Encor
dans l'élan de sa course, Thrasymachos salua Enée :
"Héros
Enée, que ton pas se porte en hâte au sommet de la colline iliaque.
Fais
vite, Dardanide ! les dieux sont au travail ; ils se sont levés avec le matin,
Chacun
de sa couche étincelante, et ils s'y sont mis ardemment.
Nous
pouvons voir rougeoyer la Fatalité
Sur
leurs enclumes de la destinée, et entendre le fracas de leurs marteaux.
Là
ils forgent quelque chose, se tenant incognito dans le silence éternel :
Malheur,
bonheur, ils choisiront, eux qui sont des maîtres calmes, irrésistibles
Ce
sont des dieux, et ils réalisent leurs caprices inflexibles.
Troie
est leur scène, Argos leur décor ; nous sommes leurs marionnettes.
Nos
voix sont toujours poussées à parler pour une fin que nous ignorons,
Nous
croyons toujours actionner, mais sommes actionnés nous-mêmes.
Acte
et impulsion, désir et pensée sont leurs moteurs, notre vouloir est leur reflet
et leur auxiliaire
Tel maintenant, persuadé qu'il vient dans un dessein formé
par un mortel,
Flèche
du vouloir des dieux décochée sur l'arc de l'assiégeant grec,
Eux-mêmes
cinglant ses coursiers, Talthybios envoyé d'Achille."
"Les
dieux sont toujours occupés, Thrasymachos fils d'Arétès,
A
tisser le Destin sur leurs métiers, et hier, aujourd'hui et demain
Ne
sont que les cadres charpentés par eux avec le bois d'œuvre de l'Espace et du
Temps,
Et
ne font que circonscrire la danse de leur navette.
Quel
regard exempt de stupéfaction devant leurs travaux
Pourra
jamais percer à jour où ils demeurent, et dévoiler leur dessein lointain ?
Ils
peinent en silence, cachés dans les nuées, enveloppés dans la ténèbre de
minuit.
Pourtant
je prie Apollon, l'Archer ami des mortels,
Et
m'abaisse devant celui qui chevauche le Destin, celui qui manie la foudre,
Pour
détourner malheur et ruine de la terre de mes ancêtres. Toute la nuit Morphée,
Lui
qui de ses mains indistinctes entasse erreur et vérité sur les mortels,
Se
tint à mon chevet produisant ses images. Dans mon rêve, impuissant comme un
spectre, J'errais dans les rues d'Ilion, environné de toutes parts par le feu
et l'ennemi.
Rouge,
la fumée montait triomphante jusqu'au faîte de la maison de Priam,
Le
cliquetis des armes des Grecs était dans Troie, et déjouant le fracas
métallique
Des
voix criaient et m'appelaient par-delà le violent Océan
Amenées
par les vents, d'ouest d'une terre où s'abrite Hespéros."
Sombres
ils se turent, car leurs pensées, soudain muettes, pesaient sur eux.
Puis
se séparant sur un bref adieu, irréfléchi et inconscient de son sens,
Ils
se tournèrent vers leurs tâches et leurs vies maintenant proches mais bientôt
dissociées:
Destiné
à périr avant même sa nation périssante,
Thrasymachos,
à toute allure, courut reprendre sa garde à la porte;
A
grands pas rapides, mais Vœil absorbé, le regard absent,
Chassé
le long des avenues par le fouet de ses pensées comme un attelage des dieux,
Le
héros né d'une déesse se dirigea vers son puissant avenir.
C'était
un être choisi pour s'élever à la grandeur par la chute et le désastre,
Perdeur
de son monde par la volonté d'un ciel qui paraissait sans merci et contraire,
Fondateur
d'un monde plus neuf et plus grand par l'aventure audacieuse.
A
présent, du pied de la citadelle qui dominait une foule de bourgs,
Montant
toujours plus haut vers des édifices songeurs et le Palladium mystique,
Confronté
au rayon du matin et rejoint par les brises de l'océan,
Le
Destin sur ses épaules, le vaillant Enée, pensif, gravissait à grandes
enjambées
la pente de Troie,
Au-dessous
de lui, silencieux, les toits ensommeillés de la cité d'Ilos
Rêvaient
dans la lumière de l'aurore ; au-dessus, la citadelle, toujours en éveil, faisait
le guet,
Solitaire
et puissante comme une déesse au corps de blancheur qui resplendit sur une
éminence,
Portant
ses regards au loin sur la mer, l'ennemi et le danger qui rôdait.
Il
monta sur la croupe de la colline et vit le palais de Priam,
Foyer
des dieux de la terre, vision merveilleuse de Laomédon
Contenue
dans la pensée qui familiarisa sa volonté avec une entreprise au delà du terrestre,
Et
dans le brasier de son esprit qui en imposa la grandeur au ciel,
Palais
rêvé par la harpe d'Apollon, mélodie sculptée dans le marbre.
Chant
après chant, comme une épopée, il avait surgi de son mental;
Chacune
de ses salles était une strophe, ses chambres les vers d'une épode,
L'hymne
de victoire de la destinée d'Ilion. Préoccupé, et par sa pensée frappé de mutisme,
Enée
entra dans l'éclatant mégaron peuplé de peintures,
Pavé d'une splendeur
de marbre, et vit Déiphobos,
Fils de l'antique
maison, assis près du foyer opulent de ses pères,
Et
comme un spectre à ses côtés, le gris et sinistre Argien.
Sri Aurobindo,
Ilion ou LA CHUTE DE TROIE, épopée,
Le Livre du héraut (Livre un- v.296 à v. 357 )
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