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Les relations entre l'individu et le groupe


Quand la Nature doit concilier deux éléments dans une harmonie, sa méthode constante est de commencer par procéder à un mouvement de bascule, lent et continu, où elle semble parfois pencher entièrement d'un côté, parfois entièrement de l'autre, et d'autres fois corriger les deux. excès par un ajustement temporaire et un compromis modérateur plus ou moins réussis. Les deux éléments apparaissent alors comme des adversaires nécessaires l'un à l'autre et qui peinent pour trouver quelque solution à leur conflit. Mais comme chacun a son égoïsme et obéit à la tendance innée qui pousse les choses, non seulement à se préserver mais aussi à s'affirmer dans la mesure de leur force disponible, chacun cherche à trouver une solution qui lui donnera la part maximum et lui permettra de dominer, si possible complètement, voire même d'engloutir entièrement l'égoïsme de l'autre dans. son propre égoïsme. Ainsi, le progrès vers l'harmonie se fait par un conflit de forces et semble souvent ne pas être du tout un effort vers la concorde et l'ajustement mutuel, mais au contraire un effort pour se dévorer mutuellement. Et en fait, notre plus haut idéal d'unité n'est pas l'absorption de l'un par l'autre, mais de chacun par l'autre afin que chacun vive entièrement dans l'autre et comme cet autre. C'est là l'ultime idéal de l'amour, et c'est vers cela que les conflits s'acheminent aveuglément, car, par la lutte, on ne peut arriver qu'à un ajustement entre deux exigences opposées, non à une harmonie stable ; à un compromis entre deux égoïsmes antagonistes, non à leur fusion l'un en l'autre. Néanmoins, le conflit conduit effectivement à une compréhension mutuelle croissante, qui finalement rend possible l'essai d'unité réelle.
Dans les relations entre l'individu et le groupe, cette méthode constante de la Nature prend l'aspect d'une lutte entre deux tendances humaines aussi profondément enracinées l'une que l'autre: l'individualisme et le collectivisme. D'un côté, nous avons l'État avec son autorité, sa perfection et son développement accaparants ; de l'autre, l'homme individuel avec sa liberté, sa perfection et son développement distinctifs. L'idée d'État, machine vivante, petite ou grande, et l'idée de l'homme, personne de plus en plus distincte et lumineuse, dieu en croissance, se trouvent en perpétuelle opposition. La dimension de l'État ne fait aucune différence à l'essence du conflit et ne fait pas nécessairement de différence à ses conditions caractéristiques. C'était la famille, la tribu ou la cité, polis; c'est devenu le clan, la caste et la classe, koula, gens. C'est maintenant la nation. Demain ou après-demain, ce sera toute l'humanité. Mais le problème des relations entre l'homme et l'humanité, entre la personne en voie de libération et la collectivité accaparante, n'en continuera pas moins de se poser.
    Si l'on s'en tient aux seuls faits de l'histoire et de la sociologie dont nous pouvons disposer, il faut supposer que notre espèce a commencé par un accaparement total du groupe, auquel l'individu était entièrement subordonné, et que le développement de l'individualité est un accessoire de la croissance humaine, un fruit du développement de la conscience mentale. Nous pouvons supposer qu'à l'origine, l'homme était complètement grégaire et que l'association était la condition première de sa survivance ; et puisque la survivance est la première nécessité de tout être, l'individu ne pouvait être rien autre qu'un instrument au service de la force et de la sécurité du groupe; et même si, à la force et à la sécurité, nous ajoutons la croissance, l'efficacité, l'indépendance autant que la conservation du groupe, nous sommes encore dans l'idée dominante de tout collectivisme. Cette tournure des choses est une nécessité issue des circonstances et du milieu. En effet, en examinant de plus près le fond du problème, nous nous apercevons que dans la Matière, l'uniformité est le signe du groupe; la libre variation et le développement individuel progressent avec la croissance de la Vie et du Mental. Si, donc, nous supposons que l'homme représente une évolution de l'être mental dans la matière et à partir de la matière, nous devons présumer qu'il a commencé par l'uniformité et la subordination de l'individu, puis avancé vers la variété et la liberté de l'individu. La nécessité des circonstances et du milieu, autant que la loi inévitable des principes fondamentaux de son être, suggéreraient donc la même conclusion, le même processus pour son évolution pré- historique et historique.
