Radieuse était la
splendeur de la vie à Ilion, cité de Priam.
Trois fois à l'adresse de
la cité la fanfare du destin publia son alarme solennelle,
La fanfare des trompettes
appelant à l'assemblée retentit dans Ilion
A trois reprises et se
tut. Des jardins et des rues, des palais et des temples,
Chassée comme un destrier
vers le son de la trompette, trouvant sa joie
dans la guerre et l'ambition,
Se rassembla prestement à
l'appel la démocratie haie par le ciel.
Aux premiers rangs,
soutenant leur âge comme Atlas ses cieux,
Surmontés d'aigles, les
cheveux blancs comme la neige sur 1'Ida,
Avançaient les sénateurs
d'Ilion, Anténor et Anchise au large front,
Athamas, renommé pour les
navires et la guerre sur mer, Tryas
Dont l'Oxus, fleuve
oriental, se rappelait encore le nom,
Astyochès et Ucalégon,
Pallachos dont les ans défiaient la mémoire, AEtor,
Aspétos qui connaissait
tous les secrets divins et gardait le silence,
Ascanos, Ilionès,
Alcésiphron, Oros, Arétès.
Puis venait de la
citadelle, précédé par la voix des hérauts,
Priam, et venaient les
fils de Priam, et Enée à la démarche de lion,
Suivis par le cœur d'une
nation qui adorait sa Penthésilée.
Tout ce qui à Troie était
noble, marchant devant et derrière eux,
Prenait part à la
procession royale, et le martèlement rythmique de leurs pas
S'accordait aux destinées
insolentes d'Ilion sous la direction de demi-dieux
Incarnés, Ilos, Phryx et
Dardanos, Trôs aux conquêtes,
Trôs et Laomédon qui
gouvernait jusqu'au loin et qui, dans le labeur vigoureux de son âme,
Tira sur terre les fils
des cieux et fut servi par les immortels sans âge.
Dans l'agora vaste et
ambitieuse assiégée par ses colonnes,
Baignés et oints ils
entrèrent, beaux et grands comme des dieux.
Enfin, en un piétinement
sonore qui évoquait la clameur des vents, venait la marée
du peuple:
Conduit par une force
obscure à l'ultime et fatale session de sa colère
Accourait à grand bruit le
populaire, violent et puissant ;
Des milliers de vies
ardentes, portant encore dans la poitrine un coeur intact,
Elevaient jusqu'au ciel la
voix de l'homme et sa rumeur qui au loin se propage.
Chantant, portant des
bannières, les jeunes gens marchaient en processions joyeuses, Avançaient sur
une cadence martiale ou bien, dansant sur des pas lyriques,
Célébraient la gloire de
Troie et les merveilleux hauts faits de leurs ancêtres.
Dans l'assemblée à
colonnes où ILos avait réuni son peuple,
Milliers après milliers le
bruit de pas et la rumeur se déversèrent
Ils étaient rangés par
tribus aux armures étincelantes, nation indomptable au coeur altier Attendant
la voix de ses chefs. Quelques-uns contemplaient la grandeur de Priam,
L'ancien, éloigné de leurs
jours, le dernier des dieux passagers,
Qui restait comme une âme
laissée sans compagnon dans des mondes où sa force
ne vaincra pas
Pareil à une colonne
gigantesque solitaire sur un coteau désolé,
Il semblait avoir plus
d'années, et de puissance, que les mortels. Un grand nombre,
avec colère,
Lançaient des regards
hostiles là où, calme bien qu'abandonné du ciel,
Livré à son âme, à son
mental lucide, qu'habitaient des pensées dorénavant stériles,
Chef de file des quelques
hommes, refroidis par la vieillesse, que la force
de leur courage n'avait pas aveuglés,
Etait assis le fameux
Anténor, l'homme d'Etat déchu et impopulaire,
L'orateur le plus avisé de
Troie, mais rejeté, lapidé, déshonoré.
Silencieux, à l'écart du
peuple, il siégeait, le coeur plein de ruines.
Sourd était le brouhaha,
qui s'enfla comme dans un pré le bourdonnement des abeilles Lorsque dans leur
soif du miel elles pullulent sur le thym et le tilleul,
Bourdonnant et voletant
par centaines, et que tout l'endroit n'est plus qu'un murmure. Alors, quittant
son siège comme se dresse une tour, Priam le monarque,
S'étant lentement levé,
imposa le silence au peuple par sa vaste tranquillité
Isolé, auguste, il se
tenait debout, tel un être que la mort a oublié,
Erigé comme une colonne de
pouvoir et de silence dominant l'assemblée.
Ainsi s'élève jusqu'au
ciel l'Olympe, seul avec ses neiges.
Ses hauteurs étaient
couronnées de mèches au repos comme la masse du manteau neigeux
Qui en recouvre les
contreforts géants ; ses yeux de profonde méditation,
Yeux qui voyaient
maintenant la fin et l'acceptaient de même que le commencement, Fixaient la
multitude du peuple comme un tableau qui peint une solennité
Il parla lentement, en
homme qui est loin des décors où il séjourne :
"Chef d'Ilion, héros
Déiphobos, toi qui as convoqué
Troie à travers son
peuple, lève-toi ; dis pourquoi tu nous as appelés.
Que tes paroles soient de
bonheur ou de malheur, tu ne peux exprimer que ceci :
la Nécessité façonne Tout
ce que l'œil invisible a perçu. Parle donc aux Troyens ;
A l'aurore du jour où il
prendra forme, dis quel aboutissement, la mort ou le triomphe,
Le Destin, avec sa
soudaineté, assigne à ceux qui n'ont pas la vision,
et quelle sommation de
périr
Envoient à cette nation des hommes qui se révoltent, et des dieux qui
sont hostiles."
