On
peut considérer que les trois étapes de développement qui ont marqué
l'évolution de l'agrégat du type nation
pendant les époques médiévale et moderne, constituent le processus naturel de création quand une
nouvelle forme d'unité doit s'édifier
en des conditions complexes, avec des matériaux
hétérogènes et par des méthodes externes plutôt qu'internes. La méthode
externe cherche toujours à mouler la condition
psychologique des hommes en des formes et des habitudes nouvelles sous
la pression des circonstances et des institutions
au lieu de créer directement une nouvelle condition psychologique qui engendre d'elle-même, spontanément et avec souplesse, les formes sociales utiles et
appropriées. Avec le processus
externe, il est nécessaire que la nature des choses présente déjà une certaine sorte d'ordre social et un type
de civilisation commun, assez vagues et cependant assez impérieux, pour servir de cadre ou d'armature à l'édifice nouveau. Bien entendu, il faut ensuite
qu'intervienne une période d'organisation rigoureuse orientée vers
l'unité et la centralisation de l'autorité,
et peut-être un nivellement général ou une
uniformité sous cette direction centrale. Enfin, si l'organisme nouveau
ne doit pas se fossiliser ni stéréotypes la vie, s'il veut rester une création vivante et vigoureuse de la Nature, il faut
que suive une période de libre développement interne sitôt que la formation nationale est assurée et que
l'unité est devenue une habitude dans la pensée et dans la vie des
hommes. Cette activité interne plus libre, une fois assise au centre et à la
base par les besoins, les idées . et les instincts établis de la communauté, n'entraînera plus de danger de
désordre, de dislocation ou d'arrêt
dans la croissance et dans la formation solide de l'organisme.
La forme et le
principe de cette première étape, assez imprécise, dépendent de l'histoire antérieure et de la
condition présente des éléments qui doivent se souder pour
constituer la nouvelle unité. Mais nous
remarquons qu'en Europe comme en Asie, il existe une tendance commune
(qui ne saurait être attribuée à aucun proche échange d'idées, et qui doit donc
être assignée à l'action des mêmes causes naturelles et des mêmes nécessités), une tendance à former une hiérarchie
sociale fondée sur une division en quatre activités sociales différentes
: l'autorité spirituelle, la domination
politique, la double fonction
économique de production et d'échanges commerciaux, enfin le travail et
le service subalternes. L'esprit, la forme et l'équilibre
qui ont résulté de cette quadruple hiérarchie ont beaucoup varié suivant les parties du monde et les
penchants de la communauté ou les circonstances, mais le principe
initial était presque identique. Partout, la
même force motrice et la même nécessité poussaient à la création d'une
forme de vie commune large et efficace où la
fixité de la condition sociale devait
permettre de subordonner les intérêts individuels et mineurs de la communauté au joug d'une unité et
d'une similitude religieuses, politiques et économiques suffisantes. Il
est remarquable que la civilisation de
l'Islam, avec son grand principe
d'égalité et de fraternité dans la foi et sa curieuse institution d'un
esclavage qui n'empêchait pas l'esclave de s'élever jusqu'au trône, n'a jamais été capable d'édifier cette forme de société et n'a jamais pu, en dépit de son contact
étroit avec l'Europe politique et progressive, et même après le démembrement de l'empire des Califes, parvenir à créer
des unités nationales fortes, vivantes, conscientes et bien organisées.
C'est maintenant seulement, sous la pression
des idées et des conditions du monde moderne, que cette formation nationale est
en train de se produire.
