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L'unité de l'espèce humaine fait partie du plan final et doit se produire



   Si nous considérons le passé de l'humanité, pour autant qu'il nous soit connu, nous nous apercevons que les périodes intéressantes de la vie humaine, les scènes où elle a été le plus richement vécue et où elle a laissé derrière elle les fruits les plus précieux, sont précisément les époques, et les contrées, où l'humanité avait su s'organiser en de petits centres indépendants, étroitement mêlés l'un à l'autre mais, non fondus en une unique unité. L'Europe moderne doit les deux tiers de sa civilisation à trois moments suprêmes de cette sorte dans l'histoire humaine : d'abord, la vie religieuse des tribus disparates qui s'étaient donné le nom d'Israël, et plus tard de la petite nation juive qui lui a succédé ; puis la vie hétérogène des petites cités grecques ; enfin, la vie artistique et intellectuelle (similaire, quoique plus restreinte) de l'Italie médiévale. De même, aucune époque en Asie n'a été aussi riche en énergie, aussi digne d'être vécue, aussi productive de fruits meilleurs et plus durables, que la période héroïque où l'Inde était divisée en petits royaumes dont beaucoup n'étaient pas plus grands qu'une circonscription moderne. Les activités les plus merveilleuses, les travaux les plus vigoureux et les plus durables — ce que, s'il nous fallait choisir, nous conserverions volontiers en sacrifiant tout le reste — appartiennent à cette période. La seconde belle époque vint plus tard, avec des nations et des royaumes plus vastes mais encore relativement petits, comme ceux des Pal­lava, des Châloukya, des Pândya, des Chôla et des Chéra. L'Inde a reçu relativement peu de choses des grands empires qui se sont érigés et effondrés à l'intérieur de ses frontières l'Empire mogol, celui des Goupta, celui des Maurya —, très peu de choses, en vérité, à part une organisation politique et administrative, quelques beaux-arts et une littérature agréables, quelques travaux durables (mais pas toujours de la meilleure qualité). Leur impulsion poussait à une organisation compliquée plutôt qu'originale et stimulante ou créatrice.
    Cependant, le règne des petites cités ou des cultures régionales avait toujours un défaut qui obligeait à tendre vers de plus larges organismes. Ce défaut se caractérisait par la non-permanence, souvent le désordre, et surtout l'incapacité à se défendre devant l'assaut des organismes plus grands, aussi par une carence à répandre le bien-être matériel. C'est pourquoi, cette première forme de vie collective a eu tendance à disparaître et à céder la place à l'organisation des nations, des royaumes et des empires.
    Nous remarquons donc, tout d'abord, que ce sont les groupements de petites nations qui ont eu la vie la plus intense et non les énormes États ni les empires colossaux. Il semble qu'une vie collective diffusée en de trop vastes espaces, perde de son intensité et de sa productivité. L'Europe a vécu en Angleterre, en France, aux Pays-Bas, en Espagne, en Italie, dans les petits États germaniques. C'est là, et non dans l'énorme masse du Saint-Empire romain germanique ni dans celle de l'Empire russe, que se sont élaborés toute sa civilisation et son progrès. Le même phénomène se révèle dans le domaine social et politique si nous comparons la vie et l'activité intenses de l'Europe avec ses nombreuses nations fructueusement entremêlées qui progressaient à pas vifs et créateurs, parfois par bonds, et celles des grandes masses asiatiques avec leurs longues périodes d'immobilité coupées de guerres et de révolutions qui semblaient être de petits épisodes temporaires, et généralement stériles, leurs siècles de rêveries religieuses, philosophiques et artistiques, leur tendance grandissante à l'isolement, et finalement la stagnation de leur vie extérieure.
    Nous remarquons, ensuite, que celles des organisations de royaumes ou de nations qui ont eu la vie la plus vigoureuse, le doivent à une sorte de concentration artificielle de la vitalité en une tête, un centre, une capitale : Londres, Paris, Rome. C'est par cet artifice que la Nature, tout en gagnant les avantages d'une organisation plus vaste et d'une unité plus parfaite, conserve dans une certaine mesure ce qu'elle avait acquis par son système plus primitif de cités et de royaumes minuscules, c'est-à-dire le pouvoir non moins précieux de concentration féconde dans un espace restreint et dans un étroit rassemble­ment d'activités. Mais cet avantage se paye de la condamnation du reste de l'organisme : provinces, petites villes et villages, voués à une vie terne, insignifiante et somnolente, qui contraste étrangement avec l'intensité de la vie de la métropole, l'urbs.
    L'Empire romain est l'exemple historique de l'organisation d'une unité qui transcendait les limites de la nation ; les avantages et les inconvénients de cette organisation y sont aussi parfaitement illustrés. Les avantages se résument à une organisation admirable, à la paix, la sécurité générale, l'ordre et le bien-être matériel ; l'inconvénient apparaît quand l'individu, la cité et la région sacrifient l'indépendance de leur vie et deviennent les rouages d'une machine : la vie perd sa couleur, sa richesse, sa variété, sa liberté et sa victorieuse inspiration créatrice. L'organisation est grande et admirable, mais les individus dépérissent, sont écrasés, submergés, et finalement, avec le rapetissement et l'affaiblissement de l'individu, l'énorme organisation perd lentement, mais inévitablement, la vitalité même qui la faisait vivre : elle meurt de stagnation grandissante. Même si, du dehors, elle paraît entière et intacte, la structure est pourrie, et au premier choc de l'extérieur, elle commence à craquer et se désagrège. Ces organisations, et ces périodes, ont une immense utilité de conservation; ainsi, l'Empire romain a-t-il servi à consolider les gains des siècles féconds qui l'avaient précédé. Mais elles arrêtent la vie et la croissance.
    Nous voyons donc ce qui se passerait probablement si, comme certains ont commencé à le rêver aujourd'hui, il se produisait une unification sociale, administrative et politique de l'humanité. Une formidable organisation deviendrait nécessaire, sous laquelle la vie individuelle et la vie régionale seraient écrasées, rapetissées, privées de leur essentielle liberté, telle une plante qui n'aurait ni pluie, ni vent, ni soleil. Après, peut-être, une première explosion d'activité joyeuse et satisfaite, l'humanité entrerait dans une longue période de pur conservatisme, de stagnation croissante, et finalement de décadence.
    Cependant, il est évident que l'unité de l'espèce humaine fait partie du plan final de la Nature et qu'elle doit se produire. Mais pour cela, d'autres conditions sont nécessaires et des garanties qui garderont intactes les racines de la vitalité de l'espèce et sa riche diversité dans l'unité.

Sri Aurobindo, L'Idéal de l'unité humaine, Première partie 


CHAPITRE I
La tendance à l'unité :
sa nécessité et ses dangers
 

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