Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo SRI AUROBINDO - YOGA INTEGRAL: février 2019

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

La solution idéale : un libre groupement de l'humanité



Les principes d'unité et de liberté dans la diversité étant fondés sur les tendances essentielles et constantes de la Nature dans le développement de la vie humaine, il est clair qu'ils devraient gouverner toute tentative intelligente d'unifica­tion de l'espèce humaine. Et il en serait probablement ainsi si l'unification pouvait se réaliser à la manière d'une constitution à la Lycurgue ou par la loi d'un Manou idéal, roi et sage parfait. Mais puisqu'elle sera tentée d'une manière très différente, sui­vant les désirs, les passions et les intérêts des grandes masses et sans meilleure lumière pour la guider que la raison à demi éclairée des intellectuels du monde et l'opportunisme empirique des hommes d'État et des politiciens, elle se fera probablement par une succession d'expériences confuses, de reculs et de retours, de résistances et de persistances ; elle progressera en dépit de la déraison des hommes et sous la clameur des idées et des intérêts rivaux, cahin-caha, par une guerre de principes et sous le choc de partis véhéments, et finira par des compromis plus ou moins maladroits. Elle peut même, nous l'avons dit, s'édifier par la méthode la moins idéale de toutes, mais non la plus incommode, par une certaine somme de violence et sous la domination d'un petit nombre de vastes et puissants empires, voire même par l'émergence d'un unique Empire mondial pré­dominant, un État-roi qui serait accepté ou s'imposerait comme l'arbitre de l'humanité sinon comme son souverain. Ce ne sera probablement pas un principe intelligent mais la nécessité et la commodité, pas l'urgence d'une lumière mais l'urgence d'un pouvoir, qui seront la force effective de toute unification poli­tique, administrative et économique du genre humain.
    Cependant, même si l'idéal n'est pas immédiatement prati­cable, c'est vers lui que notre action devrait s'acheminer de plus en plus. Et si la meilleure méthode ne peut pas toujours être employée, il est bon de connaître cette meilleure méthode afin qu'au milieu du conflit des principes, des forces et des intérêts, quelque lueur puisse en pénétrer nos relations mutuelles et atténuer les erreurs, les faux pas et les souffrances auxquels notre ignorance et notre déraison nous obligent pour payer notre progrès. En principe donc, l'unification idéale de l'huma­nité serait un système où la première règle de vie commune harmonieuse permettrait aux peuples humains de se grouper d'eux-mêmes suivant leurs divisions naturelles de lieu, de race, de culture, de commodité économique, et non selon les acci­dents violents de l'histoire ni la volonté égoïste des nations puissantes dont la politique est toujours de forcer les petites nations ou celles qui sont moins bien organisées à servir leurs intérêts comme protégées ou à obéir à leurs ordres comme sujettes. L'arrangement actuel du monde a été façonné par des forces économiques, des diplomaties politiques, des traités d'acquisition et des violences militaires, sans la moindre consi­dération pour les principes moraux et les règles générales du bien-être de l'humanité. Il a grossièrement servi certaines fins du développement de la Force cosmique et aidé au rapprochement des hommes, mais au prix de bien du sang versé, de souffrances, de cruautés, d'oppressions et de révoltes. Comme toute chose non idéale qui a eu sa place au monde et s'est affirmée avec force, cet arrangement trouve sa justification, non morale mais biologique, dans la nécessité des méthodes brutales auxquelles la Nature doit avoir recours vis-à-vis d'une humanité serai-animale de même qu'avec sa création animale. Mais une fois franchi le grand pas de l'unification, les arrangements arti­ficiels nés de cette nécessité, n'auront plus de raison d'être. Car, en premier lieu, l'objectif à poursuivre sera la commodité et le bien du monde dans son ensemble, et non plus la satisfaction de l'égoïsme, de la vanité et de la convoitise de telle ou telle nation particulière ; en second lieu, dans une union mondiale ou un État mondial sainement organisé, les revendications légitimes d'une nation vis-à-vis des autres, comme par exemple les néces­sités de son bien-être et de son expansion économique, ne seront plus réglées par le principe de la lutte et de la concur­rence, mais suivant un principe de coopération ou d'adaptation mutuelle, ou du moins de concurrence réglementée par la loi, par l'équité et une juste réciprocité. Par conséquent, il ne restera plus rien pour justifier les groupements forcés et artificiels, sauf la tradition historique et le fait accompli, ce qui ne pèsera guère évidemment dans une grande transformation des conditions du monde, impossible à réaliser si l'espèce n'est pas prête à briser des centaines de traditions et à bousculer la grande majorité des faits accomplis.
