Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo Quelques possibilités de réalisation

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

Quelques possibilités de réalisation



Parmi les forces, les formes, les systèmes actuellement possibles ou susceptibles d'émerger, quel sera le choix de la Volonté secrète dans les choses pour réaliser l'unification extérieure de l'humanité ? C'est là un sujet de spéculation intéressant, fascinant pour ceux qui voient plus loin que l'horizon étroit des événements passagers ; malheureusement ce ne peut être rien de plus pour le moment. La multitude même des possibilités en présence dans cette période de l'histoire si lourde des forces les plus variées et les plus puissantes, si féconde en développements subjectifs nouveaux et en mutations objectives nouvelles, crée un brouillard impénétrable à travers lequel seules des formes géantes peuvent se deviner. Tout ce que nous pouvons nous permettre dans, un domaine aussi hasardeux, c'est de noter quelques idées suggérées par l'état actuel des forces et par l'expérience du passé.
    L'idée d'une solution immédiate sur la base d'une association de nationalités libres, est une impossibilité pratique dans les conditions internationales actuelles et vu l'état de la mentalité ou de la moralité internationales. Nous ne la prenons donc pas en considération, bien que ce soit évidemment la base idéale. Il faudrait en effet qu'elle appuie sa force motrice sur une harmonie des deux grands principes qui s'affrontent maintenant: le nationalisme et l'internationalisme. Adopter cette idée, c'est aborder le problème de l'unité humaine non seulement sur une base rationnelle mais solidement morale : d'une part, il faudrait reconnaître le droit de tous les grands groupements humains naturels à vivre et à être eux-mêmes, et que le respect de la liberté nationale devînt un principe de conduite humaine reconnu ; et d'autre part, il faudrait un sens suffisant de la nécessité de l'ordre et de l'entraide, et d'une participation commune, mutuelle, à une vie commune et à des intérêts communs dans le cadre d'une espèce humaine associée et unifiée. La société idéale, l'État parfait, est celui où le respect de la liberté individuelle et la libre croissance de la personne vers la perfection s'allient au respect des besoins, de l'efficacité, de la solidarité, de la croissance naturelle et de la perfection organique de l'entité collective, société ou nation. De même, dans un agrégat idéal de toute l'humanité — une société internationale ou un État universel —, la liberté nationale et la libre croissance des nations, leur réalisation individuelle, devraient s'allier progressivement à un esprit de solidarité et à une croissance, une perfection unifiées de toute l'espèce humaine.
    Ce principe de base étant admis, il y aurait encore certainement des fluctuations dues aux difficultés de mise en application parfaite, de même que dans la croissance de l'agrégat national on a tantôt insisté sur la liberté, tantôt sur l'efficacité et sur l'ordre ; mais puisque les vraies conditions du problème auraient été dès le départ reconnues et non laissées au hasard d'une aveugle lutte à la corde, nous aurions quelques chances d'arriver plus rapidement à une solution raisonnable et avec beaucoup moins de frictions et de violences en cours de route.
    Il y a peu de chances que l'humanité jouisse d'une si rare bonne fortune, le fait serait sans précédent. On ne peut pas s'attendre à des conditions idéales ; elles exigent une clarté psychologique, une modération générale, une intelligence scientifique commune et, par-dessus tout, une élévation et une rectitude morales dont ne se sont jamais encore approchés ni la masse de l'humanité ni ses gouvernements ni ses chefs. Sans elles, ce n'est pas la raison, la justice ni la bienveillance mutuelle qui détermineront la solution du problème mais, comme par ailleurs, le jeu des forces et leur accommodement pratique et légal. De même que le problème des rapports entre l'État et l'individu s'est trouvé embrouillé et obscurci non seulement par le conflit des égoïsmes individuels et collectifs, mais par le heurt continuel des pouvoirs intermédiaires — luttes des classes, querelles de l'Église et de l'État, du roi et des nobles, du roi et du tiers-état, de