de facilité et de com­modité économiques, sociales ou purement culturelles, et si cette base matérielle ne sert pas à une unité spirituelle de l'humanité.
  De même pour l'idéal d'uniformité. Pour beaucoup d'es­prits, surtout ceux d'une tournure rigide et mécanique et dont la logique ou l'intellectualité sont plus fortes que l'imagination et qu'un libre instinct vital, ceux qui sont facilement séduits par la beauté d'une idée, quitte à oublier ses limitations, pour ceux-là l'uniformité est un idéal, voire même le plus haut idéal qu'ils puissent concevoir. L'uniformité de l'humanité n'est pas une éventualité impossible, bien qu'elle soit impraticable en les circonstances actuelles et à peine concevable à certains points de vue, sinon dans un très lointain avenir. Certainement, il y a, ou il y a eu, une immense poussée vers une uniformisation des habitudes de vie, une uniformisation des connaissances, uniformisation politique, sociale, économique, éducative, et si cette tendance était poussée jusqu'à sa conclusion finale, elle entraînerait naturellement une uniformité de culture. Si pa­reille situation se produisait, la seule barrière qui résisterait au nivellement absolu d'une uniformité complète, serait la diffé­rence de langage ; car le langage crée et détermine la pensée autant que la pensée crée et détermine le langage ; or, tant qu'il y aura une différence de langage, il restera toujours une certaine somme de libre variation dans la pensée, dans la connaissance et la culture. Mais on peut aisément concevoir qu'une uni­formité culturelle générale et une vie étroitement associée finissent par donner une force irrésistible au besoin, déjà res­senti, d'une langue universelle ; une fois créée ou adoptée, la langue universelle peut finir par détruire les langues régionales, comme le latin a tué les langues de la Gaule, de l'Espagne et de l'Italie, ou comme l'anglais a tué le cornique, le gaélique et l'erse, et empiété sur le gallois. En revanche, le subjecti­visme grandissant de la pensée humaine a suscité de nos jours un renouveau du principe de libre variation et un refus de l'uniformité. Si cette tendance triomphe, il faudra bien que l'unification de l'espèce humaine s'organise de façon à respec­ter la liberté de culture, de pensée et de vie des diverses unités constituantes. Mais il existe une troisième possibilité : une uni­formité qui permettrait cependant, ou même encouragerait, les variations mineures ne menaçant pas les fondements du règne uniforme. Ici aussi, dans leurs limites, ces variations pour­raient être vivantes, énergiques, particularistes jusqu'à un cer­tain point, sans être séparatistes ; ou elles pourraient exprimer simplement des tonalités et des nuances tout à fait mineures, mais elles seraient cependant juste assez distinctes pour servir de point de départ à une dissolution du règne de l'uniformité et ouvrir un nouveau cycle de progrès diversifié.
    De même pour l'organisation du gouvernement de l'espèce humaine. On peut concevoir une enrégimentation rigide sous une autorité centrale, comme certains systèmes socialistes l'en­visagent pour la nation ; un régime qui supprimerait toute liberté individuelle et régionale dans l'intérêt d'une étroite or­ganisation uniforme de l'éducation, de la vie économique, des habitudes sociales et morales, de la connaissance, de la religion même, bref de toutes les catégories de l'activité humaine. Pa­reille éventualité peut sembler impossible, et serait en fait ir­réalisable dans un proche avenir étant donné l'immensité des masses qu'il faudrait inclure, les difficultés à surmonter, les innombrables problèmes à résoudre avant qu'elle puisse s'instaurer. Mais croire que cette idée est impossible, c'est ne pas tenir compte de deux facteurs importants : d'abord, du pro­grès de la science qui permet de manipuler de plus en plus facilement des masses énormes (la guerre actuelle en est la preuve) et de régler des problèmes à grande échelle, puis de la marche rapide du socialisme**. Si l'idée socialiste ou son application pratique sous un déguisement quelconque venait à triompher dans tous les continents, il pourrait en résulter naturellement une socialisation internationale, d'autant facilitée par les progrès de la science et de l'organisation scientifique et par la disparition des difficultés d'espace et de nombre. Il est pos­sible, par contre, qu'après un cycle de luttes violentes qui met­trait aux prises l'idéal d'enrégimentation et l'idéal de liberté, la période socialiste de l'humanité se révélât d'une assez brève durée, comme le fut l'absolutisme monarchique en Europe, et qu'elle fût suivie d'un autre cycle, inspiré davantage par un principe d'anarchisme philosophique : un cycle d'unité fondé sur la liberté individuelle la plus complète et sur une liberté de groupement naturelle, non forcée. Il se peut aussi que l'on arrive à un compromis : enrégimentation générale concédant une liberté limitée, plus ou moins vigoureuse, suffisamment vivante cependant pour servir de point de départ à la dissolu­tion du régime dès l'instant où l'humanité commencerait à sentir que l'enrégimentation n'est pas sa destinée ultime et qu'un nouveau cycle de recherche et d'expérience est à nou­veau devenu indispensable à son avenir.
Il n'est pas possible ici d'examiner en détail ces vastes ques­tions. Nous pouvons seulement tenter d'émettre quelques idées susceptibles de guider notre approche du problème de l'uni­fication. Le problème est vaste et obscur, mais même un rayon de lumière çà et là peut aider à réduire la difficulté et diminuer l'obscurité.
*Ces considérations n'ont maintenant plus de rapport avec l'état actuel du monde. L'Asie est presque totalement libre ou en voie de libération. L'idée d'une domination occidentale ou européenne n'a pas plus de force et s'est en fait retirée de la pensée des hommes ; elle est pratiquement inexistante.(Note de Sri Aurobindo)
**Même les réactions apparentes, tel le régime fasciste italien, maintenant renversé, ne font que préparer ou mettre en oeuvre des possibilités qui font appel au même principe de contrôle et de direction étatiques, ce qui est l'essence même du socialisme. (Note de Sri Aurobindo)

Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité humaine (Madras, 1919)
CHAPITRE XVI, Le problème de l'uniformité et de la liberté


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