Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo SRI AUROBINDO - YOGA INTEGRAL: 2018

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

Nulle part encore n'existe de vraie démocratie


Sans doute, le droit des petites nations à exister et à défendre leurs intérêts contre les agressions impérialistes est-il encore une force; du moins c'était l'un des points en litige dans la récente conflagration internationale. Mais une chose est d'affirmer ce droit contre l'agression d'une unique puissance ambitieuse, et une autre d'affirmer ce même droit contre les dispositions prises par la majorité des grandes puissances dans l'intérêt commun des nations — un proche avenir verra cela probablement sous un tout autre jour. L'embarras causé par un certain nombre de petits neutres qui prétendaient se tenir à l'écart d'un immense conflit international et se laisser troubler le moins possible, a été vivement ressenti, non seulement par les combattants qui ont dû user de pression directe ou indirecte pour remédier à cette gêne, mais par les petits neutres eux-mêmes, pour qui la neutralité n'était qu'un moindre mal, préférable au fardeau de la calamité d'une participation active au combat. Dans n'importe quel système international, l'assertion de ces petites libertés serait probablement considérée comme un égoïsme mesquin, un obstacle intolérable aux grands intérêts communs ou, peut-être, à la solution des conflits qui opposent les grands intérêts mondiaux. En fait, il est probable que dans n'importe quelle constitution de l'unité internationale, les grandes puissances s'arrangeront pour que leur voix corresponde à leur force et à leur influence; même si cette constitution était apparemment démocratique, elle deviendrait en fait une oligarchie de grandes puissances. Les constitutions peuvent seulement déguiser les faits, elles ne peuvent pas les supprimer, car quelles que soient les idées inscrites dans la forme de la constitution, son action reste toujours celle que lui dictent les forces réelles capables de l'employer efficacement. La plupart des gouvernements ont maintenant une forme démocratique (ou l'ont eue pendant un temps), mais nulle part encore n'existe de vraie démocratie ; ce sont partout les classes possédantes, les membres des professions libérales et la bourgeoisie qui ont gouverné au nom du peuple. De même, dans un conseil ou contrôle international quel qu'il soit, ce serait un petit nombre de grands empires qui gouverneraient au nom de l'humanité.
S'il en était autrement, ce ne pourrait être que pour peu de temps tout au plus, à moins que des forces nouvelles n'entrent en jeu et n'arrêtent ou ne déracinent la tendance à la formation de grands agrégats impériaux, qui actuellement domine le monde. La position serait alors, pour un temps, très semblable à celle de l'Europe féodale quand elle était en travail abortif d'une chrétienté unie : un grand enchevêtrement d'intérêts hétérogènes et compliqués se chevauchant et s'interpénétrant, et une masse de petites puissances, comptant certes pour quelque chose, mais surplombées et en partie tyrannisées par un petit nombre de grandes puissances qui débrouilleraient l'inévitable complexité de leurs intérêts alliés, divisés ou antagonistes par tous les moyens que pourrait leur offrir le nouveau système mondial, et se serviraient à leurs fins de toutes les classes, toutes les idées, les tendances et les institutions sur lesquelles elles pourraient mettre la main. Oh verrait alors surgir des problèmes de marchés ou de fiefs asiatiques, africains ou américains ; des luttes de classes, parties d'une simple question nationale et devenues internationales; le socialisme, l'anarchisme et tout le résidu d'un âge de concurrence batailler pour la suprématie ; les égoïsmes d'Europe, d'Asie et d'Amérique s'entrechoquer. De toute cette confusion, il faudrait bien que sorte quelque chose. Il se pourrait que ce fût par des méthodes très différentes de celles que l'histoire nous a rendues familières : la guerre pourrait être éliminée ou réduite à un rare phénomène de guerre civile au sein de la confédération ou du Commonwealth international ; de nouvelles sortes de coercitions, tels les embargos commerciaux que nous voyons maintenant se multiplier, pourraient peut-être la remplacer, ou d'autres expédients dont nous n'avons aucune idée à l'heure actuelle. Mais pour l'humanité en général, la situation serait essentiellement la même que celle qui confrontait les petits agrégats informes d'autrefois, et elle devrait aboutir aux mêmes résultats : succès, réalisation partielle ou échec.
La simplification la plus naturelle du problème, bien qu'elle ne semble pas possible à présent, serait de diviser le monde en un petit nombre d'agrégats impériaux composés de common­wealths ou d'empires en partie fédéraux, en partie confédérés. La force actuelle des égoïsmes nationaux rend irréalisable pareille création, mais il se pourrait que l'évolution des idées et la pression de circonstances différentes, la rendent possible un jour et que nous arrivions à une étroite confédération. L'Amérique semble se tourner obscurément vers une plus large entente entre les États-Unis, devenus de plus en plus cosmopolites, et les républiques latines d'Amérique Centrale et du Sud ; cette entente pourrait éventuellement se matérialiser sous forme d'État interaméricain confédéré. Si l'Allemagne et l'Autriche n'avaient été complètement brisées par la guerre, l'idée d'un empire teutonique confédéré aurait eu des chances de se réaliser dans un proche avenir ; et même si ces nations sont maintenant brisées, cette idée peut encore se réaliser dans un avenir plus lointain. Des agrégats du même genre peuvent émerger dans le monde asiatique. La répartition de l'humanité en grands agrégats naturels aurait l'avantage de simplifier un certain nombre de problèmes mondiaux difficiles, et la paix s'affermissant, la compréhension mutuelle et les idées s'élargissant, l'agrégation en un seul État mondial pourrait se faire relativement sans peine.
