Sri Aurobindo
PENSÉES ET APHORISMES
PENSÉES ET APHORISMES
JNÂNA
(51-100)
Pensées
et Aphorismes
JNÂNA
(La
Connaissance)
Jnâna
51 — Quand j’entends parler d’une juste fureur, je
m’émerveille
du pouvoir qu’ont les hommes de
se
leurrer eux-mêmes.
52
— C’est un miracle que les hommes puissent aimer
Dieu
et pourtant ne parviennent pas à aimer
l’humanité.
De qui donc sont-ils amoureux ?
53
— Les querelles entre sectes religieuses ressemblent à
la
querelle des cruches qui chacune voulait être
seule
à contenir le nectar d’immortalité. Laisse-les se
quereller.
L’important pour nous est de trouver le nectar,
en
quelque pot qu’il soit, et d’obtenir l’immortalité.
54
— Vous dites que la saveur du pot pénètre la liqueur.
C’est
une question de goût, mais qu’est‑ce qui
pourrait
la priver de son pouvoir d’immortalité ?
55
— Sois vaste en moi, ô Varuna ; sois puissant en moi,
ô
Indra ; ô Soleil, sois très brillant et lumineux ;
ô
Lune, sois pleine de charme et de douceur. Sois farouche
et
terrible, ô Rudra ; soyez impétueux et rapides,
ô
Maruts ; sois fort et hardi, ô Aryamâ ; sois voluptueux
et
agréable, ô Bhaga ; sois tendre et aimable et aimant et
passionné,
ô Mitra. Sois brillante et révélatrice, ô Aurore ;
ô
Nuit, sois solennelle et féconde. Ô Vie, sois pleine,
prête
et allègre ; ô Mort, conduis mes pas de demeure en
demeure.
Harmonise-les tous, ô Brahmanaspati. Ne me
laisse
pas assujetti à ces dieux, ô Kâlî* .
*Kâlî
représente l’aspect destructeur de la Mère universelle. Mais c’est par amour
qu’elle détruit et qu’elle tranche les liens.
56
— Quand tu as triomphé dans un débat, ô discuteur
acharné,
tu es bien à plaindre, car tu as perdu
une
occasion d’élargir ta connaissance.
57
— Le tigre agit selon sa nature et ne connaît rien
d’autre,
c’est pourquoi le tigre est divin et il n’y
a
pas de mal en lui. S’il se posait des questions, ce
serait
un criminel.
58
— L’animal, avant qu’il soit corrompu, n’a pas
encore
mangé le fruit de la connaissance du bien
et
du mal ; le dieu n’y a pas touché, il a préféré l’arbre
de
la vie éternelle ; l’homme se tient entre le ciel
supérieur
et la nature inférieure.
59
— L’un des grands réconforts de la religion est que
parfois
vous pouvez empoigner Dieu et lui
donner
une satisfaisante raclée. Les gens se moquent
de
la sottise des sauvages qui battent leur Dieu lorsque
leurs
prières ne sont pas exaucées ; mais ce sont les
moqueurs
qui sont sots et sauvages.
60
— Le mortel n’existe pas. Seul l’immortel peut
mourir
; le mortel ne peut ni naître ni périr.
61
— Le fini n’existe pas. Seul l’Infini peut se donner
à
lui-même des limites. Le fini ne peut avoir ni
commencement
ni fin, car le fait même de concevoir
un
commencement et une fin est le signe de son
infinitude.
62
— J’ai entendu un sot débiter avec autorité d’absolues
sottises
et me suis demandé ce que Dieu
voulait
dire par là ; puis j’ai réfléchi et j’ai vu un
masque
déformé de la vérité et de la sagesse.
63
— Dieu est grand, disent les musulmans. Certes, Il
est
si grand qu’Il peut se permettre d’être faible,
chaque
fois que cela aussi est nécessaire.
64
— Dieu échoue souvent dans Ses oeuvres ; c’est le
signe
de Sa divinité sans limite.
65
— Parce que Dieu est invinciblement grand, Il peut
se
permettre d’être faible ; parce qu’Il est
immuablement
pur, Il peut impunément s’adonner au
péché
; Il connaît éternellement toutes les félicités,
c’est
pourquoi Il goûte aussi la félicité de la douleur ;
Il
est inaliénablement sage, c’est pourquoi Il ne s’est
pas
interdit la folie.
