La surface de la vie
est facile à comprendre; ses lois, ses
mouvements caractéristiques, son utilité pratique sont à notre portée et
nous pouvons assez facilement et rapidement
les saisir pour en tirer parti. Mais cela ne nous mène pas très loin. C'est suffisant pour la vie active et
superficielle au jour le jour, mais
non pour résoudre les grands problèmes de l'existence. Par contre, il
nous est extrêmement difficile d'acquérir la
connaissance des profondeurs de la vie, de ses secrets puissants et ses
grandes lois cachées qui déterminent tout. Nous
n'avons pas trouvé le plomb qui sonde ces profondeurs-là ; elles nous
apparaissent comme un mouvement vague et indéterminé, une obscurité profonde
devant laquelle le mental recule volontiers
pour jouer plutôt avec l'agitation, l'écume et les scintillements
faciles de la surface. Pourtant, si nous voulions comprendre l'existence, ce
sont ces profondeurs et leurs forces invisibles qu'il nous faudrait connaître.
À la surface, nous trouvons seulement les lois secondaires de la Nature et des
règles pratiques qui nous aident à surmonter
les difficultés du moment et à
organiser empiriquement, sans les comprendre, ses transitions continuelles.
Rien n'est plus
obscur pour l'humanité, moins accessible à son entendement, que sa propre vie commune et collective,
tant dans la force qui la meut que dans la perception du but vers lequel elle se meut. La
sociologie ne nous aide pas ; elle nous donne seulement un récit général du passé et un
énoncé des
conditions extérieures dans lesquelles les communautés ont pu survivre. L'histoire ne nous
enseigne rien; c'est un torrent confus d'événements et de personnalités, un kaléidoscope d'institutions changeantes. Nous
ne saisissons pas le sens vrai de tous
ces changements et de ce flot continuel de vie humaine dans les artères du Temps. Ce que nous percevons,
ce sont des phénomènes qui
passent et repassent, des généralisations faciles, des idées partielles. Nous parlons de démocratie, aristocratie
et autocratie, de collectivisme et d'individualisme, d'impérialisme et de nationalisme, de l'État et de la Commune, du
capitalisme et du socialisme ; nous avançons des généralisations hâtives et
fabriquons des systèmes absolus, proclamés péremptoirement
aujourd'hui et abandonnés par force demain; nous épousons des causes et
des enthousiasmes, dont le triomphe se change
vite en désenchantement, puis nous les laissons
pour d'autres, peut-être ceux-là mêmes que nous avions eu tant de mal à abattre. Pendant un siècle entier, l'humanité a soif de liberté, se bat pour elle et la
conquiert au prix amer d'un dur labeur
et de larmes et de sang ; le siècle qui en jouit sans avoir lutté pour elle, s'en détourne comme d'une illusion puérile, prêt à renoncer à cet avantage
déprécié si tel doit être le prix de
quelque bien nouveau. Ceci vient de ce que
notre pensée et notre action sont tout entières à fleur de peau, empiriques quand il s'agit de notre vie
collective; elles ne cherchent pas, elles ne se fondent pas sur une
connaissance solide, profonde, complète. La
morale à tirer n'est point de la vanité de la vie humaine et de ses ardeurs,
ses enthousiasmes ni des idéaux
qu'elle poursuit, mais de la nécessité d'une recherche plus sage, plus large, plus patiente, pour trouver sa vraie
loi et son vrai but.
Aujourd'hui, l'idéal de l'unité
humaine se fraye plus ou moins vaguement le chemin jusqu'au seuil de notre
conscience. L'émergence d'un idéal dans la
pensée humaine est toujours le signe
d'une intention de la Nature, mais pas toujours d'une intention d'accomplir ; parfois, il indique
seulement une tentative qui sera
vouée à un échec temporaire. Car la Nature est lente et patiente en ses méthodes. Elle adopte des idées et les réalise à moitié, puis les laisse au bord du chemin
pour les reprendre plus tard, en
quelque autre ère, quelque concours de
circonstances meilleur. Ayant imaginé une harmonie possible, elle tente son instrument pensant,
l'humanité, et sonde jusqu'où l'espèce y est prête; elle laisse l'homme essayer
et échouer, elle l'y pousse même afin qu'il
puisse apprendre et réussir une autre
fois. Pourtant, si un idéal s'est frayé le chemin jusqu'au seuil de la pensée, c'est qu'il doit nécessairement être essayé, or il est probable que l'idéal de
l'unité humaine figurera largement
parmi les forces déterminantes de l'avenir; en fait, les circonstances
intellectuelles et matérielles de l'époque actuelle l'ont préparé et l'imposent
presque, et surtout les découvertes
scientifiques qui ont tant rapetissé notre terre que ses plus vastes
royaumes apparaissent maintenant comme les simples provinces d'un seul pays.
Mais la commodité même des
circonstances matérielles peut amener l'échec de l'idéal ; car, même si les
circonstances matérielles favorisent un grand
changement, on peut prédire un échec
si le coeur et le mental de l'homme (et surtout le coeur) n'y sont pas réellement préparés ; à moins, bien
entendu, que les hommes ne comprennent
à temps et n'acceptent le changement
intérieur en même temps que le rajustement extérieur. Mais à l'époque actuelle, l'intellect humain a été
tellement mécanisé par la science matérielle que la révolution qu'il commence à envisager sera probablement entreprise
surtout, ou même uniquement, par des
moyens mécaniques : par des ajustements
sociaux et politiques. Or, ce n'est pas par des systèmes sociaux et politiques, ou en tout cas pas uniquement ni principalement par eux; que l'unité de l'espèce
humaine peut se réaliser d'une façon durable et fructueuse.
Il
faut se souvenir qu'une unité sociale et politique plus vaste
n'est pas nécessairement un bienfait en soi. Elle ne vaut d'être
poursuivie que dans la mesure où elle fournit les moyens et le
cadre d'une vie individuelle et collective meilleure, plus riche, plus heureuse et
plus puissante. Mais jusqu'à présent, l'expérience
de l'humanité n'a pas confirmé que d'énormes agrégats, étroitement unis
et strictement organisés, fussent favorables
à une vie humaine plus riche et plus puissante. Il semblerait plutôt que
la vie collective soit davantage à son aise, plus
bienveillante, plus variée et plus féconde, quand elle peut se concentrer en de petits espaces et en des
organismes plus simples.
Sri Aurobindo, L'Idéal de l'unité humaine , Première partie
chp I , La tendance à l'unité :sa
nécessité et ses dangers
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