    Une autre solution possible nous est suggérée par le précédent de l'évolution du type national quand il est sorti de sa première forme féodale imprécise. De même que le choc continuel de forces disparates et de pouvoirs équipollents a par nécessité fait émerger un roi féodal, qui n'était tout d'abord que le premier parmi ses pairs, puis une monarchie centralisée ; de même, si les empires et les nations du monde n'arri­vaient pas à une solution pacifique entre eux, si les luttes de classes, les conflits commerciaux, le choc des idées et des ten­dances nouvelles innombrables, aboutissaient à une confusion prolongée, à un désordre persistant et de constants change­ments, on peut concevoir qu'une nation reine émerge avec la mission de faire sortir de cet ordre partiel et serai-chaotique, un ordre réel et durable. Nous sommes déjà arrivés à la con­clusion qu'une conquête militaire du monde par une seule nation n'était pas possible, sauf en certaines conditions qui n'existent pas et que rien ne laisse prévoir pour le moment. Mais une nation impériale, telle l'Angleterre, par exemple, s'étendant sur le monde entier, possédant l'empire des mers, sachant habilement fédérer ses éléments composants et orga­niser toutes leurs forces potentielles, ayant l'adresse de se faire le champion et le protecteur des tendances les plus progres­sives et les plus libérales des temps nouveaux, s'alliant à d'autres forces et d'autres nations intéressées pour faire triom­pher ces tendances et montrant qu'elle a le secret d'une orga­nisation internationale juste et efficace, pourrait bien devenir, on le conçoit, l'arbitre des nations et le centre effectif d'un gouvernement international. Pareille possibilité, sous quelque forme que ce soit, reste encore tout à fait lointaine, mais à la faveur de circonstances nouvelles, elle pourrait devenir une possibilité réalisable de l'avenir.
    Si la tâche d'organiser le monde s'avérait trop difficile et qu'aucun accord durable ne pouvait être conclu, qu'aucune autorité légale solidement constituée ne pouvait être créée, on pourrait concevoir que la tâche d'unification soit entreprise, non par un seul empire mais par deux ou trois grandes puis­sances impériales suffisamment proches par leurs intérêts et unies dans leurs idées pour faire table rase de leurs différends ou de leurs jalousies et suffisamment fortes pour dominer ou écraser toute résistance et imposer une sorte de loi internatio­nale ou de gouvernement international effectifs. Le processus serait alors douloureux et pourrait impliquer une coercition morale et économique très brutale, mais s'il s'assurait le pres­tige du succès et mettait sur pied quelque forme tolérable d'égalité et de justice, ou même seulement un ordre prospère, il pourrait finir par se concilier l'appui moral de tous et servir de point de départ à des formules meilleures et plus libres.
    Il existe une autre possibilité encore, que nous ne pouvons négliger, à savoir que l'évolution exclusivement intergouverne­mentale et politique que nous avons seule considérée jusqu'à présent, soit bouleversée par une guerre des classes depuis longtemps menaçante. Mis à l'épreuve brutale de la guerre[1], l'internationalisme ouvrier s'est écroulé comme les autres — comme l'internationalisme scientifique, culturel, pacifiste ou religieux — et pendant la grande crise, le conflit du Travail et du Capital est resté en suspens. On espérait qu'après la guerre, l'esprit d'unité, de conciliation et de compromis continuerait à régner et que le conflit menaçant serait conjuré. Pourtant, rien dans la nature humaine ni dans l'histoire ne justifiait une si ferme confiance en les espoirs d'alors. Le conflit des classes menace depuis longtemps, comme menaçait la conflagration européenne. Celle-ci avait été précédée de grands espoirs de paix mondiale, de tentatives de concert européen et de traités d'arbitrage qui devaient rendre la guerre finalement impossible.
    De, même, l'espoir d'un concert du Capital et du Travail réglant idylliquement toutes les causes aiguës de conflit par le duo lyrique d'un harmonieux compromis au nom des intérêts supé­rieurs de la nation, semble devoir être aussi traître et aussi illusoire. Même la socialisation des gouvernements, même la nationalisation croissante de l'industrie, n'élimineront pas la cause profonde du conflit. En effet, il restera encore la question cruciale de la forme et des modalités du nouveau socialisme d'État. Sera-t-il organisé dans l'intérêt du prolétariat ou de l'État capitaliste ? Sa direction sera-t-elle démocratique et sous l'autorité des ouvriers eux-mêmes, ou oligarchique, ou bureau­cratique encore sous l'égide des classes dirigeantes actuelles ? Cette question risque de soulever des luttes qui peuvent aisé­ment se transformer en conflit international, ou du moins inter-européen ; il se pourrait même que chaque nation se déchirât en deux au lieu de s'unir comme pendant la crise de la guerre. Les répercussions d'un tel conflit pourraient être incalculables, soit qu'elles changent dynamiquement les idées et la vie des hommes en les orientant dans un nouveau sens, soit qu'elles renversent les barrières des nations et des empires actuels.[2]