S'étant levé Déiphobos parla, inférieur en stature et de
carrure moindre
Que son père, et pourtant
l'homme le plus fort et le plus grand qui ait marché au combat
Ou qu'y aient
porté ses coursiers depuis qu'Ajax avait été abattu au bord du Xanthe.
"Peuple
d'Ilion, tu as longtemps combattu contre les dieux et les Argiens,
Donnant et recevant la
mort, mais les années traînent en longueur et la lutte est sans fin.
Défaillants, tes aides cessent le combat, les nations t'abandonnent.
Lasse de la grandeur
ardue, l'Asie éprise de ses aises
Souffre que le pied des
Grecs foule les plages de la Troade.
Or nous nous sommes
démenés et pour Troie et pour l'Asie, pour ces hommes
qui nous désertent.
Ce n'est pas seulement
pour nous, pour notre vie d'un moment, que nous avons combattu
Si les Grecs
venaient à triompher, et que leurs nations fussent rassemblées
Sous quelque chef qui voit
loin, Ulysse, Pélée, Achille,
Il n'est pas vrai que sur
les rives du Scamandre et les pourtours de l'azur égéen
Prendrait fin, à bout
de forces, la tentative audacieuse, l'entreprise titanesque :
Le Tigre franchi
fuirait leurs pas, et leurs coursiers boiraient dans l'Indus.
En ces temps où
chaque soleil descend étonné que Troie tienne encore,
Souffrant, portant des
coups, vivante, bien que condamnée à tous les yeux qui la voient,
Lançant en
retour la Mort de ses murs, restant de bronze sous le choc et la clameur,
Conduit par une pensée qui est née avec le jour dans les tentes sur les grèves,
Voici que le char du gris Talthybios attend aux portails iliaques
Et que la voix du
demi-dieu hellène défie Troie l'immémoriale.
Il nous a parlé en ces
termes : Ne reconnaissez-vous pas la Fatalité
quand elle
marche dans vos cieux ?
Ne
sens-tu donc pas ton coucher, ô soleil qui as illuminé la Nature ?
Dépossédés
de vos auxiliaires, vous vous dressez seuls face au Sort funeste et face à
Achille,
Abandonnés
par la terre qui fut à votre service, rejetés par le ciel qui vous apporta son
aide.
La
mort insiste à vos portes, la flamme et l'épée s'impatientent.
Nul
ne peut échapper à la roue des dieux et à ses vastes révolutions
Le
Destin exige pour l'Argien ce qui a fait la joie et l'orgueil de la terre,
L'opulence de l'Asie pour la convoitise des jeunes
nations barbares.
Cité divine, dont la renommée couvrait comme le toit
du ciel les nations,
Descends, désormais pâlissante, dans l'ample orbite de
mon rayonnement Troie,
Jointe à mes royaumes du Nord livre l'Orient à
l'Hellène ;
Sois, Ilion, attelée à l'Hellade ; immense Asie, borde
le Pénéos.
Faites abandon de l'incomparable Hélène, sacrifice
ravissant et sans prix
Jeté par votre faiblesse et votre déclin sur
l'autel colossal de la Nécessité ;
Cédez à mon ardeur Polyxène à la poitrine profonde,
fille d'Hécube,
Elle que mon coeur désire. Elle vous mettra en main la
paix et sa joie calmante
Des matins sans inquiétude et de la mort écartée de
vos foyers.
Livrez tout cela et vivez, sinon je m'élance sur vous,
précédé du Destin et suivi par Hadès.
Lié aux dieux par un serment je ne quitterai à nouveau
le combat
Que lorsque s'étendra mon ombre des hauteurs de l'Ida
aux Mèdes et à l'Euphrate.
Ne vous laissez pas abuser par vos victoires, échelons
imaginés par la défaite ;
Soyez sourds à la voix de vos héros ; leur renommée
est une trompette dans l'Hadès :
Ils sont vainqueurs aussi longtemps que mes coursiers
déharnachés mâchonnent
dans leurs écuries.
La terre ne peut résister longtemps à l'homme que le
ciel a choisi ;
Les dieux marchent avec lui, son char est guidé, son
bras assisté.
Le
défi hellène sonne fièrement, la terre attend la réponse iliaque.
Toujours
le Destin de l'homme est suspendu au souffle fugitif d'un moment ;
A
l'appel d'un mot, d'un geste, il s'élance, et le voilà gravé, le voilà de
granit.
Parlez
! à quel geste sublime les dieux sévères reconnaîtront-ils Troie ?
Fils
des anciens, race des dieux, cité inviolée,
Vais-je
plus fermement empoigner mon javelot, ou bien le rejeter loin de ma main
et pour toujours ?
Sondez
vos coeurs, enfants de Teucer, pour savoir si vos pères les habitent
encore."
Ainsi parla Déiphobos, et la nation l'entendit
en silence,
Impressionnée par l'ombre immense de la fatalité, indignée contre
la Fortune.
Anténor
se leva calmement de son siège à la manière d'un lutteur,
Dompteur dans la cage
aux lions, mesurant du regard les monstres splendides
A la crinière fauve, – et
il sait que si son courage vacille,
Si
son œil se trouble, ou que ses nerfs soient attaqués à l'improviste par les
dieux
qui
sont hostiles,
La
mort s'élancera sur lui, là, dans l'arène bondée et impuissante.
Sri Aurobindo,
Ilion ou LA CHUTE DE TROIE, épopée,
livre II, Le Livre de l'Homme d’État (Livre un- v.73 à v.199)
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