 Les groupements étant nécessaires, le premier principe de l'unification humaine devrait consister en un système de groupe­ments libres et naturels ne laissant aucune place aux discordes internes, aux incompatibilités, aux répressions et révoltes, comme il en fut entre races et entre peuples. Sinon, l'État mondial serait fondé, du moins en partie, sur un système d'in­justice et de répression légalisées ou, au mieux, sur un principe de force et de contrainte, si mitigé soit-il. Pareil système ren­fermerait des éléments mécontents qui n'auraient rien de plus pressé que de saisir n'importe quel espoir de changement et de mettre leur force morale, ou ce qu'ils auraient pu conserver de pouvoir matériel, à l'appui de toutes les velléités de désordre, de sécession, de dissolution du système pouvant apparaître dans l'espèce, voire même de retour au vieil ordre de choses. Des centres de révolte morale persisteraient donc, et étant donné l'agitation naturelle du mental humain, ceux-ci ne manqueraient pas d'avoir un fort pouvoir de contagion et de diffusion pour peu que les circonstances soient favorables. En fait, tout système qui semblerait stéréotypes des anomalies, éterniser l'injustice et l'inégalité, ou s'appuyer d'une façon permanente sur un principe de contrainte et d'assujettissement forcé, n'offrirait aucune sécurité et, de par sa nature même, serait condamné à l'éphémère.
 Ce fut la principale faiblesse de la tendance apparue pendant la guerre et qui voulait régler le sort du monde sur la base du statu quo tel qu'il existait au lendemain de cette récente convul­sion. Pareil arrangement était forcément vicié puisqu'il voulait stabiliser des conditions essentiellement transitoires. Il impli­quait non seulement la domination de telle ou telle nation sur des minorités étrangères insatisfaites, mais la suprématie de l'Europe sur la plus grande partie de l'Asie et là' totalité de l'Afrique. Dans ces conditions, une Ligue de l'unité naissante des Nations[1] équivaudrait à établir l'autorité d'une oligarchie de quelques races blanches sur l'énorme masse de l'humanité. Tel ne peut pas être le principe d'une organisation du monde du­rable. Car, dès lors, l'une des deux éventualités suivantes de­vient inévitable. Ou bien le nouveau système doit soutenir les conditions existantes par la loi et la force et résister à toute tentative de changement radical ; mais ceci conduirait à une répression antinaturelle des grandes forces naturelles et mo­rales, et aboutirait finalement à un épouvantable désordre, peut-être même à une explosion qui ébranlerait le monde. Ou bien il faut établir quelque autorité législative générale et des moyens de changement qui permettront au jugement et au sentiment du genre humain de prévaloir sur les égoïsmes impérialistes, et aux peuples d'Europe, d'Asie et d'Afrique actuellement asservis de faire entendre dans les conseils du monde[2] les revendications de leur conscience de plus en plus éveillée. Mais cette autorité, quand elle voudrait intervenir dans l'égoïsme des grands et puissants empires, serait difficile à établir, lente à agir et nulle­ment à l'aise dans l'exercice de son pouvoir ou de son influence morale, et ses délibérations ne seraient probablement ni paci­fiques ni harmonieuses. Elle se bornerait à représenter les sen­timents et les intérêts d'une oligarchie de grandes puissances dirigeantes, ou bien elle aboutirait à des mouvements de séces­sion question de l'esclavage en Amérique. La seule autre issue pos­sible est que les sentiments et les principes libéraux réveillés par la guerre en Europe, deviennent des forces agissantes, per­manentes et établies, et s'étendent aux relations entre les na­tions européennes et leurs dépendances extra-européennes. En d'autres termes, il faut que les nations d'Europe acceptent pour principe politique bien établi de changer le caractère de leur impérialisme et de convertir dès que possible l'unité artificielle de leurs empires en une unité psychologique vraie.

