Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo L'évolution sociale de l'espèce humaine

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

L'évolution sociale de l'espèce humaine



L'évolution sociale de l'espèce humaine s'effectue néces­sairement par le jeu des relations de trois facteurs constants : les individus, les diverses sortes de communautés, et l'huma­nité. Chacun cherche son accomplissement et sa satisfaction propres, et pourtant, chacun est contraint de se développer en fonction des autres et non indépendamment. Le premier but naturel de l'individu doit être sa croissance et sa plénitude intérieures, puis l'expression de cette vie intérieure dans sa vie extérieure ; mais il ne peut y parvenir que par ses relations avec d'autres individus et avec les diverses communautés aux­quelles il appartient — religieuses, sociales, culturelles ou poli­tiques — et aussi avec les idées et le besoin de l'humanité dans son ensemble. La communauté aussi doit chercher son propre accomplissement, et pourtant, quelle que soit la force de sa conscience commune et de son organisation collective, elle ne peut croître que par ses membres, sous la pression de circons­tances créées par son entourage et selon les conditions impo­sées par ses relations avec les autres communautés ou les autres individus et l'humanité en général. Pour le moment, l'huma­nité dans son ensemble n'a pas de vie commune consciemment organisée ; elle possède seulement une organisation rudimen­taire qui est bien plus déterminée par les circonstances que par l'intelligence et la volonté humaines. Et cependant, l'idée et le fait de notre existence humaine commune, de notre nature et de notre destinée communes, ont toujours exercé une puis­sante influence sur la pensée et l'action des hommes. L'une des principales préoccupations de l'éthique et de la religion a été les obligations de l'homme envers l'humanité. La pression des grands mouvements et des grandes fluctuations de l'espèce humaine s'est toujours fait sentir sur la destinée de ses communautés séparées, et inversement, ces communautés séparées, sociales, culturelles, politiques et religieuses, n'ont pas cessé de faire pression pour s'étendre et, si possible, englober la totalité de l'espèce. En admettant que l'humanité tout entière parvienne à une vie commune organisée et cherche un accomplissement commun et une satisfaction commune, ce ne pourrait être que par une relation du tout et des parties et à l'aide de l'expansion de la vie des individus humains et des communautés séparées, puisque c'est leur progrès qui détermine l'élargissement de la vie de l'espèce.
La Nature oeuvre toujours par ces trois facteurs et nul d'entre eux ne peut être supprimé. Son point de départ est la mani­festation visible de l'unité et de la multiplicité, de la totalité et de ses éléments constitutifs, puis elle crée les unités intermé­diaires entre les deux extrêmes, car, sans elles, il ne peut pas y avoir de développement complet, ni pour la totalité ni pour les éléments. Dans les formes vivantes, de même, elle crée tou­jours trois facteurs : genre, espèce et individu. Mais tandis que dans la vie animale, elle se contente de séparations rigides et de groupements sommaires, dans la vie humaine elle s'efforce au contraire de déborder les divisions qu'elle a créées et de mener l'espèce tout entière au sens de l'unité et à la réalisation de l'unité. Les communautés humaines ne se sont pas tant formées par un attroupement instinctif d'individus du même genre ou de la même espèce, que par des associations locales, des communautés d'intérêts et des communautés d'idées ; et les limites ainsi établies ont toujours tendance à être débordées par l'élargissement des pensées et des sympathies humaines nées du mélange grandissant des races, des nations, des inté­rêts, des idées et des cultures. Toutefois, si leur séparatisme est débordé, les limites ne sont pas en fait abolies, car elles re­posent sur un principe essentiel de la Nature : la diversité dans l'unité. Par conséquent, il semblerait que l'idéal ou le but ultime de la Nature fût de développer chaque individu et tous les individus au maximum de leur capacité, chaque communauté et toutes les communautés au maximum d'expression de la diversité d'existence et de la potentialité que leurs différences étaient destinées à exprimer, puis de façonner la vie unifiée de l'humanité au maximum de sa capacité et de sa satisfaction communes, non pas en étouffant la plénitude de la vie indi­viduelle ni de la petite collectivité, mais en tirant tout l'avan­tage possible de la diversité qu'elles ont créée. Ceci semblerait le moyen le plus sain d'accroître la richesse totale de l'huma­nité en versant les richesses humaines dans 'un fonds commun de possession et de jouissance.
Le progrès unifié de l'humanité s'opérerait donc par un principe général d'échanges et d'assimilation entre individus, puis entre individus et communautés et d'une communauté à l'autre, enfin entre la petite collectivité et la totalité de l'huma­nité, entre la conscience et la vie communes de l'humanité et les diverses communautés et individus constitutifs qui s'y déve­loppent librement. En fait, bien que ces échanges soient ce que la Nature s'ingénie d'ores et déjà à créer dans une certaine mesure, la vie est fort loin d'être gouvernée par ce principe de libre et harmonieuse mutualité. Au lieu d'échanges libres et fructueux, c'est une lutte, une opposition d'idées, d'impulsions et d'instincts, chacun tentant de s'enrichir aux dépens de l'autre par toutes sortes de guerres, de vols et de brigandages sur tous les plans — intellectuel, vital et physique —, ou même par la suppression pure et simple, la déglutition et la digestion du semblable. C'est un aspect de la vie que, dans sa pensée et son aspiration les plus hautes, l'humanité sait qu'elle doit dépasser. Mais, ou bien elle n'en a pas encore trouvé le vrai moyen, ou bien elle n'a pas eu la force de l'appliquer. Au lieu du vrai moyen, elle tente maintenant d'éliminer les conflits et les troubles de croissance par une étroite subordination ou un asservissement de la vie de l'individu à celle de la commu­nauté, et de même, logiquement, elle sera amenée à tenter d'éliminer les conflits entre communautés par une étroite su­bordination ou un asservissement de la vie de la communauté à celle de l'espèce humaine unie et organisée. Pour se débar­rasser du désordre, des luttes et du gaspillage, on supprime la liberté ; pour se débarrasser du séparatisme et des com­plexités discordantes, on supprime la diversité ; en poussant à la réglementation et à l'enrégimentation, l'arbitraire rigidité de la raison intellectuelle cherche à substituer sa ligne droite aux courbes difficiles du processus de la Nature.
Mais la liberté est aussi nécessaire à la vie que ne le sont les lois et un régime ; la diversité est aussi nécessaire que l'unité à notre véritable plénitude. L'existence n'est "une" que dans son essence et sa totalité ; dans son jeu, elle est nécessairement multiforme. L'uniformité absolue équivaudrait à la cessation de la vie, alors qu'au contraire la vigueur de la pulsation de la vie peut se mesurer à la richesse des diversités qu'elle crée. Et pourtant, si la diversité est essentielle à la puissance et à la fécondité de la vie, l'unité est nécessaire à son ordre, à son aménagement, sa stabilité. Nous devons créer l'unité, mais non nécessairement l'uniformité. Si l'homme pouvait réaliser une unité spirituelle parfaite, aucune uniformité d'aucune sorte ne serait nécessaire, car le jeu le plus extrême de la diversité pourrait s'exercer sans risque sur cette base. Ou encore, s'il pouvait réaliser une solide unité de principe, claire et bien saisie, la plus riche diversité d'application, même illimitée, pourrait se faire sans crainte de désordre, de confusion ni de conflit. Parce qu'il est incapable de l'une et de l'autre, l'homme est toujours tenté de substituer l'uniformité à l'unité réelle. Mais tandis que la puissance de vie dans l'homme exige la diversité, sa raison favorise l'uniformité. Elle la préfère, parce que l'uniformité lui donne une forte et facile illusion d'unité en guise de l'unité réelle, à laquelle il est beaucoup plus difficile d'arriver. Elle la préfère aussi parce que l'uniformité facilite la tâche, autrement difficile pour l'homme, d'établir la loi, l'ordre et l'enrégimentation. Elle la préfère enfin parce que l'impulsion naturelle du mental humain est de faire de toute diversité un peu forte, une excuse de conflit et de séparation, et, par suite, l'uniformité lui semble le seul chemin sûr et facile de l'unification. En outre, l'uniformité dans une direction ou dans un do­maine quelconque de la vie, aide l'homme à économiser ses énergies pour se développer en d'autres directions. S'il peut normaliser son existence économique et échapper à ses pro­blèmes économiques, il aura probablement plus de loisir et d'espace pour s'occuper de sa croissance intellectuelle et cul­turelle. Ou encore, s'il normalise toute son existence sociale et écarte ses problèmes plus lointains, il aura probablement la paix et la liberté d'esprit pour s'occuper plus énergiquement de son développement spirituel. Mais même là, l'unité com­plexe de l'existence affirme sa vérité : en fin de compte, la crois­sance intellectuelle et culturelle totale de l'humanité souffre de l'immobilité sociale, elle souffre de toute restriction ou appau­vrissement de sa vie économique ; l'existence spirituelle de l'es­pèce, même si elle touche de lointains sommets, finit par affaiblir sa richesse et ses sources permanentes de vitalité lorsqu'elle dépend d'une société trop normalisée et enrégimentée — l'iner­tie d'en bas monte et touche même les sommets.
Du fait des défauts de notre mentalité, l'uniformité doit jusqu'à un certain point être admise et recherchée ; cependant, le vrai but de la Nature est une unité réelle qui servira de base à une diversité féconde. Son secret est assez clair si l'on voit comme elle insiste toujours sur une variété infinie, tout en façonnant selon un unique plan général. Le plan du corps humain est unique, pourtant il n'est pas deux êtres humains absolument semblables dans leurs caractères physiques. La na­ture humaine est une en ses composantes et ses grandes lignes, mais il n'est pas deux êtres humains qui soient exactement semblables dans leur tempérament, leur caractère et leur sub­stance psychologique. Toute la vie est une en son plan et son principe essentiels ; même la plante est une soeur visible de l'animal, et pourtant cette unité de vie admet et encourage une infinie variété de types. La variation naturelle entre les com­munautés humaines suit le même plan que celle des individus ; chacune engendre son caractère propre, son principe de varia­tion et sa loi naturelle. Cette variation et cette adhésion fon­damentale à sa propre loi séparée, lui sont nécessaires pour vivre, mais elles sont également nécessaires à la santé de la vie totale de l'humanité. Car le principe de variation n'empêche pas les libres échanges, il ne s'oppose pas à l'enrichissement de chacun par le fonds commun et du fonds commun par tous, principe idéal dé l'existence, nous l'avons vu ; au contraire, sans solide variation, ces échanges et cette assimilation mutuelle seraient hors de question. Par conséquent, nous constatons que c'est dans l'harmonie de notre unité et de notre diversité que se trouve le secret de la vie ; la Nature insiste également, dans toutes ses oeuvres, sur l'unité et sur la variété. Nous ver­rons qu'une unité spirituelle et psychologique réelle peut ad­mettre une libre diversité et se passer de toute uniformité, sauf un minimum suffisant pour délimiter la communauté de nature et des principes essentiels. Tant que nous n'aurons pas atteint à cette perfection, nous devrons appliquer la méthode de l'uni­formité, mais nous ne devons pas la surappliquer, au péril de décourager la vie aux sources mêmes de sa puissance et de sa richesse et de son sain développement naturel.
La querelle de la loi et de la liberté est du même ordre et évolue vers la même solution. La diversité ou la variation doit être une libre variation. La Nature ne fabrique pas un modèle ni une règle pour l'imposer du dehors ; elle pousse la vie à croître du dedans et à affirmer sa propre loi naturelle et son propre développement naturel, modifiés seulement par le commerce avec son milieu. Toute liberté, quelle qu'elle soit, indi­viduelle, nationale, religieuse, sociale ou éthique, repose sur ce principe fondamental de notre existence. Par liberté, nous entendons la possibilité de suivre la loi de notre être, de croître jusqu'à notre accomplissement naturel, de trouver naturellement et sans entrave notre harmonie avec notre milieu. Les dangers et les désavantages de la liberté — le désordre, les conflits, le gaspillage et la confusion qu'entraîne son usage abusif — sont bien évidents. Mais ils tiennent à l'absence ou à l'insuffisance du sens de l'unité entre individus et entre com­munautés, qui pousse chacun à s'affirmer aux dépens des autres au lieu de croître à l'aide des autres et par échanges mutuels, et à revendiquer la liberté pour lui-même tout en empiétant sur le libre développement du semblable. Si une unité réelle, spiri­tuelle et psychologique, pouvait s'instaurer, la liberté n'offrirait plus de dangers ni de désavantages ; car des individus libres, épris d'unité, se sentiraient spontanément contraints, par leur propre besoin, d'adapter parfaitement leur croissance à celle de leurs semblables, et ils ne se considéreraient complets que dans la libre croissance des autres. Du fait de notre présente imperfection et de l'ignorance de notre mental et de notre volonté, la loi et l'enrégimentation doivent être appelées du dehors pour restreindre et contraindre. Les faciles avantages d'une loi et d'une contrainte énergiques sont évidents, mais leurs désavantages sont également grands. Le genre de perfec­tion qu'elles réussissent à créer, tend à être mécanique ; même l'ordre qu'elles imposent, s'avère artificiel et s'écroule vite si le joug faiblit ou la poigne se relâche. Poussé trop loin, l'ordre imposé décourage le principe de croissance naturelle, qui est la vraie méthode de la vie, et peut même détruire la capacité de croissance véritable. Nous réprimons et surnormalisons la vie à nos risques ; par une enrégimentation excessive, nous écrasons l'initiative de la Nature et son habitude d'auto-adaptation in­tuitive. Rapetissé ou dépouillé de son élasticité, l'individu est dévitalisé, et, bien qu'il semble extérieurement beau et symétrique, il périt du dedans. Mieux vaut l'anarchie que la longue persistance d'une loi qui n'est pas nôtre ou que notre vraie nature ne peut pas assimiler. Toute loi répressive ou préventive n'est qu'un expédient, un succédané de la vraie loi, qui doit se développer du dedans et ne doit pas être un frein à la liberté mais son image extérieure et son expression visible. La société humaine ne progresse réellement et vitalement que dans la mesure où la loi devient l'enfant de la liberté ; elle trouvera sa perfection quand l'homme aura appris à connaître son unité spirituelle et à s'unir à ses semblables, et quand la loi spon­tanée de sa société sera seulement le moule extérieur de sa liberté intérieure, maîtresse d'elle-même.
Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité humaine (Madras, 1919)
CHAPITRE XVII, La loi de la Nature dans notre progrès : l'unité dans la diversité — la loi et la liberté

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