Mais même quand
cette première étape préliminaire arrivait à prendre corps effectivement, les autres étapes ne
suivaient pas nécessairement.. La période
féodale de l'Europe avec ses quatre ordres —
clergé, roi et noblesse, bourgeoisie, prolétariat —
ressemble d'assez près à l'ordre indien quadruple avec ses prêtres, soldats, marchands et shoûdra. Le système indien tirait son empreinte caractéristique d'un ordre
d'idées différent, plus religieux et
éthique que politique et social ou économique, et pourtant, pratiquement, la fonction dominante du système
indien était sociale et économique, et à première vue il semble qu'il n'y ait eu aucune raison qu'il ne
suive pas, avec des différences de
détail, l'évolution commune. Le Japon et son grand ordre féodal sous la direction spirituelle et séculière du Mikado, puis sous la double direction du Mikado
et du Shogoun, est devenu l'une des unités nationales les plus vigoureuses
et les plus conscientes que le monde ait jamais vues. La Chine et sa grande classe de lettrés, qui unissait
en une seule les fonctions du
brâhmane et du kshatriya, la connaissance spirituelle et séculière et
les fonctions exécutives, avec son Empereur Fils du Ciel, à la tête, comme
représentant de l'unité nationale, a réussi à devenir une nation unie. Si le
résultat a été différent en Inde, c'est que, entre autres causes, l'évolution
de l'ordre social a été différente. Partout
ailleurs, cette évolution s'est
orientée vers une organisation et une direction séculières ; elle a créé au sein de la nation, une claire
conscience politique et, par suite,
une subordination de la classe, sacerdotale à la classe
militaire et administrative, ou parfois leur égalité, parfois même leur fusion
sous une direction spirituelle et séculière commune.
Dans l'Inde médiévale, au contraire, cette évolution s'est acheminée vers la domination sociale de la
classe sacerdotale et a substitué une conscience spirituelle commune à
une conscience politique commune, comme base
du sentiment national. Elle n'a
produit aucun centre séculier durable, aucune grande figure impériale ou royale qui par son prestige, son pouvoir, son ancienneté, ses titres à la
vénération et à l'obéissance générales aurait pu excéder, ou même
simplement équilibrer, le prestige et le
pouvoir sacerdotaux, et créer un sentiment
d'unité politique autant qu'un sentiment d'unité spirituelle et
culturelle.
Le conflit de l'Église et de l'État
monarchique est l'une des caractéristiques
les plus importantes et les plus capitales de l'histoire de l'Europe. Ce
conflit se fût-il achevé par un dénouement
contraire, tout l'avenir de l'humanité eût été en péril. En tout cas, l'Église a dû renoncer à ses
prétentions d'indépendance et de
domination du pouvoir temporel. Même dans les nations qui sont restées
catholiques, l'indépendance et la domination effectives de l'autorité temporelle
ont bien fini par triompher ; ainsi, le
contrôle exercé sur l'Église et le clergé gallicans par le roi de France, a rendu impossible toute intervention effective du Pape dans les affaires de
France. En Espagne, en dépit de
l'étroite alliance du Pape et du roi et de l'acceptation théorique d'une complète autorité spirituelle de
la papauté, c'est l'autorité temporelle qui pratiquement a déterminé la politique ecclésiastique et ordonné
les terreurs de l'Inquisition. En
Italie, la présence directe du chef spirituel du catholicisme à Rome, a
été un grand obstacle moral au développement d'une nation politiquement unie;
la résolution passionnée avec laquelle le
peuple italien libéré a voulu établir son
roi à Rome, était vraiment le symbole de la loi suivant laquelle une nation consciente et politiquement
organisée ne peut reconnaître en son sein qu'une seule autorité centrale
et suprême, celle du pouvoir séculier. La
nation qui est parvenue à ce stade, ou
qui est sur le point d'y parvenir, se doit de séparer l'exigence
religieuse ou spirituelle de sa vie ordinaire, séculière et politique, en individualisant la religion ; ou alors, elle doit unir l'une et l'autre par une alliance
de l'Église et de l'État qui
soutienne l'autorité unique du chef temporel ou combine les directions spirituelle et temporelle en une seule autorité, comme ce fut le cas au Japon et en
Chine, ou en Angleterre pendant la
Réforme. Même en Inde, le premier peuple qui ait développé une
conscience nationale non exclusivement
spirituelle, fut le peuple radjpoute, et en particulier les Radjpoutes de Méwar pour qui le radjah était
en tous points le chef de la société
et de la nation ; et les peuples qui, après avoir instauré une
conscience nationale, ont été le plus près d'accomplir
également une unité politique organisée, furent les Sikhs, auxquels Gourou Govind Singh a délibérément donné un
centre commun séculier et spirituel à la fois, avec le "Khalsa", puis
le peuple mahratte, qui non seulement a établi une autorité séculière représentant la nation consciente, mais s'est sécularisé au point que le peuple tout
entier, pour ainsi dire, brâhmanes et shoûdras sans distinction, est
devenu potentiellement, pendant un temps, un
peuple de soldats, de politiciens et d'administrateurs.