  Mais ceci revient inévitablement à reconnaître le principe que nous avions soutenu: un arrangement du monde en un système de groupements libres et naturels au lieu des groupements actuels partiellement libres et partiellement forcés. Car l'unité psychologique ne peut être garantie que si les nations actuelle­ment sujettes consentent librement à s'inclure dans l'agrégat impérial ; or, la liberté d'assentiment implique la liberté de dissentiment et de séparation. Si, en raison d'incompatibilité de culture, de tempérament, d'intérêt économique ou autres, l'unité psychologique ne peut s'établir, la séparation devient inévitable, à moins d'avoir recours au vieux principe de force, recours difficile quand il s'agit de grandes masses d'hommes qui seraient devenues conscientes d'elles-mêmes au cours du nou­veau processus et auraient retrouvé dans l'union leur force intellectuelle et leur vitalité. Il faut reconnaître que des unités impériales de ce genre peuvent constituer la prochaine étape (nullement inévitable) de l'agrégation humaine, plus facile dans les conditions actuelles que l'unification de toute l'humanité. Toutefois, des unités de ce genre ne pourraient avoir que deux fins rationnelles : d'une part, être une halte à mi-chemin de l'union de toutes les nations du monde et constituer une expé­rience de confédération administrative et économique à grande échelle, et d'autre part, être un moyen d'habituer des nations de races différentes, de tradition, de couleur et de civilisation diffé­rentes, à cohabiter en une famille politique commune, comme le devra l'ensemble de l'espèce humaine dans tout système d'uni­fication qui respecte le principe de la diversité sans imposer un nivellement absolu dans l'uniformité. Les unités impériales empire par l'histoire, par la position géographique et la commodité économique, se sont dirigés avec force vers la séparation et, quand les sentiments locaux le permettaient, vers l'union avec leur parenté raciale, culturelle et linguistique. Si l'Autriche avait traité ses sujets slaves sur le même pied que les Magyars, ou si elle avait été capable d'édifier une culture nationale à elle avec ses éléments germains, slaves, magyars et italiens, il en eût été autrement et son unité aurait été protégée contre toutes les forces extérieures de démembrement. La race, le langage, les relations locales et la commodité économique sont des facteurs Puissants, mais le facteur décisif reste toujours l'élément psy­chologique, qui cherche spontanément l'union. Toutes les autres forces, si turbulentes soient-elles, doivent céder devant cette force plus subtile ; si intense que soit leur désir de trouver la libre expression et le libre usage de leur particularisme au sein de l'unité plus grande, les forces économiques, culturelles ou raciales doivent se subordonner à une force d'attraction plus Puissante.
  Pour cette raison même, le principe de base à adopter doit être un libre groupement et non quelque règle abstraite ou pratique ni quelque principe de tradition historique, quelque statut de fait imposé aux nations. Il est aisé de construire un système en pensée et de vouloir l'ériger sur un fondement qui semblerait à première vue rationnel et convenable. Il semble­rait, à première vue, que l'unité de l'humanité pût s'arranger très rationnellement et tout à fait commodément sur la base d'un triple groupement — européen, asiatique et américain —, avec deux ou trois sous-groupes en Amérique (latins et de langue anglaise), trois en Asie (mongol, indien et ouest-asiatique, l'Afrique du Nord musulmane pouvant être une annexe natu­relle du groupe ouest-asiatique), quatre en Europe (latin, slave, teuton et anglo-celtique, ce dernier englobant les colonies qui choisiraient encore d'y adhérer), tandis que l'Afrique centrale et l'Afrique méridionale pourraient continuer de se développer dans les conditions actuelles mais avec des principes plus humains et plus progressifs ainsi que l'exigeraient les sentiments d'une humanité unifiée. Certaines des difficultés actuelles évidentes n'auraient probablement plus une grande importance dans un meilleur système des choses. Nous savons, par exemple, que des nations très proches par tous les liens apparents, sont en fait divisées par des antipathies plus fortes que celles (plus idéalistes que réelles) qui les séparent de peuples n'ayant avec elles aucun lien d'affinité. Le japon mongol et la Chine mongole sont, en sentiment, nettement divisés l'un de l'autre ; l'Arabe, le Turc et le Persan, unis par la religion et la culture islamiques, ne feraient pourtant pas une famille très heureuse si les sentiments qu'ils éprouvent maintenant entre eux devaient persister. La Suède et la Norvège scandinaves avaient tout ce qu'il fallait pour se rapprocher et perpétuer leur union, sauf un fort senti­ment, bien qu'irrationnel, qui a rendu impossible la continua­tion de cette union. Mais en fait, ces antipathies ne persistent que tant qu'existe entre nations quelque pression inamicale évidente, quelque sentiment de subjugation ou de