[1] De 1914-18. 
[2] Cette prévision hypothétique a pleinement été justifiée (et tend à l'être de plus en plus) par les développements de la vie nationale et internationale d'après guerre. La boucherie inhumaine en Espagne, l'apparition de deux types de socialisme opposés en Russie, en Italie et en Allemagne, le malaise de la situation politique en France, sont des exemples montrant où aboutit cette tendance. Mais celle-ci a atteint son paroxysme avec l'émergence du commu­nisme et il semble maintenant probable que l'avenir dépendra d'un conflit entre le communisme et l'industrialisme capitaliste qui survit dans le nouveau monde, ou même entre le communisme et un système de démocratie sociale plus modéré dans les deux continents du vieux monde. Mais d'une façon générale, les spéculations de ce chapitre ont été faites à un moment où les possibilités d'avenir étaient très différentes de ce qu'elles sont maintenant et où tout était en changement perpétuel, dans un tourbillon confus et douteux ; elles sont périmées depuis qu'un conflit encore plus formidable est survenu, bouleversant les conditions précédentes. Néanmoins, quelques-unes des pos­sibilités envisagées survivent encore et menacent la sécurité du nouvel ordre mondial en formation, ou même de tout ordre mondial futur. (Note de Sri Aurobindo)


Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité humaine,
Chapitre XV, Quelques possibilités de réalisation

 

