Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo SRI AUROBINDO - YOGA INTEGRAL: décembre 2017

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

Les Etats-Unis d'Europe


    Sans doute, le but ultime de notre développement est-il une libre association dans l'unité, et tant que ceci ne sera pas réalisé, le monde sera constamment sujet à des changements et des révolutions. Chacun des ordres établis, parce qu'il est imparfait, parce qu'il s'obstine à des arrangements qui finalement s'avèrent entachés d'injustice ou barrent la route à des tendances et à des forces nouvelles, parce qu'il survit à son utilité et à sa justification, doit nécessairement aboutir à un malaise, à une résistance et un soulèvement — il faut qu'il change lui-même ou qu'il soit changé, sous peine de conduire à l'un de ces cataclysmes qui troublent périodiquement le progrès humain. Mais le temps n'est pas encore venu où le vrai principe d'ordre peut remplacer ceux qui sont artificiels et imparfaits. Il est vain d'espérer qu'une fédération de nations libres puisse s'établir tant que les inégalités actuelles entre nations ne seront pas éliminées ou tant que le monde entier ne se sera pas élevé à une culture commune fondée sur un état moral et spirituel supérieur à celui qui a cours maintenant ou qui est maintenant possible. L'instinct impérial est vivant et triomphant, plus fort à présent que le principe des nationalités, et par conséquent l'évolution de grands empires ne peut manquer — pour un temps du moins — d'éclipser le développement des nations libres. Tout ce que l'on peut espérer, c'est que le vieil empire artificiel et purement politique soit remplacé par un type plus vrai et plus moral ; que les empires actuels, cédant à la nécessité de se fortifier et à une conception plus éclairée de leur propre intérêt, en viennent à comprendre que la reconnaissance de l'autonomie nationale est une sage et nécessaire concession à l'instinct encore vivant du nationalisme, et que cette reconnaissance, au lieu de les affaiblir, peut servir à fortifier leur puissance impériale et leur unité. Ainsi, tandis qu'une fédération de nations libres est impossible pour le moment, un système d'empires fédérés et de nations libres rassemblés en une association plus étroite que n'en a jamais connu le monde, n'est pas tout à fait impossible. En franchissant ce pas, et quelques autres, une certaine forme d'unité politique serait peut-être réalisable pour l'humanité à une date plus ou moins éloignée [1].
    La guerre a fait naître de nombreuses suggestions visant à créer cette sorte d'association plus étroite, mais elles se bornent généralement à un meilleur agencement des relations internationales en Europe même. L'une de ces suggestions[2] proposait l'élimination de la guerre par une loi internationale plus stricte, appliquée par un tribunal international et appuyée par la sanction de toutes les nations en accord pour imposer la loi au délinquant. Pareille solution est chimérique si elle n'est pas immédiatement suivie d'autres développements d'une très vaste portée. En effet, la sentence rendue par le tribunal ne pourrait être appliquée que par une alliance de quelques-unes des plus fortes Puissances, comme, par exemple, la coalition des Alliés victorieux dominant le reste de l'Europe, ou bien par un accord de toutes les Puissances européennes, ou encore par des États-Unis d'Europe ou quelque autre forme de fédération européenne. Mais une alliance dominatrice des grandes Puissances serait simplement une répétition du système de Metternich et s'effondrerait inévitablement au bout de quelque temps, tandis qu'un Concert européen, comme l'expérience l'a prouvé, signifierait une tentative malaisée de groupements rivaux pour maintenir une entente précaire, qui pourrait retarder mais non définitivement prévenir les luttes et les collisions nouvelles. Dans ces systèmes imparfaits, la loi ne serait respectée que tant qu'il serait avantageux de le faire, c'est-à-dire tant que les Puissances qui désirent des changements et des réajustements nouveaux non admis par les autres, considéreraient que le moment n'est pas encore propice pour l'enfreindre. À l'intérieur d'une nation, la loi est solidement établie parce qu'il existe une autorité reconnue, habilitée à la définir et à la changer en cas de besoin, et qu'elle possède assez de force pour punir toute violation de ses édits. Une loi internationale ou inter-européenne devrait forcément bénéficier des mêmes avantages si elle veut être autre chose qu'une force purement morale que l'on peut ridiculiser quand on est assez fort pour la défier ou quand on trouve avantage à la violer. Il est donc essentiel d'arriver à une certaine forme de fédération européenne, si lâche soit-elle, si l'on veut que l'idée derrière toutes ces suggestions d'ordre nouveau, puisse recevoir quelque application pratique ; or, cette fédération, dès qu'elle aura commencé à s'instaurer, devra nécessairement se resserrer et prendre de plus en plus la forme d'États-Unis d'Europe.