domination, quelque peur d'oppression ; ceci supprimé, les antipathies dis­paraîtraient probablement. On peut noter, par exemple, que depuis la séparation de la Norvège et de la Suède, les trois États scandinaves se sont sentis de plus en plus disposés à agir en commun et à se considérer comme un groupement naturel en Europe. La longue antipathie des nations irlandaise et anglaise est en train de s'effacer devant la réalité d'une relation plus juste, bien qu'encore imparfaite, entre ces deux individualités nationales. De même, l'antipathie de l'Autrichien pour le Magyar a cédé le pas dès qu'une relation plus juste s'est établie entre ces deux royaumes. Par conséquent, on peut facilement imaginer que dans un système où les causes d'hostilité disparaîtraient, les affinités naturelles l'emporteraient et un groupement du genre que nous concevons deviendrait plus aisément réalisable. On peut aussi soutenir que, sous la forte pression de la tendance unificatrice, l'humanité s'orientera naturellement vers la créa­tion d'une symétrie de ce genre. Un grand changement, une grande révolution dans le monde, pourrait puissamment et ra­pidement abolir tous les obstacles, comme la Révolution fran­çaise avait aboli l'obstacle de l'ancien régime à un système démocratique uniforme. Mais aucun de ces arrangements ne serait réalisable si les systèmes de commodité rationnelle ne correspondaient pas aux sentiments réels des peuples ; or, l'état actuel du monde est fort éloigné d'une correspondance aussi idéale.
   L'idée d'une nouvelle base fondée sur le principe du senti­ment national semblait à un moment donné susceptible d'une réalisation pratique dans un champ limité. Elle se bornait à une redistribution européenne, et encore, de par la logique de la guerre et de la force, ne devait-elle s'appliquer qu'aux seuls empires vaincus. Les autres nations n'acceptaient de la recon­naître pour elles-mêmes que sous une forme restreinte : la Russie par la concession de l'autonomie à la Pologne, l'Angleterre par celle du Home Rule à l'Irlande et par une fédération avec ses colonies, alors que d'autres dénis du même principe devaient persister ou même s'instaurer ici et là pour satisfaire les ambi­tions et les exigences impériales. Un nom a même été donné à ce principe nouveau, et pendant un certain temps l'idée du "droit des peuples à disposer d'eux-mêmes" avait reçu une sanction officielle et faisait presque figure d'évangile. Si imparfaite qu'en ait été l'application, sa mise en vigueur pratique, eût-elle réussi, aurait signifié la naissance physique et les premiers pas d'un idéal nouveau et ouvert aux espoirs de l'humanité la perspective d'une application à une échelle plus vaste, et finalement univer­selle. S'il est vrai que la victoire des Alliés a mis fin à ces hautes déclarations, l'idéal de redistribution du monde sur la base de libres groupements nationaux ne peut plus désormais être con­sidéré comme un rêve impossible ni comme un idéal tout à fait chimérique.

  Cependant, les forces opposées à cette redistribution sont considérables et il est vain d'espérer qu'elles seront surmontées sans de longues et difficiles batailles. L'égoïsme national et impérial est la première et la plus puissante de ces forces antagonistes. Abandonner l'instinct de domination et le désir de rester le maître suprême quand le pouvoir et la suprématie ont été la récompense de tant d'efforts passés, sacrifier les avantages de l'exploitation commerciale des dépendances et des colonies (qui ne peuvent être conservés qu'en consolidant la domination et la suprématie), envisager avec désintéressement l'accès à une libre activité nationale de masses d'hommes vigoureuses et par­fois énormes qui furent autrefois des sujets et des moyens passifs d'enrichissement, mais qui seraient désormais des égaux puis­sants et peut-être même des rivaux formidables, c'est trop de­mander à l'égoïsme de la nature humaine pour qu'elle le concède facilement et spontanément, à moins que la concession ne s'im­pose par une nécessité urgente ou par l'espoir de quelque gain important et palpable qui compenserait la perte immédiate et visible. En outre, l'Europe n'a pas encore renoncé à la préten­tion de tenir en main le reste du monde dans l'intérêt de la civilisation (c'est-à-dire de la civilisation européenne) ni d'exi­ger l'adoption de cette civilisation comme condition de l'acces­sion des races asiatiques à un degré quelconque d'égalité ou de liberté. Cette prétention, bientôt destinée à perdre tout pouvoir en Asie, trouve encore sa justification sérieuse dans l'état actuel du continent africain. En tout cas, reconnaissons que, pour le moment, elle s'oppose avec force à une reconnaissance plus vaste de l'idéal nouveau-né, et que, tant que les problèmes qu'elle soulève ne seront pas résolus, l'organisation du monde sur le principe idéal d'un libre groupement devra attendre l'évolution de forces nouvelles et le déclenchement, tant en Asie qu'en Europe, de révolutions spirituelles, intellectuelles et matérielles qui n'ont pas encore eu lieu[3].