Quelques possibilités de réalisation



Parmi les forces, les formes, les systèmes actuellement possibles ou susceptibles d'émerger, quel sera le choix de la Volonté secrète dans les choses pour réaliser l'unification extérieure de l'humanité ? C'est là un sujet de spéculation intéressant, fascinant pour ceux qui voient plus loin que l'horizon étroit des événements passagers ; malheureusement ce ne peut être rien de plus pour le moment. La multitude même des possibilités en présence dans cette période de l'histoire si lourde des forces les plus variées et les plus puissantes, si féconde en développements subjectifs nouveaux et en mutations objectives nouvelles, crée un brouillard impénétrable à travers lequel seules des formes géantes peuvent se deviner. Tout ce que nous pouvons nous permettre dans, un domaine aussi hasardeux, c'est de noter quelques idées suggérées par l'état actuel des forces et par l'expérience du passé.
    L'idée d'une solution immédiate sur la base d'une association de nationalités libres, est une impossibilité pratique dans les conditions internationales actuelles et vu l'état de la mentalité ou de la moralité internationales. Nous ne la prenons donc pas en considération, bien que ce soit évidemment la base idéale. Il faudrait en effet qu'elle appuie sa force motrice sur une harmonie des deux grands principes qui s'affrontent maintenant: le nationalisme et l'internationalisme. Adopter cette idée, c'est aborder le problème de l'unité humaine non seulement sur une base rationnelle mais solidement morale : d'une part, il faudrait reconnaître le droit de tous les grands groupements humains naturels à vivre et à être eux-mêmes, et que le respect de la liberté nationale devînt un principe de conduite humaine reconnu ; et d'autre part, il faudrait un sens suffisant de la nécessité de l'ordre et de l'entraide, et d'une participation commune, mutuelle, à une vie commune et à des intérêts communs dans le cadre d'une espèce humaine associée et unifiée. La société idéale, l'État parfait, est celui où le respect de la liberté individuelle et la libre croissance de la personne vers la perfection s'allient au respect des besoins, de l'efficacité, de la solidarité, de la croissance naturelle et de la perfection organique de l'entité collective, société ou nation. De même, dans un agrégat idéal de toute l'humanité — une société internationale ou un État universel —, la liberté nationale et la libre croissance des nations, leur réalisation individuelle, devraient s'allier progressivement à un esprit de solidarité et à une croissance, une perfection unifiées de toute l'espèce humaine.
    Ce principe de base étant admis, il y aurait encore certainement des fluctuations dues aux difficultés de mise en application parfaite, de même que dans la croissance de l'agrégat national on a tantôt insisté sur la liberté, tantôt sur l'efficacité et sur l'ordre ; mais puisque les vraies conditions du problème auraient été dès le départ reconnues et non laissées au hasard d'une aveugle lutte à la corde, nous aurions quelques chances d'arriver plus rapidement à une solution raisonnable et avec beaucoup moins de frictions et de violences en cours de route.
    Il y a peu de chances que l'humanité jouisse d'une si rare bonne fortune, le fait serait sans précédent. On ne peut pas s'attendre à des conditions idéales ; elles exigent une clarté psychologique, une modération générale, une intelligence scientifique commune et, par-dessus tout, une élévation et une rectitude morales dont ne se sont jamais encore approchés ni la masse de l'humanité ni ses gouvernements ni ses chefs. Sans elles, ce n'est pas la raison, la justice ni la bienveillance mutuelle qui détermineront la solution du problème mais, comme par ailleurs, le jeu des forces et leur accommodement pratique et légal. De même que le problème des rapports entre l'État et l'individu s'est trouvé embrouillé et obscurci non seulement par le conflit des égoïsmes individuels et collectifs, mais par le heurt continuel des pouvoirs intermédiaires — luttes des classes, querelles de l'Église et de l'État, du roi et des nobles, du roi et du tiers-état, de l'aristocratie et de la plèbe, de la bourgeoisie capitaliste et du prolétariat ouvrier —, de