En d'autres termes,
si l'institution d'une hiérarchie sociale fixe semble avoir été une étape nécessaire pendant les premières tentatives de formation nationale, il fallait
qu'elle se modifie et prépare sa propre dissolution afin que les
étapes ultérieures deviennent possibles. Un
instrument qui est bon pour un certain travail et dans certaines conditions déterminées, devient nécessairement un obstacle s'il se
perpétue quand les conditions
changent et qu'un autre travail doit s'accomplir. Le cours des choses
voulait que l'on passât de l'autorité spirituelle
d'une classe et de l'autorité politique d'une autre, à la centralisation de la
vie commune de la nation grandissante sous une direction séculière plutôt que
religieuse, ou si la tendance religieuse était trop forte dans le peuple
pour séparer le spirituel du temporel, sous
une direction nationale qui devînt la
source unique de l'autorité dans les deux ordres. Aucune unité nationale
distincte ne peut réussir à se former sans la création d'une conscience politique ; il était donc particulièrement nécessaire que les sentiments, les activités
et les instruments propres à cette
création prissent le dessus pendant un temps
et que tout le reste demeurât à l'arrière-plan pour les soutenir. Une Église ou une caste sacerdotale
prépondérante qui se confine dans sa propre fonction, est incapable de
former l'unité politique organisée d'une
nation, car elle est gouvernée par des
considérations étrangères à la politique et à l'administration et il ne faut
pas s'attendre à ce qu'elle leur subordonne ses propres sentiments et ses propres intérêts. Il ne peut pas en être autrement, à moins que la caste religieuse ou
la classe sacerdotale ne devienne aussi, comme au Tibet, une classe politique
qui gouverne réellement le pays. En Inde, la prépondérance d'une caste guidée par des considérations et des intérêts sacerdotaux, religieux et partiellement
spirituels — une caste qui dominait la pensée et la
société et déterminait les principes de la vie nationale sans la
gouverner ni l'administrer réellement — a
toujours barré le chemin au développement national tel qu'il a été suivi par les peuples européens et mongols,
d'esprit plus séculier. C'est de nos jours seulement, après l'avènement de la
civilisation européenne et quand la caste des brahmanes eut non seulement perdu
la majeure partie de son emprise exclusive
sur la vie nationale mais se fut aussi largement sécularisée, que les
considérations politiques et séculières sont
passées au premier plan, qu'une conscience politique générale s'est
éveillée et que l'unité organisée de la nation, distincte de l'unité spirituelle et culturelle, est devenue pratiquement possible au lieu de rester à l'état de
tendance subconsciente informe.
La deuxième étape du développement de
l'unité nationale a donc
été marquée par une modification de la structure sociale permettant d'ouvrir la
porte à un centre d'unité politique et administrative
puissant et visible. Cette étape s'est nécessairement accompagnée d'une forte tendance à abroger
jusqu'aux libertés qu'offrait la
hiérarchie sociale fixe, et elle a généralement concentré le pouvoir
entre les mains d'un gouvernement monarchique
puissant, sinon absolu. Selon les idées démocratiques modernes, le
monarque n'est tolérable que comme un personnage
décoratif inopérant ou comme un serviteur de la vie de l'État, un centre commode du pouvoir exécutif, mais il n'est plus indispensable en tant qu'autorité
réelle ; pourtant, on ne saurait trop
exagérer l'importance historique d'une royauté
puissante pour la formation du type national tel qu'il s'est
effectivement créé au Moyen Age. Même dans une Angleterre insulaire et
individualiste, amoureuse de la liberté, les Plantagenêts et les Tudors furent