[1] La Société des Nations fut fondée le 10 janvier 1920, deux ans après la fin de cet ouvrage. (Note de l'éditeur)
[2] La Société des Nations a débuté par un vague idéal de ce genre ; mais même ses premières tentatives hésitantes d'opposition aux égoïsmes impé­riaux n'ont abouti qu'à une sécession et elle n'a évité une guerre civile entre ses membres qu'en revenant sur ses propres engagements. En fait, elle n'a jamais été mieux qu'un instrument servile de la politique de quelques grandes puissances. (Note de Sri Aurobindo)
[3]Ces révolutions se sont maintenant produites et les obstacles (bien que pas tous encore) se sont évanouis ou sont en train de s'évanouir. (Note de Sri Aurobindo)


Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité humaine (Madras, 1919)
CHAPITRE XVIII, La solution idéale : un libre groupement de l'humanité

La peur de la mort



La Mort à son gré se promène dans nos vies,
douce Mort , s'affaire à chaque souffle.
Pourquoi la redouter ? Voyez comme elle rit,
Son visage est la rose de lumière d'une grâce enjouée !
Une aimante et charmante vierge cueillant des fleurs
Dans un jardin embaumé, frais des ondées printanières,
elle est la chose que vous craignez, une jeune et radieuse tourière
qui ouvre à nos âmes les mondes de lumière.
Est-ce parce que la branche tordue doit souffrir
quand les plus tendres mains lui dérobent sa gloire ?
Est-ce parce que la tige sans fleur retombe, ternie
et blême, qui naguère fut si belle ?
Ou est-ce le grincement affreux quand s'ouvre le portail
qui vous ébranle, faibles âmes sans courage ?
La mort n'est que le changement de nos robes pour attendre
 en habits de noce à la porte de l'Éternel.

Sri Aurobindo, Poèmes (1900-1914

L'évolution sociale de l'espèce humaine



L'évolution sociale de l'espèce humaine s'effectue néces­sairement par le jeu des relations de trois facteurs constants : les individus, les diverses sortes de communautés, et l'huma­nité. Chacun cherche son accomplissement et sa satisfaction propres, et pourtant, chacun est contraint de se développer en fonction des autres et non indépendamment. Le premier but naturel de l'individu doit être sa croissance et sa plénitude intérieures, puis l'expression de cette vie intérieure dans sa vie extérieure ; mais il ne peut y parvenir que par ses relations avec d'autres individus et avec les diverses communautés aux­quelles il appartient — religieuses, sociales, culturelles ou poli­tiques — et aussi avec les idées et le besoin de l'humanité dans son ensemble. La communauté aussi doit chercher son propre accomplissement, et pourtant, quelle que soit la force de sa conscience commune et de son organisation collective, elle ne peut croître que par ses membres, sous la pression de circons­tances créées par son entourage et selon les conditions impo­sées par ses relations avec les autres communautés ou les autres individus et l'humanité en général. Pour le moment, l'huma­nité dans son ensemble n'a pas de vie commune consciemment organisée ; elle possède seulement une organisation rudimen­taire qui est bien plus déterminée par les circonstances que par l'intelligence et la volonté humaines. Et cependant, l'idée et le fait de notre existence humaine commune, de notre nature et de notre destinée communes, ont toujours exercé une puis­sante influence sur la pensée et l'action des hommes. L'une des principales préoccupations de l'éthique et de la religion a été les obligations de l'homme envers l'humanité. La pression des grands mouvements et des grandes fluctuations de l'espèce humaine s'est toujours fait sentir sur la destinée de ses communautés séparées, et inversement, ces communautés séparées, sociales, culturelles, politiques et religieuses, n'ont pas cessé de faire pression pour s'étendre et, si possible, englober la totalité de l'espèce. En admettant que l'humanité tout entière parvienne à une vie commune organisée et cherche un accomplissement commun et une satisfaction commune, ce ne pourrait être que par une relation du tout et des parties et à l'aide de l'expansion de la vie des individus humains et des communautés séparées, puisque c'est leur progrès qui détermine l'élargissement de la vie de l'espèce.