même le problème de la nation et de l'humanité internationale se trouvera sûrement embrouillé par les revendications des mêmes pouvoirs intermédiaires. Sans parler des combinaisons et des intérêts commerciaux, des sympathies culturelles et raciales, des mouvements de masse comme le panislamisme, le panslavisme, le pangermanisme, le pananglo-saxonisme, et peut-être un panaméricanisme et un panmongolisme qui pointent dans l'avenir, et sans parler d'autres monstres encore à naître, il restera toujours un grand facteur intermédiaire : l'impérialisme, ce formidable titan armé et dominateur qui, par nature, exige de se satisfaire, fût-ce au prix de l'étouffement des unités nationales gênantes, et qui ne manquera pas d'affirmer la primauté de ses besoins contre tous ceux du comité international nouveau-né. Cette satisfaction, on peut présumer qu'il l'obtiendra pendant un certain temps ; pendant longtemps il sera impossible de résister à ses exigences. En tout cas, ne pas tenir compte de ses revendications ou imaginer qu'elles peuvent être écartées d'un trait de plume d'écrivain, c'est vouloir bâtir des châteaux symétriques sur les sables dorés d'un idéalisme impraticable.
    Quand il s'agit d'une réalisation pratique, les forces prennent la première place ; les principes moraux, la raison, la justice, n'interviennent qu'autant que les forces peuvent être contraintes ou persuadées de les admettre ; le plus souvent même, elles s'en servent comme d'auxiliaires subalternes, comme de cri de guerre inspirateur ou de camouflage de leurs propres intérêts. Les idées parfois bondissent en forces armées et brisent les remparts des pouvoirs dépourvus d'idéal; quelquefois elles renversent la situation et font des intérêts leur auxiliaire subordonné, un combustible de leur propre flambée; parfois, elles conquièrent par le martyre ; mais en général, elles doivent travailler par une pression serai-voilée et faire quelque compromis avec des forces puissantes, ou même les soudoyer, les enjôler, travailler par leur intermédiaire et en se cachant derrière elles. Il ne peut pas en être autrement tant que l'homme moyen, du troupeau, ne sera pas devenu davantage un être intellectuel, moral et spirituel, et moins exclusivement un animal humain vital, émotif et serai-raisonnable. L'idée internationale n'est pas encore admise et elle devra, du moins pour quelque temps, travailler par cette méthode détournée et s'en tenir à des compromis avec les forces admises du nationalisme et de l'impérialisme.
    On peut se demander si, par les efforts des penseurs et des intellectuels du monde, l'idée d'un juste internationalisme fondé sur le respect du principe des libres nationalités, n'aura pas suffisamment fait de chemin pour qu'au moment où tout sera prêt à l'élaboration d'un système solide et durable, elle vienne exercer une pression irrésistible sur les États et les gouvernements et réussisse à se faire accepter dans une large mesure sinon dans la totalité de ses exigences. La réponse est que les États et les gouvernements ne cèdent pas généralement à une pression morale, sauf dans la mesure où elle ne les contraint pas à sacrifier leurs intérêts vitaux. Aucun empire établi ne libérera de bon cœur ses dépendances ni n'acceptera, à moins d'y être forcé, qu'une nation qui est maintenant sa su- jette, vienne s'asseoir à la table d'un conseil international à titre de libre partenaire. Le vieil enthousiasme pour l'idéal de liberté avait fait intervenir la France en faveur de la formation d'une Italie libre, puis conduit la France et l'Angleterre à recréer une nation grecque. Les libertés nationales dont on exigeait le respect à la pointe de l'épée pendant la guerre (on devrait plutôt dire maintenant au fracas de l'obus) étaient de celles qui avaient déjà acquis droit de cité, et qui avaient donc le droit de se perpétuer. Au-delà de cette limite, rien de mieux n'a été proposé que de restituer aux États libres déjà existants, les populations de leur propre nationalité encore sous un joug étranger. On a proposé la réalisation d'une grande Serbie, d'une grande Roumanie, la réintégration de l'Italie irrédentiste et le retour de l'Alsace-Lorraine à la France. À la Pologne, on ne promettait guère que l'autonomie sous la