      Seule l'expérience peut montrer si ce genre d'unité européenne peut se former, et si, une fois formée, elle peut subsister et se parfaire en dépit de toutes les forces de dissolution et toutes les causes de querelles qui pendant longtemps chercheront à la pousser au point de rupture. Mais en l'état actuel de l'égoïsme humain, il est évident que si cette unité européenne se formait, elle deviendrait un instrument terriblement puissant de domination et d'exploitation du reste du monde par le groupe de nations à présent à l'avant-garde du progrès humain. Inévitablement, elle éveillerait l'idée antagoniste d'une unité asiatique et celle d'une unité américaine ; or, même si le remplacement des petites unités nationales actuelles par des groupements continentaux marque un certain progrès vers l'union finale de toute l'humanité, leur formation, cependant, entraînerait des cataclysmes d'un genre et d'une étendue qui éclipseraient la dernière catastrophe et pourraient bien réduire à néant les espoirs de l'humanité au lieu de rapprocher leur accomplissement. Mais l'objection principale à l'idée d'États‑Unis d'Europe est que le sentiment général de l'humanité cherche déjà à dépasser les distinctions continentales et à les subordonner à une idée humaine plus large. De ce point de vue, une division sur des bases continentales serait peut-être une étape réactionnaire du genre le plus grave et pourrait entraîner des conséquences extrêmement sérieuses pour le progrès humain.
      En vérité, l'Europe se trouve dans une position anormale : elle est à la fois mûre pour l'idée pan-européenne et dans la nécessité de dépasser cette idée. Le conflit de ces deux tendances se trouve curieusement illustré par certaines spéculations assez récentes sur la nature du dernier conflit européen. On a suggéré que le péché de l'Allemagne dans cette guerre, était sa conception nationale exagérément égoïste et son dédain pour l'idée plus vaste d'Europe, à laquelle l'idée de nation doit désormais se soumettre et se subordonner. La vie totale de l'Europe doit désormais former une unité qui absorbe tout et dont le bien-être prime tout, et l'égoïsme des nations accepter de n'être plus qu'une partie organique de cet égoïsme plus vaste. En fait, c'est revenir à l'idée nietzschéenne, après quelques décades, et admettre avec ce philosophe que le nationalisme et la guerre sont des anachronismes et que tous les esprits éclairés doivent avoir pour idéal d'être de bons Européens et non de bons patriotes. Mais une question se pose aussitôt: qu'advient-il alors de l'importance croissante de l'Amérique dans la politique mondiale ? Du Japon et de la Chine ? De la nouvelle effervescence en Asie ? Nietzsche a donc dû revenir sur sa première formule et expliquer que, par Europe, il ne voulait pas dire l'Europe, mais bien toutes les nations qui avaient accepté les principes de civilisation européenne pour base de leur méthode de gouvernement et de leur organisation sociale. Cette formule plus philosophique a l'avantage évident (ou du moins spécieux) d'inclure l'Amérique et le Japon et d'admettre dans le cercle de la solidarité envisagée, toutes les nations actuellement libres ou prépondérantes, et en même temps d'offrir aux autres l'espoir de faire partie un jour du "cercle", dès qu'elles auront pu prouver qu'elles étaient "à la hauteur" du niveau européen, soit à la manière forte du Japon, soit autrement.