La Nature oeuvre toujours par ces trois facteurs et nul d'entre eux ne peut être supprimé. Son point de départ est la mani­festation visible de l'unité et de la multiplicité, de la totalité et de ses éléments constitutifs, puis elle crée les unités intermé­diaires entre les deux extrêmes, car, sans elles, il ne peut pas y avoir de développement complet, ni pour la totalité ni pour les éléments. Dans les formes vivantes, de même, elle crée tou­jours trois facteurs : genre, espèce et individu. Mais tandis que dans la vie animale, elle se contente de séparations rigides et de groupements sommaires, dans la vie humaine elle s'efforce au contraire de déborder les divisions qu'elle a créées et de mener l'espèce tout entière au sens de l'unité et à la réalisation de l'unité. Les communautés humaines ne se sont pas tant formées par un attroupement instinctif d'individus du même genre ou de la même espèce, que par des associations locales, des communautés d'intérêts et des communautés d'idées ; et les limites ainsi établies ont toujours tendance à être débordées par l'élargissement des pensées et des sympathies humaines nées du mélange grandissant des races, des nations, des inté­rêts, des idées et des cultures. Toutefois, si leur séparatisme est débordé, les limites ne sont pas en fait abolies, car elles re­posent sur un principe essentiel de la Nature : la diversité dans l'unité. Par conséquent, il semblerait que l'idéal ou le but ultime de la Nature fût de développer chaque individu et tous les individus au maximum de leur capacité, chaque communauté et toutes les communautés au maximum d'expression de la diversité d'existence et de la potentialité que leurs différences étaient destinées à exprimer, puis de façonner la vie unifiée de l'humanité au maximum de sa capacité et de sa satisfaction communes, non pas en étouffant la plénitude de la vie indi­viduelle ni de la petite collectivité, mais en tirant tout l'avan­tage possible de la diversité qu'elles ont créée. Ceci semblerait le moyen le plus sain d'accroître la richesse totale de l'huma­nité en versant les richesses humaines dans 'un fonds commun de possession et de jouissance.
Le progrès unifié de l'humanité s'opérerait donc par un principe général d'échanges et d'assimilation entre individus, puis entre individus et communautés et d'une communauté à l'autre, enfin entre la petite collectivité et la totalité de l'huma­nité, entre la conscience et la vie communes de l'humanité et les diverses communautés et individus constitutifs qui s'y déve­loppent librement. En fait, bien que ces échanges soient ce que la Nature s'ingénie d'ores et déjà à créer dans une certaine mesure, la vie est fort loin d'être gouvernée par ce principe de libre et harmonieuse mutualité. Au lieu d'échanges libres et fructueux, c'est une lutte, une opposition d'idées, d'impulsions et d'instincts, chacun tentant de s'enrichir aux dépens de l'autre par toutes sortes de guerres, de vols et de brigandages sur tous les plans — intellectuel, vital et physique —, ou même par la suppression pure et simple, la déglutition et la digestion du semblable. C'est un aspect de la vie que, dans sa pensée et son aspiration les plus hautes, l'humanité sait qu'elle doit dépasser. Mais, ou bien elle n'en a pas encore trouvé le vrai moyen, ou bien elle n'a pas eu la force de l'appliquer. Au lieu du vrai moyen, elle tente maintenant d'éliminer les conflits et les troubles de croissance par une étroite subordination ou un asservissement de la vie de l'individu à celle de la commu­nauté, et de même, logiquement, elle sera amenée à tenter d'éliminer les conflits entre communautés par une étroite su­bordination ou un asservissement de la vie de la communauté à celle de l'espèce humaine unie et organisée. Pour se débar­rasser du désordre, des luttes et du gaspillage, on supprime la liberté ; pour se débarrasser du séparatisme et des com­plexités discordantes, on supprime la diversité ; en poussant à la réglementation et à l'enrégimentation, l'arbitraire rigidité de la raison intellectuelle cherche à substituer sa ligne droite aux courbes difficiles du processus de la Nature.