le noyau réel et actif autour duquel la
nation a acquis une forme définie, une vigueur adulte ; et dans les pays du continent, le rôle joué par les Capétiens et leurs successeurs en France, par la
maison de Castille en Espagne et les Romanov ou leurs prédécesseurs en Russie, est encore plus frappant. Dans le cas des
Romanov, on pourrait presque dire que
sans les Ivan, les Pierre et les Catherine, il n'y aurait pas eu de
Russie. Même dans les temps modernes, les peuples
démocratiques ont observé avec étonnement et malaise le rôle presque médiéval
joué par les Hohenzollern dans l'unification et le développement de l'Allemagne
; pareil phénomène ne leur était plus
intelligible et leur semblait à peine sérieux. Nous observons le même
phénomène dans la première période de
formation des nouvelles nations balkaniques. En dépit de toutes les
étranges tragi-comédies qui l'ont accompagnée,
la recherche d'un roi qui pût centraliser et aider leur développement,
devient parfaitement intelligible si l'on comprend
que c'est la manifestation sentimentale d'une ancienne nécessité, qui n'est plus si nécessaire maintenant [1] mais qui s'était fait sentir dans le mental
subconscient de ces peuples. Le
Mikado a joué le même rôle pour la transformation du Japon en une nation
de type moderne ; l'instinct des rénovateurs
l'a fait sortir de sa réclusion impuissante pour satisfaire à ce besoin intérieur. En Chine révolutionnaire, l'essai de brève dictature [2] pour convertir le pays en
une nouvelle monarchie nationale, peut tout autant être attribué à ce
même sentiment, exprimé par un esprit
pratique, qu'à une simple ambition personnelle [3]. Le sentiment du
grand rôle joué par la royauté dans la
centralisation et la formation de la vie nationale au stade le plus
critique de sa croissance, explique la tendance générale en Orient, et assez fréquente dans l'histoire de l'Occident, à investir celle-ci d'un caractère presque
sacré ; ce même sentiment explique également la loyauté passionnée avec
laquelle les grandes dynasties nationales ou leurs successeurs furent servis, même au moment de leur
dégénérescence et de leur chute.
Mais cette phase du développement national,
quelque salutaire qu'air été son rôle particulier, s'accompagne
presque fatalement d'une suppression des
libertés internes du peuple ; c'est ce qui explique la sévérité (toute
naturelle, bien que peu, scientifique) avec laquelle la pensée moderne a jugé
le vieil absolutisme monarchique et ses
tendances. Car c'est toujours un
mouvement de concentration, de resserrement, d'uniformité, de contrôle
rigoureux et de direction à sens unique ; universaliser
une loi, un gouvernement, une autorité centrale, est le besoin de l'heure, et par conséquent l'esprit du mouvement est
d'imposer et de centraliser l'autorité, de restreindre ou de supprimer complètement la liberté et les
libres variations. En Angleterre la
période de la Nouvelle Monarchie depuis Édouard IV jusqu'à Élisabeth, en France
la grande période des Bourbons depuis
Henri IV jusqu'à Louis XIV, en Espagne
l'époque qui va de Ferdinand à Philippe II, en Russie les règnes de Pierre le Grand et de Catherine, furent les époques où ces nations sont parvenues à leur
maturité, se sont formées pleinement, ont consolidé leur esprit et
établi une robuste organisation. Ce furent
des périodes d'absolutisme ou de
tendance à l'absolutisme durant lesquelles se fonda, ou tenta de se fonder, une certaine uniformité. Sous des
dehors plus primitifs, cet absolutisme cachait déjà un renouveau de
l'idée étatique et du droit de l'État à imposer sa volonté à la vie, à la pensée et la conscience du peuple afin d'en faire
un unique corps et un unique esprit, indivisibles, parfaitement
efficaces et parfaitement dirigés [4].