souveraineté russe, jusqu'à ce que la victoire allemande sur la Russie ait modifié les intérêts en présence, et du même coup l'idéalisme des Alliés. Un certain genre d'autonomie sous une souveraineté impériale, ou à défaut sous une "protection" ou une "influence" impériales, est maintenant considérée par beaucoup comme plus pratique que la restauration des libertés nationales. C'est peut-être un signe de l'obscure croissance de cette notion d'empire fédéré que nous avons discutée et envisagée comme l'une des possibilités de l'avenir. En tant qu'idéal absolu, la liberté nationale n'a plus l'aveu général ni la force créatrice qu'elle avait autrefois. Les nations qui luttent pour la liberté, ne peuvent compter que sur leur propre force et leur propre enthousiasme; le soutien qu'elles peuvent espérer, est tiède et incertain, à part celui d'individus et de petits groupes enthousiastes dont l'aide est purement verbale et sans effet. La plupart même des intellectuels les plus avancés, approuvent chaudement l'idée d'une "autonomie subordonnée" pour les nations encore sujettes, mais paraissent regarder avec impatience leurs velléités de complète indépendance. Bref, l'impérialisme a fait tant de chemin sur sa route florissante, qu'auprès des imaginations les plus libres, les agrégats impériaux font figure de puissance accomplie du progrès humain.
À plus forte raison, ce sentiment doit-il gagner du terrain avec la tendance nouvelle de l'humanité à organiser son existence internationale sur des principes plus larges et plus commodes ! Il est même possible que l'impatience sans vergogne de l'Allemagne, en ses jours impériaux, devant l'existence prolongée de petites nationalités persistant à opposer la barrière de leurs droits acquis contre de vastes combinaisons politiques et commerciales, puisse dorénavant, en adoucissant sa rigueur, justifier ses prétentions et recevoir l'approbation générale de l'humanité, bien que sous une forme moins brutale, moins arrogante et moins agressivement égoïste. Autrement dit, il se peut qu'un fort courant grandisse dans la raison politique de l'humanité et l'amène à désirer, peut-être même finalement à imposer, une réorganisation des États suivant un système de vastes consortiums impériaux et non sur la base d'un statu quo où empires et libres nationalités se trouveraient mélangés[1] .
    Mais même si cet ordre de choses ne se réalise pas ou s'il se réalise trop tardivement, les États libres actuels, non impériaux, vont se trouver obligatoirement inclus dans les systèmes internationaux susceptibles de se créer — conseil international ou autre ; or, leur position dans ce système aura des chances de ressembler beaucoup à celle des petits seigneurs du Moyen Age vis-à-vis des grands princes féodaux : une position de vassal plus que d'égal. La guerre a montré clairement que seules les grandes puissances comptent vraiment dans la balance internationale; toutes les autres n'existent que par tolérance, protection ou alliance. Tant que le monde était organisé sur le principe des nationalités séparées, la prépondérance des grandes puissances pouvait avoir une réalité latente simplement, sans effet vraiment important sur la vie des petites nations, mais cette immunité pourrait bien cesser du jour où la nécessité d'une action combinée ou d'une interdépendance active et permanente deviendra un élément reconnu ou la base même du système mondial. La position d'un État mineur qui voudrait s'opposer à la volonté d'une grande puissance ou d'un groupe de puissances, serait même bien pire que celle des petits États neutres pendant la guerre actuelle ou que celle d'une petite industrie-privée entourée de grands trusts. L'État mineur serait contraint de suivre l'un ou l'autre des groupes de léviathans qui l'entourent et son poids, son action en tant que puissance indépendante, seraient nuls dans les conseils internationaux.

[1] Si les ambitions de l'Italie, de l'Allemagne et du japon avaient triomphé, et les idées fascistes en général, cet ordre de choses aurait pu finir par s'imposer. (Note de Sri Aurobindo)

Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité humaine,
Chapitre XV, Quelques possibilités de réalisation
 

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