Mais la liberté est aussi nécessaire à la vie que ne le sont les lois et un régime ; la diversité est aussi nécessaire que l'unité à notre véritable plénitude. L'existence n'est "une" que dans son essence et sa totalité ; dans son jeu, elle est nécessairement multiforme. L'uniformité absolue équivaudrait à la cessation de la vie, alors qu'au contraire la vigueur de la pulsation de la vie peut se mesurer à la richesse des diversités qu'elle crée. Et pourtant, si la diversité est essentielle à la puissance et à la fécondité de la vie, l'unité est nécessaire à son ordre, à son aménagement, sa stabilité. Nous devons créer l'unité, mais non nécessairement l'uniformité. Si l'homme pouvait réaliser une unité spirituelle parfaite, aucune uniformité d'aucune sorte ne serait nécessaire, car le jeu le plus extrême de la diversité pourrait s'exercer sans risque sur cette base. Ou encore, s'il pouvait réaliser une solide unité de principe, claire et bien saisie, la plus riche diversité d'application, même illimitée, pourrait se faire sans crainte de désordre, de confusion ni de conflit. Parce qu'il est incapable de l'une et de l'autre, l'homme est toujours tenté de substituer l'uniformité à l'unité réelle. Mais tandis que la puissance de vie dans l'homme exige la diversité, sa raison favorise l'uniformité. Elle la préfère, parce que l'uniformité lui donne une forte et facile illusion d'unité en guise de l'unité réelle, à laquelle il est beaucoup plus difficile d'arriver. Elle la préfère aussi parce que l'uniformité facilite la tâche, autrement difficile pour l'homme, d'établir la loi, l'ordre et l'enrégimentation. Elle la préfère enfin parce que l'impulsion naturelle du mental humain est de faire de toute diversité un peu forte, une excuse de conflit et de séparation, et, par suite, l'uniformité lui semble le seul chemin sûr et facile de l'unification. En outre, l'uniformité dans une direction ou dans un do­maine quelconque de la vie, aide l'homme à économiser ses énergies pour se développer en d'autres directions. S'il peut normaliser son existence économique et échapper à ses pro­blèmes économiques, il aura probablement plus de loisir et d'espace pour s'occuper de sa croissance intellectuelle et cul­turelle. Ou encore, s'il normalise toute son existence sociale et écarte ses problèmes plus lointains, il aura probablement la paix et la liberté d'esprit pour s'occuper plus énergiquement de son développement spirituel. Mais même là, l'unité com­plexe de l'existence affirme sa vérité : en fin de compte, la crois­sance intellectuelle et culturelle totale de l'humanité souffre de l'immobilité sociale, elle souffre de toute restriction ou appau­vrissement de sa vie économique ; l'existence spirituelle de l'es­pèce, même si elle touche de lointains sommets, finit par affaiblir sa richesse et ses sources permanentes de vitalité lorsqu'elle dépend d'une société trop normalisée et enrégimentée — l'iner­tie d'en bas monte et touche même les sommets.
Du fait des défauts de notre mentalité, l'uniformité doit jusqu'à un certain point être admise et recherchée ; cependant, le vrai but de la Nature est une unité réelle qui servira de base à une diversité féconde. Son secret est assez clair si l'on voit comme elle insiste toujours sur une variété infinie, tout en façonnant selon un unique plan général. Le plan du corps humain est unique, pourtant il n'est pas deux êtres humains absolument semblables dans leurs caractères physiques. La na­ture humaine est une en ses composantes et ses grandes lignes, mais il n'est pas deux êtres humains qui soient exactement semblables dans leur tempérament, leur caractère et leur sub­stance psychologique. Toute la vie est une en son plan et son principe essentiels ; même la plante est une soeur visible de l'animal, et pourtant cette unité de vie admet et encourage une infinie variété de types. La variation naturelle entre les com­munautés humaines suit le même plan que celle des individus ; chacune engendre son caractère propre, son principe de varia­tion et sa loi naturelle. Cette variation et cette adhésion fon­damentale à sa propre loi séparée, lui sont nécessaires pour vivre, mais elles sont également nécessaires à la santé de la vie totale de l'humanité. Car le principe de variation n'empêche pas les libres échanges, il ne s'oppose pas à l'enrichissement de chacun par le fonds commun et du fonds commun par tous, principe idéal dé l'existence, nous l'avons vu ; au contraire, sans solide variation, ces échanges et cette assimilation mutuelle seraient hors de question. Par conséquent, nous constatons que c'est dans l'harmonie de notre unité et de notre diversité que se trouve le secret de la vie ; la Nature insiste également, dans toutes ses oeuvres, sur l'unité et sur la variété. Nous ver­rons qu'une unité spirituelle et psychologique réelle peut ad­mettre une libre diversité et se passer de toute uniformité, sauf un minimum suffisant pour délimiter la communauté de nature et des principes essentiels. Tant que nous n'aurons pas atteint à cette perfection, nous devrons appliquer la méthode de l'uni­formité, mais nous ne devons pas la surappliquer, au péril de décourager la vie aux sources mêmes de sa puissance et de sa richesse et de son sain développement naturel.