l'aristocratie et de la plèbe, de la bourgeoisie capitaliste et du prolétariat ouvrier —, de même le problème de la nation et de l'humanité internationale se trouvera sûrement embrouillé par les revendications des mêmes pouvoirs intermédiaires. Sans parler des combinaisons et des intérêts commerciaux, des sympathies culturelles et raciales, des mouvements de masse comme le panislamisme, le panslavisme, le pangermanisme, le pananglo-saxonisme, et peut-être un panaméricanisme et un panmongolisme qui pointent dans l'avenir, et sans parler d'autres monstres encore à naître, il restera toujours un grand facteur intermédiaire : l'impérialisme, ce formidable titan armé et dominateur qui, par nature, exige de se satisfaire, fût-ce au prix de l'étouffement des unités nationales gênantes, et qui ne manquera pas d'affirmer la primauté de ses besoins contre tous ceux du comité international nouveau-né. Cette satisfaction, on peut présumer qu'il l'obtiendra pendant un certain temps ; pendant longtemps il sera impossible de résister à ses exigences. En tout cas, ne pas tenir compte de ses revendications ou imaginer qu'elles peuvent être écartées d'un trait de plume d'écrivain, c'est vouloir bâtir des châteaux symétriques sur les sables dorés d'un idéalisme impraticable.
    Quand il s'agit d'une réalisation pratique, les forces prennent la première place ; les principes moraux, la raison, la justice, n'interviennent qu'autant que les forces peuvent être contraintes ou persuadées de les admettre ; le plus souvent même, elles s'en servent comme d'auxiliaires subalternes, comme de cri de guerre inspirateur ou de camouflage de leurs propres intérêts. Les idées parfois bondissent en forces armées et brisent les remparts des pouvoirs dépourvus d'idéal; quelquefois elles renversent la situation et font des intérêts leur auxiliaire subordonné, un combustible de leur propre flambée; parfois, elles conquièrent par le martyre ; mais en général, elles doivent travailler par une pression serai-voilée et faire quelque compromis avec des forces puissantes, ou même les soudoyer, les enjôler, travailler par leur intermédiaire et en se cachant derrière elles. Il ne peut pas en être autrement tant que l'homme moyen, du troupeau, ne sera pas devenu davantage un être intellectuel, moral et spirituel, et moins exclusivement un animal humain vital, émotif et serai-raisonnable. L'idée internationale n'est pas encore admise et elle devra, du moins pour quelque temps, travailler par cette méthode détournée et s'en tenir à des compromis avec les forces admises du nationalisme et de l'impérialisme.
    On peut se demander si, par les efforts des penseurs et des intellectuels du monde, l'idée d'un juste internationalisme fondé sur le respect du principe des libres nationalités, n'aura pas suffisamment fait de chemin pour qu'au moment où tout sera prêt à l'élaboration d'un système solide et durable, elle vienne exercer une pression irrésistible sur les États et les gouvernements et réussisse à se faire accepter dans une large mesure sinon dans la totalité de ses exigences. La réponse est que les États et les gouvernements ne cèdent pas généralement à une pression morale, sauf dans la mesure où elle ne les contraint pas à sacrifier leurs intérêts vitaux. Aucun empire établi ne libérera de bon cœur ses dépendances ni n'acceptera, à moins d'y être forcé, qu'une nation qui est maintenant sa su- jette, vienne s'asseoir à la table d'un conseil international à titre de libre partenaire. Le vieil enthousiasme pour l'idéal de liberté avait fait intervenir la France en faveur de la formation d'une Italie libre, puis conduit la France et l'Angleterre à recréer une nation grecque. Les libertés nationales dont on exigeait le respect à la pointe de l'épée pendant la guerre (on devrait plutôt dire maintenant au fracas de l'obus) étaient de celles qui avaient déjà acquis droit de cité, et qui avaient donc le droit de se perpétuer. Au-delà de cette limite, rien de mieux n'a été proposé que de restituer aux États libres déjà existants, les populations de leur propre nationalité encore sous un joug étranger. On a proposé la réalisation d'une grande Serbie, d'une grande Roumanie, la réintégration de l'Italie irrédentiste et le retour de l'Alsace-Lorraine à la France. À la Pologne, on