66
— Le péché est ce qui, en un temps, fut à sa place
mais
qui, parce qu’il persiste maintenant, ne
l’est
plus. Il n’est pas d’autre péché.
67
— Il n’y a pas de péché dans l’homme, mais bon
nombre
de maladies, une grande ignorance et
un
mauvais usage de ses possibilités.
68
— Le sens du péché était nécessaire pour que
l’homme
puisse se dégoûter de ses propres
imperfections.
C’est le correctif que Dieu apportait
à
l’égoïsme. Mais l’égoïsme de l’homme déjoue les
stratagèmes
de Dieu, parce que l’homme s’intéresse
médiocrement
à ses propres péchés, tandis qu’il observe
avec
zèle les péchés des autres.
69
— Le péché et la vertu sont un jeu de résistance que
nous
jouons avec Dieu tandis qu’Il fait effort
pour
nous tirer vers la perfection. Le sens de la vertu
nous
aide à chérir en secret nos péchés.
70
— Examine-toi sans pitié, alors tu seras plus
charitable
et plus compatissant pour les autres.
71
— Une pensée est une flèche tirée sur la vérité : elle
peut
frapper en un point mais non couvrir la
cible
tout entière. Mais l’archer est trop satisfait de
son
succès pour en demander davantage.
72
— Le signe du commencement de la Connaissance
est
de sentir que l’on ne sait encore rien ou peu ;
et
pourtant, si seulement je pouvais connaître ma
connaissance,
je possède déjà tout.
73
— Quand vient la Sagesse, sa première leçon est de
dire
: « La connaissance n’existe pas ;
il y a seulement des aperçus de la Divinité
infinie ».
74
— La connaissance pratique est chose différente,
c’est-à-dire
qu’elle est réelle et commode, mais
jamais
complète. Par conséquent, la systématiser et la
codifier
est nécessaire, mais fatal.
75
— Systématiser, nous y sommes obligés, mais même
quand
nous édifions et soutenons un système,
nous
ne devrions jamais perdre de vue cette vérité que
tous
les systèmes, par nature, sont transitoires et
incomplets.
76
— L’Europe se vante de son organisation et de son
efficacité
pratiques et scientifiques. J’attends
que
son organisation soit parfaite, alors un enfant la
détruira
.
77
— Le génie découvre un système ; le talent moyen
le
stéréotype, jusqu’au jour où il est mis en pièces
par
un nouveau génie. Il est dangereux pour une
armée
d’être conduite par les vétérans, car, de l’autre
côté,
Dieu peut mettre Napoléon.
78
— Quand la connaissance est fraîche en nous, elle
est
invincible ; vieille, elle perd sa vertu. Parce
que
Dieu va toujours de l’avant.
79
— Dieu est Possibilité infinie. C’est pourquoi la
Vérité
n’est jamais en repos. C’est pourquoi
aussi
l’Erreur est justifiée de ses enfants.
80
— Si l’on en croit certaines personnes dévotes, on
pourrait
s’imaginer que Dieu ne rit jamais ;
Heine
était plus près de la vérité quand il a découvert
en
Lui le divin Aristophane.
81
— Le rire de Dieu est parfois grossier et indécent
pour
des oreilles pudibondes ; il ne Lui
suffit
pas d’être Molière, Il se veut aussi Aristophane
et
Rabelais.
82
— Si les hommes prenaient la vie moins au sérieux,
ils
pourraient bien vite la rendre plus parfaite.
Dieu
ne prend jamais Son travail au sérieux ; c’est
pourquoi
nous avons le spectacle de cet univers
prodigieux.
83
— La honte a des résultats admirables, et nous ne
saurions
guère nous en passer tant en morale
qu’en
esthétique ; ceci dit, elle n’en est pas moins un
signe
de faiblesse et une preuve d’ignorance.
84
— Le surnaturel est un naturel que nous n’avons
pas
encore atteint, ou que nous ne connaissons
pas
encore, ou dont nous n’avons pas encore conquis
les
moyens d’accès. Le goût du miracle, si répandu, est
le
signe que l’ascension de l’homme n’est pas encore
terminée.