Si nous partons de ce point de vue, nous
comprendrons plus clairement les efforts des
Tudors et des Stuarts afin d'imposer au
peuple, non seulement l'autorité monarchique mais l'uniformité religieuse, et nous saisirons le vrai sens
des guerres de religion en France, de la domination de la monarchie catholique en Espagne avec ses atroces méthodes
d'Inquisition, de la volonté
tyrannique des tsars absolus en Russie pour imposer aussi une Église
nationale absolue. L'effort a échoué en Angleterre,
car, après Élisabeth, il ne correspondait plus à un besoin réel; la nation était déjà bien formée,
forte et à l'abri d'une scission du
dehors. Il a réussi ailleurs, en des pays aussi bien protestants que
catholiques; et dans les rares cas où le mouvement absolutiste n'a pas pu se
produire ou a échoué, le résultat, comme en
Pologne, a été désastreux. Certainement, C'était partout une violence à l'âme humaine, mais ce n'était pas simplement l'effet de quelque méchanceté
naturelle des dirigeants; c'était une étape inévitable dans la formation de l'unité
nationale par des moyens politiques et mécaniques. Si l'Angleterre est devenue le seul pays d'Europe où la liberté a pu grandir par une gradation naturelle, c'est sans
doute en grande partie du fait des
fortes qualités du peuple, mais plus encore
à cause de son heureuse histoire et de sa situation insulaire.
Au cours de cette évolution, l'État
monarchique a écrasé ou subordonné les libertés
religieuses des hommes et fait d'un ordre
ecclésiastique servile ou complaisant, le prêtre de son droit divin, et
de la religion, la servante du trône séculier. Il a détruit les libertés de l'aristocratie tout en lui laissant ses privilèges, et encore ceux-ci ne lui étaient-ils
laissés que pour soutenir et étayer le pouvoir du roi. Après s'être
servi de la bourgeoisie contre les nobles,
il a détruit ses libertés civiques réelles
et vivantes chaque fois qu'il le pouvait et ne lui a laissé que quelque forme extérieure de liberté avec sa
part de droits et de privilèges spéciaux. Quant au peuple, il n'avait aucune liberté à perdre. Ainsi, l'État monarchique a
concentré entre ses mains toute la vie de la nation. L'Église l'a servi
avec son influence morale ; les nobles avec
leur tradition et leurs aptitudes
militaires; la bourgeoisie avec le talent ou la chicane de ses hommes de
loi, avec le génie littéraire ou le pouvoir administratif de ses érudits et de ses penseurs, avec le talent naturel de ses hommes d'affaires ; le peuple a
payé les impôts et servi de son sang les ambitions personnelles et
nationales de la monarchie. Mais toute cette structure puissante, cette organisation étroitement tissée, était condamnée par son
triomphe même et prédestinée à l'écroulement
d'une chute brutale, ou d'une
abdication graduelle plus ou moins, involontaire devant les influences et les nécessités nouvelles. La
structure monarchique a été tolérée et supportée aussi longtemps que la
nation sentait consciemment ou subconsciemment sa nécessité et sa justification ; dès que son rôle eut été rempli et
que son utilité eut disparu, la vieille contestation est revenue, dès lors
pleinement consciente, et il n'était
plus possible de la repousser ni de la
supprimer d'une façon permanente. En faisant de l'ordre ancien un vulgaire simulacre, la monarchie avait
détruit ses propres fondements. L'autorité sacerdotale de
l'Église, une fois contestée pour des raisons
spirituelles, ne pouvait plus longtemps
subsister par des moyens temporels, par l'épée et la loi;
l'aristocratie, qui avait gardé ses privilèges en perdant ses fonctions
réelles, était devenue odieuse et contestable pour les classes inférieures ; la bourgeoisie, consciente de son talent, irritée par son infériorité sociale et politique,
éveillée par la voix de ses penseurs,
prit la tête du mouvement de révolte et fit appel à la populace ; les
masses — muettes, opprimées, douloureuses — se soulevèrent avec le nouvel appui
qu'on leur avait autrefois refusé et renversèrent toute la hiérarchie sociale.
D'où l'effondrement du monde ancien et la naissance d'un âge nouveau.
Déjà, nous avons vu la justification profonde du grand mouvement révolutionnaire. L'entité nationale ne se forme
pas et n'existe pas pour elle-même ; sa
raison d'être est de fournir le cadre d'une
agrégation plus vaste où le génie de l'espèce, et non plus seulement de quelques classes ou de quelques individus,
pourra progresser vers un développement humain complet. Tant que le travail de
formation est en cours, ce développement plus large peut être retardé, et la
considération primordiale doit être l'ordre
ou l'autorité; mais dès que l'existence
de l'agrégat est assurée et que celui-ci ressent le besoin d'une
expansion intérieure, il n'en va plus de même. Alors, les vieux liens doivent
éclater et les moyens qui avaient servi à la formation
doivent être maintenant rejetés comme des obstacles à la croissance. La liberté devient le mot d'ordre
du genre humain. L'ordre
ecclésiastique, qui supprimait la liberté de pensée et le progrès éthique et social nouveau, doit être dépossédé
de son autorité despotique afin que l'homme devienne mentalement et
spirituellement libre. Les monopoles et les privilèges du roi et de l'aristocratie doivent être détruits afin que tous puissent avoir leur part de la puissance, de
la prospérité et de l'activité nationales. Enfin, le capitalisme
bourgeois doit être amené, par la persuasion
ou la contrainte, à consentir à un ordre
économique d'où la souffrance, la pauvreté et l'exploitation seront éliminées et
où la richesse de la communauté sera plus équitablement partagée entre tous
ceux qui contribuent à la créer. Dans tous les domaines, les hommes
doivent entrer en possession de leur dû,
réaliser la dignité et la liberté humaines qui sont en eux et donner
libre essor à leurs capacités les plus hautes.
Mais la liberté est insuffisante, la justice aussi est
nécessaire et devient une revendication
pressante; le cri de l'égalité s'élève. Certes,
, l'égalité absolue n'existe pas en ce monde, mais ce mot d'ordre visait les inégalités injustes et
inutiles du vieil ordre social. Dans un ordre social équitable,
les chances doivent être égales pour tous ;
une égale éducation doit permettre à
chacun de développer et d'utiliser ses facultés ; une part égale aux
avantages de la vie de l'agrégat doit autant que possible être réservée à ceux qui contribuent à son existence, à sa vigueur et son développement par leurs
capacités. Comme nous l'avons noté, ce
besoin d'expansion interne aurait pu prendre
la forme 'idéale d'une libre coopération guidée et protégée par une
autorité centrale sage et libérale qui aurait représenté
la volonté commune; mais en fait, nous sommes revenus à la notion antique d'un État absolu et efficace, non plus monarchique, ecclésiastique ni aristocratique,
mais séculier, démocratique et
socialiste, où la liberté est sacrifiée au besoin d'égalité et à l'efficacité de l'agrégat. Nous n'examinerons
pas maintenant les causes psychologiques de ce retour en arrière. Peut-être la
liberté et l'égalité, la liberté et l'autorité, la liberté et l'efficacité
organisées ne peuvent-elles pas se concilier d'une
façon tout à fait satisfaisante tant que l'homme individuel et collectif vit dans l'égoïsme, tant qu'il
est incapable d'opérer une profonde
transformation spirituelle et psychologique
et de dépasser la simple association collective pour s'élever jusqu'au troisième idéal, que par une vague
intuition les penseurs
révolutionnaires de France ont ajouté à leur mot, d'ordre de liberté et d'égalité — le plus grand des
trois, bien qu'il ne soit encore
qu'un mot vide de sens sur les lèvres des hommes —, l'idéal de
fraternité, ou, traduit d'une façon moins sentimentale
et plus vraie : l'idéal de l'unité intérieure. Cet idéal, aucun mécanisme
social, politique ni religieux ne l'a jamais
créé et ne peut le créer ; il doit prendre naissance dans l'âme et
jaillir du dedans, des profondeurs cachées et divines.
[1] Elle a maintenant cédé la place à l'autorité
politico-spirituelle d'un chef semi-divin,
ou peu s'en faut, en la personne d'un Führer qui "incarne" en quelque
sorte la personnalité de la race. (Note de Sri Aurobindo)
[2] Il s'agit du
général Yuan Chekaï.
[3] Remarquons que même l'idéalisme démocratique de la pensée
moderne en
Chine, a été obligé de se cristalliser autour d'un "chef'— un Sun Yat-sen ou un Tchang
Kaï-chek — et que la force de l'inspiration
a dépendu du pouvoir de ce centre vivant. (Note de
Sri Aurobindo)
[4]
C'est ce que démontrent maintenant, avec une intéressante perfection, la
Russie, l'Allemagne et l'Italie : l'idée totalitaire. (Note de Sri
Aurobindo)
Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité
humaine,
Chapitre XIII, La formation de l'unité nationale : les trois étapes
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