      À vrai dire, l'Europe est inextricablement mêlée à l'Amérique et à l'Asie, quoique sa propre conception la sépare encore fortement du reste du monde comme l'ont montré son ressentiment souvent exprimé contre la présence persistante de la Turquie en Europe et son désir de mettre fin à ce gouvernement d'Européens par des Asiatiques. Certaines nations européennes ont des colonies en Amérique, toutes ont des possessions et des ambitions en Asie (où seul le Japon échappe à l'ombre de l'Europe), ou en Afrique du Nord dont la culture est inséparable de celle de l'Asie. Les États-Unis d'Europe signifieraient donc une fédération de nations européennes libres, dominant une Asie à demi sujette et possédant des fragments d'Amérique (où elles se trouveraient à proximité gênante de nations encore libres qui seraient nécessairement troublées et alarmées par l'ombre de cette intrusion géante). En Amérique, le résultat inévitable serait de rapprocher plus étroitement les nations latines du centre et du sud, des nations de langue anglaise du nord, et d'accentuer immensément la doctrine de Monroë, avec des conséquences qu'il est difficile de prévoir. En Asie, la situation ne pourrait être finalement réglée que par deux solutions : ou bien par la disparition des derniers États asiatiques libres, ou bien par une vaste résurrection asiatique et le retrait de l'Europe hors de l'Asie. Pareils mouvements seraient simplement un prolongement de la vieille courbe du développement humain et réduiraient à néant les conditions cosmopolites nouvelles créées par la culture et la science modernes. Mais ces résultats seraient inévitables si l'idée de nation en Occident devait se fondre dans l'idée d'Europe, c'est-à-dire dans une idée de continent, au lieu de se fondre dans la conscience plus vaste d'une communauté de l'humanité.
     Par conséquent, si quelque ordre supra-national nouveau doit se former tôt ou tard après le bouleversement actuel, il faudra que ce soit une association qui embrasse l'Asie, l'Afrique et l'Amérique autant que l'Europe, et, essentiellement, une organisation de la vie internationale composée d'un certain nombre de nations libres, telles la Suède, la Norvège, le Dane­mark, les États-Unis, les républiques de l'Amérique latine, et, provisoirement, d'un certain nombre de nations impériales et colonisatrices comme le sont la plupart des pays d'Europe. Ces dernières pourraient rester telles qu'elles sont, libres elles-mêmes mais maîtresses de peuples assujettis — qui avec le temps toléreraient de moins en moins le joug imposé — ou bien, par un progrès moral encore fort loin d'être accompli, elles pourraient devenir en partie les centres de libres empires fédéraux, et en partie assumer la tutelle des races retardataires ou insuffisamment développées en attendant qu'elles atteignent une maturité suffisante pour s'administrer elles-mêmes, comme les États-Unis ont prétendu le faire aux Philippines pendant un certain temps. Dans le premier cas, l'unité, l'ordre, la loi commune établie, perpétueraient et fonderaient partiellement un énorme système d'injustice qui s'exposerait aux révoltes et aux révolutions de la Nature, et aux grandes revanches par lesquelles elle affirme finalement l'esprit de l'homme contre les injustices qu'elle a pu tolérer un moment comme des incidents nécessaires au développement humain. Dans le second cas, il y aurait quelque chance que l'ordre nouveau, si loin qu'il fût au début de l'ultime idéal d'une libre association de libres agrégats humains, conduise pacifiquement et par un déroulement naturel du progrès spirituel et moral du genre humain, à une structure politique, sociale et économique suffisamment juste, saine et solide pour permettre à l'humanité de sortir de ses préoccupations inférieures et de commencer enfin à cultiver son moi supérieur ; car telle est la partie noble de sa destinée en puissance, ou du moins (car qui sait si la longue expérimentation de la Nature dans le type humain sera vouée au succès ou à l'échec) telle est la possibilité la plus haute que le mental humain puisse envisager pour son avenir.
[1] L'apparition de Hitler et sa tentative colossale de domination du monde par l'Allemagne, ont paradoxalement aidé, par sa défaite, à l'accélération de ce mouvement ; la réaction contre Hitler a entièrement changé la conjoncture mondiale : les États-Unis d'Europe sont maintenant une possibilité d'ordre pratique qui s'achemine à tâtons vers son accomplissement. (Note de Sri Aurobindo)

[2] Il s'agit sans doute des Conférences de La Haye. (Note de l'éditeur)

Sri Aurobindo,
L' IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE, CHAPITRE X, Les Etats-Unis d'Europe

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