85
— Il est rationnel et prudent de se méfier du surnaturel;
mais y croire aussi est une sorte de sagesse.
mais y croire aussi est une sorte de sagesse.
86
— De grands saints ont accompli des miracles ; de
plus
grands saints les ont raillés ; les plus grands
d’entre
eux les ont à la fois raillés et accomplis.
87
— Ouvre les yeux et vois ce qu’est réellement le
monde
et ce qu’est Dieu ; débarrasse-toi des
imaginations
vaines et plaisantes.
88
— Ce monde fut construit par la Mort afin qu’elle
puisse
vivre. Voudrais-tu abolir la mort ? Alors
la
vie périrait du même coup. Tu ne peux pas abolir la
mort,
mais tu peux la transformer en un mode de vie
plus
grand.
89
— Ce monde fut construit par la Cruauté afin
qu’elle
puisse aimer. Voudrais-tu abolir la cruauté?
Alors l’amour périrait du même coup. Tu ne peux
Alors l’amour périrait du même coup. Tu ne peux
pas
abolir la cruauté mais tu peux la transfigurer en
son
contraire : un Amour et un Délice ardents.
90
— Ce monde fut construit par l’Ignorance et par
l’Erreur
afin qu’elles puissent connaître. Voudrais-tu
abolir
l’ignorance et l’erreur ? Alors la connaissance
périrait
du même coup. Tu ne peux pas abolir
l’ignorance
et l’erreur, mais tu peux les transmuer en
ce
qui dépasse la raison.
91
— Si la Vie seule existait sans la mort, il ne pourrait
pas
y avoir d’immortalité. Si l’amour seul existait,
sans
la cruauté, la joie ne serait qu’un tiède ravissement
éphémère.
Si la raison seule existait, sans l’ignorance,
notre
réalisation la plus haute ne dépasserait pas un
rationalisme
étroit et une sagesse mondaine.
92
— Transformée, la Mort devient la Vie qui est
Immortalité
; transfigurée, la Cruauté devient
Amour
qui est extase intolérable ; transmuée, l’Ignorance
devient
la Lumière qui bondit par-delà la sagesse et la
connaissance.
93
— La douleur est comme la poigne de notre Mère
qui
nous apprend à supporter l’ivresse divine et
à
la laisser croître en nous. Sa leçon se fait en trois
étapes
: endurance d’abord, puis égalité d’âme, enfin
l’extase.
94
— Tout renoncement a pour but une joie plus
grande
pas encore conquise. Certains renoncent
pour
la joie du devoir accompli, d’autres pour la joie
de
la paix, d’autres encore pour la joie de Dieu, et
certains
pour la joie de se torturer eux-mêmes ; renonce
plutôt
pour passer au-delà, dans la liberté et le
ravissement
immuable.
95
— C’est seulement en renonçant parfaitement au
désir
ou en le satisfaisant parfaitement que Dieu
peut
venir nous embrasser absolument, car dans les
deux
cas la condition première est remplie : le désir
meurt.
96
— Que ton âme fasse l’expérience de la vérité des
Écritures,
puis, si tu le veux, raisonne ton
expérience
et donne-lui une expression intellectuelle,
et
même alors méfie-toi de tes formules, mais ne doute
jamais
de ton expérience.
97
— Quand tu affirmes l’expérience de ton âme et
que
tu nies, parce qu’elle est différente,
l’expérience
d’une autre âme, sache que Dieu se moque
de
toi. N’entends-tu pas son rire amusé derrière le
rideau
de ton âme ?
98
— La révélation est une vision directe de la Vérité,
une
audition directe ou un souvenir inspiré,
drishti, shruti,
smriti
; c’est l’expérience la plus haute et
toujours
susceptible d’un renouveau d’expérience. La
parole
des Écritures est la suprême autorité, non parce
que
Dieu l’a prononcée, mais parce que l’âme l’a vue.
99
— La parole de l’Écriture est infaillible ; c’est dans
l’interprétation
qu’y ajoutent le cœur et la raison
que
se glisse l’erreur.
100
— Jette loin de toi toute bassesse, toute étroitesse,
toute
superficialité dans ta pensée et ton expérience
religieuses.
Sois plus vaste que les plus vastes
horizons,
plus élevé que les plus hauts Kanchanjanghâ,
plus
profond que les plus profonds océans.
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