ne promettait guère que l'autonomie sous la souveraineté russe, jusqu'à ce que la victoire allemande sur la Russie ait modifié les intérêts en présence, et du même coup l'idéalisme des Alliés. Un certain genre d'autonomie sous une souveraineté impériale, ou à défaut sous une "protection" ou une "influence" impériales, est maintenant considérée par beaucoup comme plus pratique que la restauration des libertés nationales. C'est peut-être un signe de l'obscure croissance de cette notion d'empire fédéré que nous avons discutée et envisagée comme l'une des possibilités de l'avenir. En tant qu'idéal absolu, la liberté nationale n'a plus l'aveu général ni la force créatrice qu'elle avait autrefois. Les nations qui luttent pour la liberté, ne peuvent compter que sur leur propre force et leur propre enthousiasme; le soutien qu'elles peuvent espérer, est tiède et incertain, à part celui d'individus et de petits groupes enthousiastes dont l'aide est purement verbale et sans effet. La plupart même des intellectuels les plus avancés, approuvent chaudement l'idée d'une "autonomie subordonnée" pour les nations encore sujettes, mais paraissent regarder avec impatience leurs velléités de complète indépendance. Bref, l'impérialisme a fait tant de chemin sur sa route florissante, qu'auprès des imaginations les plus libres, les agrégats impériaux font figure de puissance accomplie du progrès humain.
À plus forte raison, ce sentiment doit-il gagner du terrain avec la tendance nouvelle de l'humanité à organiser son existence internationale sur des principes plus larges et plus commodes ! Il est même possible que l'impatience sans vergogne de l'Allemagne, en ses jours impériaux, devant l'existence prolongée de petites nationalités persistant à opposer la barrière de leurs droits acquis contre de vastes combinaisons politiques et commerciales, puisse dorénavant, en adoucissant sa rigueur, justifier ses prétentions et recevoir l'approbation générale de l'humanité, bien que sous une forme moins brutale, moins arrogante et moins agressivement égoïste. Autrement dit, il se peut qu'un fort courant grandisse dans la raison politique de l'humanité et l'amène à désirer, peut-être même finalement à imposer, une réorganisation des États suivant un système de vastes consortiums impériaux et non sur la base d'un statu quo où empires et libres nationalités se trouveraient mélangés[1] .
    Mais même si cet ordre de choses ne se réalise pas ou s'il se réalise trop tardivement, les États libres actuels, non impériaux, vont se trouver obligatoirement inclus dans les systèmes internationaux susceptibles de se créer — conseil international ou autre ; or, leur position dans ce système aura des chances de ressembler beaucoup à celle des petits seigneurs du Moyen Age vis-à-vis des grands princes féodaux : une position de vassal plus que d'égal. La guerre a montré clairement que seules les grandes puissances comptent vraiment dans la balance internationale; toutes les autres n'existent que par tolérance, protection ou alliance. Tant que le monde était organisé sur le principe des nationalités séparées, la prépondérance des grandes puissances pouvait avoir une réalité latente simplement, sans effet vraiment important sur la vie des petites nations, mais cette immunité pourrait bien cesser du jour où la nécessité d'une action combinée ou d'une interdépendance active et permanente deviendra un élément reconnu ou la base même du système mondial. La position d'un État mineur qui voudrait s'opposer à la volonté d'une grande puissance ou d'un groupe de puissances, serait même bien pire que celle des petits États neutres pendant la guerre actuelle ou que celle d'une petite industrie-privée entourée de grands trusts. L'État mineur serait contraint de suivre l'un ou l'autre des groupes de léviathans qui l'entourent et son poids, son action en tant que puissance indépendante, seraient nuls dans les conseils internationaux.

[1] Si les ambitions de l'Italie, de l'Allemagne et du japon avaient triomphé, et les idées fascistes en général, cet ordre de choses aurait pu finir par s'imposer. (Note de Sri Aurobindo)

Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité humaine,
Chapitre XV, Quelques possibilités de réalisation
 

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