 Mais il y a aussi l'antique tradition de l'humanité, qu'il n'est jamais bon de méconnaître ni de traiter comme une pure fiction ; selon elle, l'état social aurait été précédé d'un autre, libre et non social. Suivant les idées scientifiques modernes, pareil état, s'il a jamais existé (ce qui est loin d'être certain), a dû être non seulement non social, mais antisocial ; ce devait être la condition de l'homme en tant qu'animal isolé, vivant comme une bête de proie, avant de devenir progressivement un animal de troupeau. La tradition, au contraire, parle d'un âge d'or où l'homme était librement social sans société. N'étant pas lié par des lois et des institutions, mais vivant par son instinct naturel ou sa connaissance spontanée, il portait en lui-même la loi vraie de son existence et n'avait nul besoin de dévorer ses semblables ni d'être courbé sous le joug de fer de la collectivité. On peut dire, si l'on veut, que l'imagination poétique ou idéaliste s'est ici servie d'une mémoire raciale profondément enracinée, et que les premiers hommes civilisés ont tiré leur, idéal naissant de libre association inorganisée et heureuse, de cette mémoire raciale d'une existence inorganisée, sauvage et antisociale. Mais il est possible aussi que notre progrès ne se soit pas déroulé en ligne droite, mais en cycles, et qu'au cours de ces cycles, il y ait eu des périodes de réalisation, au moins partielle, où les hommes étaient devenus capables de vivre comme dans le grand rêve de l'anarchisme philosophique, associés par une loi intérieure d'amour et de lumière, d'existence juste, de pensée juste et d'action juste, au lieu d'être contraints à l'unité par des rois et des parlements, des lois, des polices et des châtiments, avec toutes les hantises de la tyrannie, les oppressions et répressions, petites ou grandes, et le vilain cortège d'égoïsme et de corruption qu'entraîne toujours le gouvernement forcé de l'homme par l'homme. Il est même possible que notre état originel ait connu la spontanéité animale instinctive d'une association libre et fluide, et que notre état idéal final possède la spontanéité intuitive et illuminée d'une association libre et fluide. Il se peut que notre destinée soit de convertir l'association animale originelle en une communauté de dieux. Il se peut que notre progrès soit un circuit détourné conduisant de l'uniformité et de l'harmonie spontanées et faciles qui reflètent la Nature, à l'unité maîtresse d'elle-même qui reflète le Divin.
 Quoi qu'il en soit, en dehors des tentatives des idéalismes religieux ou autres pour arriver à une libre solitude ou à une libre association, l'histoire et la sociologie ne nous parlent de l'homme que comme d'un individu dans un groupe plus ou moins organisé. De ces groupes, il existe toujours deux types. L'un affirme l'idée de l'État aux dépens de l'individu: l'ancienne Sparte, l'Allemagne moderne*; l'autre affirme la suprématie de l'État, mais cherche en même temps à donner aux individus qui le constituent autant de liberté, de pouvoir et de dignité qu'il est compatible avec son autorité : l'ancienne Athènes, la France moderne. Mais à ces deux types, un troisième s'est ajouté, où l'État abdique autant qu'il peut devant l'individu, affirme hardiment qu'il n'existe que pour la croissance de l'individu et pour assurer sa liberté, sa dignité et son heureuse humanité, et cherche avec une foi courageuse si, après tout, ce n'est pas en amenant l'individu au plus haut degré possible de liberté, de dignité et d'humanité que le bien-être, la force et l'expansion de l'État seront le mieux assurés. L'Angleterre était le grand exemple de ce type, jusqu'à une époque récente; l'Angleterre faite libre, prospère, énergique, invincible, par la seule force de cette idée au fond d'elle-même; l'Angleterre bénie des dieux et gratifiée d'une expansion, d'un empire et d'une bonne fortune sans pareils parce que, à aucun moment, elle n'avait craint d'obéir à cette haute tendance, d'accepter les risques de cette grande entreprise, et même souvent de l'appliquer par-delà les limites de son propre égoïsme insulaire. Malheureusement, cet égoïsme, les défauts de la race et, signe de l'ignorance humaine, l'affirmation exagérée d'une idée en dehors de ses limites, l'ont empêchée de donner à cette idée l'expression la plus riche et la plus noble, et d'obtenir par elle d'autres fruits, qui ont été obtenus ou sont en voie de l'être par les États organisés d'une manière plus rigide. Par suite, nous voyons l'idée collectiviste ou étatique s'attaquer à la vieille tradition anglaise afin de la démolir, et il est possible qu'avant longtemps la grande expérience s'achève par un lamentable aveu d'échec, remplacée par une "discipline" et une organisation "efficace" à l'allemande, ce vers quoi toute l'humanité civilisée semble tendre actuellement. On peut certes se demander si ceci était réellement nécessaire ou si, avec une foi plus courageuse, éclairée par une intelligence plus souple et plus vigilante, tous les résultats désirés n'auraient pas pu être atteints en employant une méthode nouvelle, plus libre, qui aurait gardé toutefois intact le dharma** de l'espèce.
Un autre fait mérite d'être noté quant à la prétention de l'État à sacrifier l'individu à son propre intérêt, à savoir que la forme de l'État ne fait absolument aucune différence au principe. La tyrannie du souverain absolu sur tous, ou celle de la majorité sur l'individu (qui d'ailleurs, par un paradoxe de la nature humaine, se change en une oppression ou une répression hypnotiques de la majorité par elle-même) sont des formes d'une seule et même tendance. Chacune de ces tyrannies, quand elle proclame d'une manière absolue : "l'État, c'est moi", énonce une vérité profonde, bien qu'elle fonde cette vérité sur un mensonge. La vérité est que chacune est vraiment l'expression de l'État et de sa tendance caractéristique à subjuguer le libre arbitre, la liberté d'action, le pouvoir, la dignité et l'indépendance des individus qui le constituent. Le mensonge est dans l'idée sous-entendue que l'État est quelque chose de plus grand que les individus qui le composent et qu'il peut impunément s'arroger cette oppressive suprématie sans dommage pour lui-même ni pour le plus haut espoir de l'humanité.
 Dans les temps modernes, l'idée d'État se réaffirme pleinement après un long entre'acte et domine la pensée et l'action du monde. Elle s'appuie sur deux motifs : l'un fait appel à l'intérêt extérieur de l'espèce ; l'autre à Ses plus hautes tendances morales. Elle exige que l'égoïsme individuel s'immole danse l'intérêt collectif et demande que. l'homme ne vive plus pour lui-même, mais pour le tout, le groupe, la communauté. Elle affirme que l'espoir du bien de l'humanité et de son progrès dépend de l'efficacité et de l'organisation de l'État. Son chemin de la perfection passe par la règlementation étatique de tous les dispositifs économiques et vitaux de l'individu et du groupe : la "mobilisation", pour employer l'expression spécieuse mise à la mode pendant la guerre ; une mobilisation étatique de l'intelligence, des capacités, des pensées, des émotions et de la vie de l'individu, de tout ce qu'il est et tout ce qu'il a, dans l'intérêt de tous. Poussé à son ultime conclusion, c'est l'idéal socialiste dans toute sa splendeur, et c'est vers cette conclusion que l'humanité semble faire route avec une remarquable rapidité. L'idée d'État est en train de se ruer à la domination avec une grande force motrice, et elle est prête à broyer sous ses roues tout ce qui s'oppose à sa force et voudrait affirmer le droit des autres tendances humaines. Et pourtant, les deux notions sur lesquelles elle se fonde, sont pleines de ce fatal mélange de vérité et de mensonge qui afflige toutes les prétentions et les affirmations humaines. Il est donc nécessaire de les faire passer au solvant d'une pensée scrutatrice et impartiale qui se refuse à être escroquée par les mots, si nous ne voulons pas suivre, impuissants, un nouveau cycle d'illusions, pour revenir à ce qui aurait dû toujours être notre lumière et notre guide: la vérité profonde et complexe de la Nature.

*Rappelons que cet ouvrage a été écrit pendant la Première Guerre mondiale. (Note de l'éditeur)
 **La loi profonde, véritable.


Sri Aurobindo , L'Idéal de l'unité humaine, Première partie 
CHAPITRE III
Le groupe et l'individu

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