Tout le processus de la Nature
repose sur l'équilibre de deux pôles de la vie et sur une tendance constante à
les harmoniser. Ces deux pôles sont l'individu (que nourrit le tout ou
l'agrégat) et le tout ou l'agrégat (que l'individu aide à constituer). La vie
humaine ne fait pas exception à la règle. Par conséquent, le perfectionnement
de la vie humaine implique nécessairement l'élaboration d'une harmonie encore
inaccomplie entre les deux pôles de notre existence : l'individu et l'agrégat
social. Sera parfaite la société la plus entièrement propice à la perfection de
l'individu; sera incomplète la perfection de l'individu si elle n'aide pas à
l'état parfait de l'agrégat social auquel il appartient, et finalement à
l'état parfait de l'agrégat humain le plus vaste possible: l'ensemble d'une
humanité unifiée.
Mais la Nature suit un processus graduel
qui complique les choses et empêche l'individu d'avoir une relation pure et
directe avec l'humanité totale. Entre lui et ce tout trop immense, se dressent
les agrégats plus petits dont la formation était nécessaire aux étapes
progressives de la culture humaine; ces agrégats sont en partie des aides pour
l'unité finale, en partie des barrières. L'obstacle de l'espace, les
difficultés d'organisation, les limitations du coeur et du cerveau humains,
rendaient nécessaire la formation de petits agrégats, tout d'abord, puis
d'agrégats de plus en plus grands pour entraîner graduellement l'individu, par
rapprochements successifs, à se préparer à l'universalité finale. La famille,
la commune, le clan ou la tribu, la classe, les États-cités ou les amas de
tribus, la nation, l'empire, marquent autant d'étapes de ce progrès et de cet
élargissement constant. Si les petits agrégats avaient été détruits dès que
les plus grands eussent été formés avec succès, cette gradation n'aurait pas
suscité de complexités, mais là n'est pas la voie de la Nature. Il est rare
qu'elle détruise tout à fait les modèles qu'il lui a plu de façonner, ou elle
ne détruit que ce qui n'a plus aucune utilité et conserve le reste pour
satisfaire son besoin, ou sa passion, de variété, de richesse, de multiformité,
se bornant à effacer les lignes de division ou à modifier suffisamment les
particularités et les rapports pour faciliter l'unité plus grande qu'elle est
en train de créer. Par suite, l'humanité doit à chaque pas faire face à des
problèmes variées qui viennent non seulement de la difficulté d'accorder les
intérêts de l'individu et ceux de la communauté ou de l'agrégat direct, mais
d'accorder aussi les intérêts et les besoins des petites unités et la
croissance de l'ensemble plus vaste qui doit les englober toutes.
L'histoire nous a conservé ça et là des
exemples de ce travail, des exemples d'échecs et de succès qui sont pleins
d'enseignement. Ainsi, nous voyons l'effort d'agrégation des tribus sémitiques
(juives et arabes) réussir chez les uns après la scission en deux royaumes qui
restèrent une source de faiblesse permanente pour la nation juive, et réussir
seulement temporairement chez les autres par l'apparition soudaine de la force
unificatrice de l'islam. Chez les races celtiques, nous voyons les clans tenter
sans succès de se fondre en une existence nationale organisée. Cet insuccès
est total en Irlande et en Écosse où il a fallu que la vie de clan soit écrasée
par la domination et la culture étrangères. Au pays de Galles, l'échec n'a été
évité qu'au dernier moment. Dans l'histoire de la Grèce, les Etats-cités et les
petits peuples régionaux restent dans l'impossibilité de fusionner. Par
contre, le même effort de la Nature a remporté un éclatant succès dans le
développement de l'Italie romaine. Depuis plus de deux millénaires, tout le
passé de l'Inde n'a été (bien que le succès ait souvent semblé proche) qu'une
vaine tentative pour surmonter la tendance centrifuge d'une extraordinaire
quantité et variété d'éléments disparates : famille, communes, clans, castes,
petits États ou petits peuples régionaux, vastes unités linguistiques,
communautés religieuses, nations dans la nation. On pourrait dire qu'ici, la
Nature a tenté une expérience dont la complexité et la richesse potentielle
sont sans égales, et qu'elle a accumulé toutes les difficultés possibles afin
de parvenir au résultat le plus opulent. Mais finalement, le problème s'est
montré insoluble, ou du moins n'a pas été résolu, et la Nature a dû recourir à
son habituel deus ex machina:
l'intervention d'une domination étrangère.
Mais même si la nation (qui représente le plus
vaste groupement que la Nature ait jusqu'à présent formé avec succès) est
suffisamment organisée, l'unité complète ne se réalise pas toujours. Si aucun
autre élément de discorde ne subsiste, la lutte des classes reste cependant
toujours possible. Ce phénomène nous conduit à une autre règle du développement
graduel de la Nature dans la vie humaine, et nous verrons que cette règle est
d'une importance considérable quand nous en viendrons à la question d'une unité
humaine viable. La perfection de l'individu dans une société devenue parfaite
(étant bien entendu que la perfection est toujours relative et progressive),
puis dans une humanité devenue parfaite, est le but inévitable de la Nature.