La querelle de la loi et de la liberté est du même ordre et évolue vers la même solution. La diversité ou la variation doit être une libre variation. La Nature ne fabrique pas un modèle ni une règle pour l'imposer du dehors ; elle pousse la vie à croître du dedans et à affirmer sa propre loi naturelle et son propre développement naturel, modifiés seulement par le commerce avec son milieu. Toute liberté, quelle qu'elle soit, indi­viduelle, nationale, religieuse, sociale ou éthique, repose sur ce principe fondamental de notre existence. Par liberté, nous entendons la possibilité de suivre la loi de notre être, de croître jusqu'à notre accomplissement naturel, de trouver naturellement et sans entrave notre harmonie avec notre milieu. Les dangers et les désavantages de la liberté — le désordre, les conflits, le gaspillage et la confusion qu'entraîne son usage abusif — sont bien évidents. Mais ils tiennent à l'absence ou à l'insuffisance du sens de l'unité entre individus et entre com­munautés, qui pousse chacun à s'affirmer aux dépens des autres au lieu de croître à l'aide des autres et par échanges mutuels, et à revendiquer la liberté pour lui-même tout en empiétant sur le libre développement du semblable. Si une unité réelle, spiri­tuelle et psychologique, pouvait s'instaurer, la liberté n'offrirait plus de dangers ni de désavantages ; car des individus libres, épris d'unité, se sentiraient spontanément contraints, par leur propre besoin, d'adapter parfaitement leur croissance à celle de leurs semblables, et ils ne se considéreraient complets que dans la libre croissance des autres. Du fait de notre présente imperfection et de l'ignorance de notre mental et de notre volonté, la loi et l'enrégimentation doivent être appelées du dehors pour restreindre et contraindre. Les faciles avantages d'une loi et d'une contrainte énergiques sont évidents, mais leurs désavantages sont également grands. Le genre de perfec­tion qu'elles réussissent à créer, tend à être mécanique ; même l'ordre qu'elles imposent, s'avère artificiel et s'écroule vite si le joug faiblit ou la poigne se relâche. Poussé trop loin, l'ordre imposé décourage le principe de croissance naturelle, qui est la vraie méthode de la vie, et peut même détruire la capacité de croissance véritable. Nous réprimons et surnormalisons la vie à nos risques ; par une enrégimentation excessive, nous écrasons l'initiative de la Nature et son habitude d'auto-adaptation in­tuitive. Rapetissé ou dépouillé de son élasticité, l'individu est dévitalisé, et, bien qu'il semble extérieurement beau et symétrique, il périt du dedans. Mieux vaut l'anarchie que la longue persistance d'une loi qui n'est pas nôtre ou que notre vraie nature ne peut pas assimiler. Toute loi répressive ou préventive n'est qu'un expédient, un succédané de la vraie loi, qui doit se développer du dedans et ne doit pas être un frein à la liberté mais son image extérieure et son expression visible. La société humaine ne progresse réellement et vitalement que dans la mesure où la loi devient l'enfant de la liberté ; elle trouvera sa perfection quand l'homme aura appris à connaître son unité spirituelle et à s'unir à ses semblables, et quand la loi spon­tanée de sa société sera seulement le moule extérieur de sa liberté intérieure, maîtresse d'elle-même.
Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité humaine (Madras, 1919)
CHAPITRE XVII, La loi de la Nature dans notre progrès : l'unité dans la diversité — la loi et la liberté

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