Maintenant,
dans le cours de son vaste cycle sans sommeil autour de la danse du
globe terrestre,
Hypérion
d'or se levait dans le sillage de l'aurore, semblable à la prunelle embrasée de
Dieu
Révélée
par l'ouverture de sa paupière lumineuse.
Il vit Troie et passa en
revue le labeur transitoire des mortels.
Toute sa beauté et
son faste marmoréens étaient à nu sous les cieux.
La
lumière solaire ruisselait dans Ilion, éveillait la voix de ses jardins,
S'emparait
amoureusement de ses routes, vivait heureuse dans ses plaines et ses herbages,
Et par ses baisers portait ses feuillages
au vert éclatant. Comme un amant brûle de tendresse
Devant
la beauté désirée que ses baisers éveillent pour la dernière fois,
Ainsi sur Ilion condamnée se penchait la
tendresse immense du soleil levant.
Elle, à tout jamais rêveuse comme un mémorial muet et de marbre,
Levait vers le soleil le
regard de sa périssable immortalité.
Tout son passé humain
aspirait au milieu de la clarté éternelle,
Temples de Phryx et
Dardanos touchés par l'or du matin,
Colonnes triomphantes
d'Ilos, édifices enamourés de leur grandeur,
Pierres
qui voulaient vivre ; et sa citadelle montait jusqu'au ciel,
Blanche
comme l'âme du Titan Laomédon réclamant ses royaumes
Et dont les dieux
observèrent la venue avec alarme. Son sein maternel
Frémit aux pas de ses
fils, et une rumeur naquit dans ses grandes rues.
La vie reprit ses habitudes que mort ni
sommeil ne peuvent changer,
La
vie qui, poursuivant sa marche sans limite vers un but de nous inconnu,
Se
règle toujours sur sa propre loi, et non pas sur nos espoirs, à nous les
esclaves de ses pulsations.
En
ce temps-là comme aujourd'hui les hommes marchaient dans le cercle
que les
dieux leur ont assigné,
Tournant
leurs yeux avec ardeur vers l'appât, l'outil et le labeur.
Leur regard enchaîné à l'empan devant eux,
ils sont aveuglés aux gouffres
Vers lesquels ils sont en route. Le marchand ouvrit sa boutique et l'artisan
Vers lesquels ils sont en route. Le marchand ouvrit sa boutique et l'artisan
Se pencha sur ses
instruments, prenant en main l'ouvrage qu'il ne finirait jamais,
Occupés comme si leur vie n'avait pas de
fin, et que le soir de ce jour
Fût assuré du lendemain. Les marteaux retentirent, et la
voix des marchés
S'éveillant
désira son brouhaha quotidien. Outre l'éveil de l'artisan
Et
des espérances terrestres, le cœur des dévots d'Ilion agenouillés
Approcha ses sanctuaires
de marbre et, soulevé vers nos aides éternels,
Chargea
de mission la prière et l'hymne, ou silencieux, en une adoration subtile,
S'aventura vers les hauteurs avec l'encens. Et il y eut le choc strident des cymbales
Emplissant
tous les temples de Troie du cri de nos âmes vers l'azur.
En
vain s'exhalèrent les prières, et le cri retomba avec, pour réponse, la
Fatalité!
Les
enfants riaient sous ses porches ; ils jouaient dans la joie, ayant encor sur
eux
Le
sourire de leurs mères, mais leur tendre poitrine était sans le savoir promise
Aux pointes des lances grecques affûtées par le
Destin pour leur sein encore immature,
Ou
des tâches d'esclave les attendaient en Grèce. Comme de bourdonnantes
abeilles
autour de leurs maisons à miel,
Se pressait aux
sources l'essaim des filles de Troie aux grands yeux,
A la poitrine profonde,
aux membres de divinités, – heureux visages d'antan
Qui étaient les fleurs
sensibles et extatiques de l'âme, corps éclatants qui vivaient sous
la ténèbre
Noblement massée de la chevelure, comme le jour sous
une nuit qui en rehausserait la splendeur,
Filles divines de la terre
aux âges où le ciel était notre père.
Fleurs
autour des sources de Troie, elles contentaient le matin par leur beauté,
Ou dans
le fleuve, découvrant leurs genoux à l'embrassement de la fraîcheur,
Elles
trempaient leurs pieds blancs dans ses courants agrippeurs, dans la ruée du Scamandre,
S'attardant
pour la dernière fois à rire et à parler d'aujourd'hui et demain,
Penchées sur le
flot rapide. Toutes ses vélocités dévalaient à leur rencontre,
Peuplant son lit
de flots dansants et de murmures turbulents.
Le
Xanthe, fleuve des origines, conflua avec ces vagues de notre vie à son passage
Tout
comme jadis il avait joué avec les antiques et belles générations de Troie,
Mêlant sa voix impérissable au rire et à la joie de leurs âges,
Rire
d'aurores qui sont mortes, joie que la terre a rejetée.
Ses arbres murmurants se
souvenaient encore de leurs voix en allées.
As-tu oublié, ô fleuve de Troie ? Nous pouvons, nous
pouvons encore les entendre,
Si nous restons longtemps à l'écoute de notre âme, les
voix d'autrefois.
La
terre dans ses fibres se souvient, les brises ont emmagasiné nos échos.
Par-dessus
les marches taillées dans la pierre, pour puiser dans leurs chères eaux
limpides de
l'Orient,
Joyeuses
elles se penchaient, et elles ne savaient encore rien des puits de Mycènes,
Elles ne tiraient pas encore la jarre de l'Eurotas pour
un maître étranger,
Ne
mêlaient pas encore leurs larmes au Pénéos. Et voici que, sortant de l'étreinte
du courant,
Par
groupes elles se levèrent pour se disperser à travers les rues et les chemins
écartés,
Quittant la liberté des
champs pour les travaux et la joie du foyer :
Lestement
elles se dressaient et s'en retournaient le long des ruelles de la cité hantée par le vent,
Se déhanchant en une
démarche rythmée, au cliquetis bruissant de leurs anneaux de cheville.
Silencieux,
les temples les virent passer ; vous aussi, ô demeures
Construites
par l'homme mortel, avec tellement d'espoirs, pour son logement éphémère ;
Les
jardins embaumés parsemaient les tresses sombres de jasmins au blanc sourire
Doucement tombés
des branches comme un don silencieux de pureté :
Au bord du chemin des fleurs en bouton commençaient
d'éclore, autour des faîtes
d'arbres volaient des cris ailés.
Sri Aurobindo,
Ilion ou LA CHUTE DE TROIE, épopée,
Livre II, Le Livre de l'Homme d’État (Livre un- v.1 à v.72)
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