Mais le progrès de tous les individus d'une société ne se produit pas pari passu, d'une marche égale et
uniforme. Certains avancent, d'autres sont stationnaires (absolument ou
relativement), d'autres enfin reculent. Par conséquent, il est inévitable
qu'une classe dominante apparaisse à l'intérieur de l'agrégat, de même que
l'apparition de nations dominantes est inévitable dans le conflit constant des
agrégats. La classe qui exprimera le plus parfaitement le type dont la Nature a
besoin à l'époque, soit pour son progrès, soit pour sa rétrogradation (cela
peut arriver), sera celle qui prédominera. Si la puissance et la force de
caractère sont exigées, on verra une aristocratie dominante apparaître; si
c'est la connaissance et la science, la classe dominante sera savante et
littéraire ; si c'est l'habileté pratique, l'ingéniosité, l'économie et
l'efficacité de l'organisation, on verra dominer la classe bourgeoise ou vaishya, habituellement conduite par les
juristes; s'il s'agit de diffuser plutôt que de concentrer le bien-être général
et d'organiser strictement le travail, alors la domination de la classe
ouvrière elle-même n'est pas impossible.
Mais qu'il s'agisse de la domination des
classes ou des nations, ce phénomène ne peut jamais être qu'une nécessité temporaire,
sans plus; en effet, dans la vie humaine, le but final de la Nature ne peut pas
être l'exploitation du grand nombre par le petit nombre, ni même du petit
nombre par le grand nombre ; le but ne peut jamais être la perfection de
quelques-uns au prix de la submersion abjecte ou de la soumission ignorante de
la masse ; il ne peut s'agir là que d'expédients transitoires. Nous voyons donc
que ces dominations portent toujours en elles-mêmes le germe de leur propre
destruction. Elles doivent disparaître, soit par éviction ou destruction de
l'élément exploiteur, soit par fusion et égalisation. En Europe et en Amérique,
les brâhmanes et les kshatriyas* ont vu leur domination
abolie, ou ils sont sur le point de retomber dans l'égalité de la masse
générale. Seules restent deux classes rigidement séparées : la possédante qui
domine, et l'ouvrière ; et tous les mouvements les plus importants de nos jours
ont pour but l'abolition de cette dernière supériorité. Par cette tendance
persistante, l'Europe a obéi à une grande loi de la marche progressive de la
Nature : tendre à une égalité finale. Il est sûr qu'une égalité absolue n'est
ni voulue ni possible, de même qu'une uniformité absolue est à la fois
impossible et tout à fait indésirable, mais ce qui est essentiel à toute
perfectibilité concevable pour l'espèce humaine, est une égalité fondamentale
qui rende inoffensif le jeu des supériorités et des différences véritables.
Par conséquent, le meilleur conseil à
donner à une minorité dominante, est de reconnaître à temps l'heure convenable
de son abdication et du transfert de son idéal, de ses qualités, sa culture et
son expérience au reste de l'agrégat, ou à telle partie du reste qui est prête
à ce progrès. Si les choses se passent ainsi, l'agrégat social avance
normalement, sans dislocation, sans blessure ni maladie sérieuse; sinon, un
progrès dans le désordre lui est imposé, car la Nature ne souffrira jamais que
l'égoïsme humain déjoue indéfiniment ses intentions décidées et ses nécessités.
Quand les classes dominantes réussissent à éluder les exigences de la Nature,
la pire des destinées risque de s'abattre sur l'agrégat social. Ce fut le cas
pour l'Inde, où la cause principale du déclin et de la dégénérescence vint de
la caste des brâhmanes et autres classes privilégiées qui refusèrent
définitivement d'élever autant que possible la masse de la nation à leur
niveau et ont dressé un gouffre de supériorité infranchissable entre
elles-mêmes et le reste de la nation. Or, si ses intentions sont frustrées, la
Nature retire inévitablement sa force de l'entité nuisible, jusqu'à ce qu'elle
amène de l'extérieur d'autres moyens de réduire l'obstacle à néant.
Mais même si, intérieurement, l'unité de
l'agrégat est rendue aussi parfaite que peut le permettre le jeu d'un mécanisme
social, administratif et culturel, la question de l'individu continue de se
poser. Car ces unités ou agrégats sociaux ne sont pas semblables au corps
humain où les cellules constituantes sont incapables de vivre en dehors de
l'agrégat. L'être humain tend à exister par lui-même et à déborder les limites
de la famille, du clan, de la classe et de la nation ; et même, cette indépendance,
d'un côté, et cette universalité, de l'autre, sont des éléments essentiels à sa
perfection. C'est pourquoi, de même que les systèmes d'agrégation sociale qui
dépendent de la domination d'une ou de plusieurs classes sur les autres
doivent changer ou se dissoudre, de même les agrégats sociaux qui font obstacle
à la perfection de l'individu et cherchent à l'enfermer dans un moule limité, à
le soumettre à la rigidité d'une culture étroite, d'une classe mesquine ou de
petits intérêts nationaux, doivent avoir un terme et, un jour, sous
l'impulsion irrésistible de la Nature en progrès, doivent se transformer ou
être détruits.
* Ce qui
correspond ou correspondait à la classe dite libérale et à la noblesse.
Sri Aurobindo , L'Idéal de l'unité humaine, Première partie
CHAPITRE II
L'imperfection
des agrégats passés
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire