Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo SRI AUROBINDO - YOGA INTEGRAL: 2022

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

L’homme doit découvrir son unité spirituelle

 

Le Yoga de la Gîtâ trouve son sens unifié et son ampleur sans pareille dans le déroulement de cette vision globale de l’existence et de la supra-existence. Ce Divin suprême est le Moi unique invariable et impérissable en tout ce qui est ; l’homme doit donc s’éveiller au sens spirituel de cet invariable et impérissable Moi et unifier avec celui-ci son être intérieur impersonnel. C’est le Divin dans l’homme qui engendre et dirige toutes les opérations humaines ; l’homme doit donc s’éveiller au Divin en lui, connaître la divinité dont il est la demeure, s’élever hors de tout ce qui la voile et l’obscurcit et s’unir à ce Moi le plus profond de son moi, à cette plus grande conscience de sa conscience, à ce Maître caché de toute sa volonté et de toutes ses œuvres, à cet Être au-dedans de lui qui est la source et le but de tout son devenir varié. Il est le Divin dont la divine nature, origine de tout ce que nous sommes, est recouverte d’un voile épais par ces dérivations naturelles inférieures ; l’homme doit donc revenir de son apparente existence inférieure, imparfaite et mortelle, à sa nature divine essentielle, qui est d’immortalité et de perfection. Ce Divin est un en toutes les choses qui sont, Il est le moi qui vit en tout et le moi en qui tout vit et se meut ; l’homme doit donc découvrir son unité spirituelle avec toutes les créatures, voir tout en le moi et le moi en tous les êtres, et même voir que toutes les choses et tous les êtres sont lui, âtmaupamyena sarvatra, et penser, sentir et agir en conséquence dans tout son mental, toute sa volonté et toute son existence. Ce Divin est l’origine de tout ce qui est ici ou ailleurs et, de par Sa Nature, Il est devenu toutes ces innombrables existences, abhût sarva-bhûtâni ; l’homme doit donc voir et adorer l’Un en toutes choses animées et inanimées, adorer la manifestation dans le soleil et l’étoile et la fleur, dans l’homme et chaque créature vivante, dans les formes et les forces, les qualités et les pouvoirs de la Nature, vâsudevah sarvam iti. Par la vision divine et une divine sympathie et finalement par une puissante identité intérieure, il doit se muer en une unique universalité à l’unisson de l’univers. Une identité passive et sans relation exclut l’amour et l’action, mais cette unité plus vaste et plus riche s’accomplit grâce aux oeuvres et à une pure émotion : elle devient la source et le réceptacle, la substance, le motif et le divin propos de tous nos actes et de tous nos sentiments. Kasmaï devâya havishâ vidhema, à quelle divinité ferons-nous l’offrande de toute notre vie et de toutes nos activités ? C’est lui ce Divin, lui ce Seigneur qui réclame notre sacrifice. Une identité passive et sans relation exclut la joie de l’adoration et de la dévotion ; mais la bhakti est l’âme même, le coeur et le sommet de cette union plus riche, plus complète et plus intime. Ce Divin est l’accomplissement de toutes les relations, père, mère, amant, ami et refuge de l’âme de chaque créature. Il est le Déva unique, suprême et universel, l’Âtman, le Purusha, le Brahman, l’Îshwara de la secrète sagesse. Par Son divin Yoga Il a en Lui-même manifesté le monde de toutes ces façons : les multiples existences du monde sont une en Lui, et Il est un en elles sous de multiples aspects. S’éveiller à Sa révélation en tous ces mondes à la fois est la part de l’homme dans le même Yoga divin.

    Pour montrer avec une parfaite et indiscutable clarté que telle est la vérité suprême et entière de son enseignement, telle la connaissance intégrale qu’il avait promis de révéler, l’Avatâr divin, reprenant brièvement la conclusion de tout ce qu’il a dit, déclare que cette parole, et nulle autre, est sa parole suprême, paramam vachah. « Écoute encore Ma parole suprême », bhûya eva shrinu me paramam vachah. Cette parole suprême de la Gîtâ, constatons-nous, est d’abord la déclaration explicite — et l’on ne peut s’y méprendre — que la plus haute adoration et la plus haute connaissance de l’Éternel sont connaissance et adoration de celui-ci comme Origine suprême et divine de tout ce qui existe et comme puissant Seigneur du monde et de ses peuples, Seigneur de l’être de qui toutes choses sont les devenirs. C’est en second lieu la déclaration d’une connaissance et d’une bhakti unifiées constituant le Yoga suprême ; telle est la voie naturelle réservée à l’homme pour parvenir à l’union avec le Divin éternel. Et pour rendre plus significative cette définition de la voie, pour donner un caractère illuminateur à cette suprême importance de la bhakti fondée sur la connaissance et s’y ouvrant et devenue la base et la force motrice des œuvres assignées divinement, il est stipulé que le mental et le cœur du disciple doivent l’accepter ; à cette condition, l’exposé peut être poursuivi et l’ordre décisif d’agir enfin donné à l’instrument humain, Arjuna. « Je t’énoncerai cette parole suprême, dit le Divin, voulant le bien de ton âme, maintenant que ton cœur se réjouit en Moi », te prîyamânâya vakshyâmi. Car cette joie du cœur en le Divin est tout ce qui constitue la vraie bhakti, et c’en est toute l’essence, bhajanti prîtipûrvakam. À peine la suprême parole révélée, Arjuna doit déclarer qu’il l’accepte et demander un moyen pratique de voir Dieu en toutes choses dans la Nature ; et de cette question, découle immédiatement et naturellement la vision du Divin comme Esprit de l’univers, et s’élève l’ordre formidable d’agir dans le monde (Gîtâ, X. 1-18).

Sri Aurobindo, Essai sur la Gîtâ

Darshan 15 aout 2022

 

Sri Aurobindo Ashram
http://www.sriaurobindoashram.org

Invitation

 

Le vent et l'orage cinglant autour de moi,

je monte là-haut sur la montagne et la lande.

Qui veut me rejoindre ? Qui veut gravir les cimes avec moi 

Traverser les torrents, frayer son chemin dans la neige ?

 

Ce n'est pas dans le cercle étriqué des cités

que j'habite, à l'étroit entre vos portes et vos murs  

au-dessus de moi Dieu est bleu dans le ciel,  

contre moi le vent et la tourmente se rebellent.

 

Ici dans mes domaines je joue avec la solitude,  

de l'infortune je me suis fait une amie.

Qui veut vivre vaste ? Qui veut vivre libre ?

Qu'il grimpe ici sur les sommets battus par les vents.

 

Je suis le seigneur de la tempête et de la montagne, 

je suis l'Esprit de liberté et de fierté.

Fort doit-il être et allié du danger,

qui partage mon royaume et marche à mes côtés.

 

Srî Aurobindo – Poésie, Prison d’Alipore, Inde, 1908-1909

Kaivalya Upanishad

 

Le Kaivalya Upanishad

 

ॐ अथाश्वलायनो भगवन्तं परमेष्ठिनमुपसमेत्योवाच ।
अधीहि भगवन् ब्रह्मविद्यां वरिष्ठां सदा सद्भिः सेव्यमानां निगूढाम् ।
यथाचिरात् सर्वपापं व्यपोह्य परात्परं पुरुषं याति विद्वान् ॥

 

OM. Aswalayana au Seigneur Parameshthi est venu et a dit: Apprends-moi, Seigneur, la plus haute connaissance de Brahman, la connaissance secrète jamais suivie par les saints, comment l'homme sage se débarrassant rapidement de tout mal va au Purusha qui est plus élevé que le plus élevé.

 

Commentaire

 

Le Seigneur Parameshthi est Brahma - pas le Créateur Hiranyagarbha, mais l'âme qui dans ce kalpa s'est élevée pour être l'instrument de la Création, le premier dans le temps des Dieux, le Pitamaha ou Prajapati originel et général, le Pitamaha, parce que tous les pères ou Prajapatis spéciaux, Daksha et autres, sont ses enfants nés de l'esprit. La confusion entre le Grand-Père et le Créateur, qui est aussi appelé Brahma, est courante ; mais la distinction est claire. Ainsi, dans le Mundaka Upanishad ब्रह्मा देवानां प्रथमः संबभूव, c'est le premier des Dieux, la première naissance du Temps, le père d'Atharva, et non l'éternel à naître Hiranyagarbha. Dans les Puranas, Brahma est décrit comme craignant pour sa vie de Madhu et Kaitabha, et ne peut pas être l'intrépide et immortel Hiranyagarbha. Il ne serait pas non plus possible pour Aswalayana de venir à Hiranyagarbha et de dire "Apprends-moi, Seigneur, " car Hiranyagarbha n'a pas de forme, il n'est pas accessible et ne se manifeste pas aux hommes comme le font Shiva et Vishnu. Il est multiple, protéiforme, intangible, et pour cette raison Il place dans chaque cycle un Brahma, ou Homme divin entre Lui et la recherche et l'adoration des hommes. C'est Brahma ou Homme divin qui s'appelle Parameshthi ou celui plein de Parameshtham, ce qui est superlatif et le plus élevé,— Hiranyagarbha. Le pouvoir d'Hiranyagarbha est en Brahma et crée à travers lui le nama et le rupa des choses dans ce cycle.

À Brahma Parameshthi, Aswalayana vient en tant que disciple d'un maître et lui dit, Seigneur, enseigne-moi le Brahmavidya. Il précise le type de connaissances dont il a besoin. C'est varishtha, le meilleur ou le plus élevé, parce qu'il va au-delà du triple Brahman jusqu'au Purushottam ou Dieu Très-Haut ; elle est secrète, car même dans l'enseignement ordinaire du Vedanta, du Purana et du Tantra elle n'est pas exprimée, elle est toujours suivie par les saints, les initiés. Les santah ou saints sont ceux qui sont purs de désir et pleins de connaissance, et c'est à eux que la connaissance secrète a été donnée सदा, depuis le début. Il rend son sens encore plus clair en énonçant la substance de la connaissance - यथा, comment, par quels moyens gagnés par la connaissance, विद्वान्, on peut rapidement éloigner de lui le péché et atteindre Purushottam.

Il y a trois éléments nécessaires sur le chemin vers Kaivalya : premièrement, le point de départ, vidya, la connaissance juste, impliquant l'évasion de l'ignorance, de la non-connaissance et de la fausse connaissance ; ensuite, le processus ou les moyens, échapper à सर्वपापं, tout mal, c'est-à-dire le péché, la douleur et le chagrin ; enfin, le but, Purushottam, l'Être qui est au-delà du plus haut, c'est-à-dire au-delà de Turiya, étant le Plus Haut. En s'échappant du péché, de la douleur et du chagrin, on atteint l'ananda absolu, et par l'ananda, le dernier terme de l'existence, nous atteignons ce en quoi l'ananda existe. Qu'est-ce que c'est? Ce n'est pas Turiya qui est shivam, shantam, adwaitam, sacchidanandam, mais ce qui est au-delà de shivam et ashivam, bien et mal, shantam et kalilam, calme et chaos, dwaitam et adwaitam, dualité et unité. Sat, Chit et Ananda sont dans ce Très Haut, mais Il n'est ni Sat, Chit ni Ananda ni aucune combinaison de ceux-ci. Il est Tout et pourtant Il est neti, neti, Il est Un et pourtant Il est multiple. Il est Parabrahman et Il est Parameswara. Il est Homme et Il est Femme. Il est Tat et Il est Sa. C'est le plus haut que le plus haut. Il est le Purusha, l'Être à l'image duquel le monde et tous les Jivas sont faits, qui imprègne tout et sous-tend tout le fonctionnement de Prakriti en tant que sa réalité et son moi. C'est ce Purusha qu'Aswalayana recherche.


 

Sri Aurobindo, Les Upanishads,  Kaivalya Upanishad, pp.387-390

 

 « OM. Ashwalayana au Seigneur Parameshthi est venu et a dit: "Enseigne-moi, Seigneur, la connaissance la plus élevée de Brahman, la connaissance secrète jamais suivie par les saints, comment le sage qui chasse rapidement de lui tout le mal va au Purusha qui est plus élevé que le plus élevé. 

Ce verset est bien rempli de conseils importants pour le chercheur spirituel, comme l'explique Sri Aurobindo dans son commentaire. Il y a une spécificité quant au type de connaissance recherchée : « C'est… la meilleure ou la plus haute, parce qu'elle va au-delà du triple Brahman jusqu'au Purushottama ou Dieu Très-Haut ; elle est secrète, car même dans l'enseignement ordinaire du Vedanta, du Purana et du Tantra elle n'est pas exprimée, elle est toujours suivie par les saints, les initiés. Les santah ou saints sont ceux qui sont purs de désir et pleins de connaissance, et c'est à eux que la connaissance secrète a été donnée  sada,  depuis le début. Il rend son sens encore plus clair en énonçant la substance de la connaissance -  yatha,  comment, par quels moyens gagnés par la connaissance,  vidvan, on peut rapidement chasser de lui le péché et atteindre Purushottama.

« Il y a trois éléments nécessaires du chemin vers Kaivalya, — premièrement, le point de départ,  vidya,  la connaissance juste, impliquant l'évasion de l'ignorance, de la non-connaissance et de la fausse connaissance ; ensuite, le processus ou les moyens, échappent  au sarvapapam, à  tout mal, c'est-à-dire au péché, à la douleur et au chagrin ; enfin, le but, Purushottama, l'Être qui est au-delà du plus haut, c'est-à-dire au-delà de Turiya étant le Plus Haut. Par l'évasion du péché, de la douleur et du chagrin, on atteint l'  ananda absolu , et par  l' ananda , le dernier terme de l'existence, nous atteignons ce dans lequel l'  ananda existe. Qu'est-ce que c'est? … ce qui est au-delà … du bien et du mal, … du calme et du chaos, … de la dualité et de l'unité. Sat, Chit et Ananda sont dans ce Très Haut, mais Il n'est ni Sat, Chit ni Ananda ni aucune combinaison de ceux-ci. Il est tout et pourtant Il est  neti, neti (pas ceci, pas cela).  Il est Un et pourtant Il est multiple. Il est Parabrahman et Il est Parameshwara. Il est Homme et Il est Femme. Il est Tat et Il est Sa. C'est le plus haut que le plus haut. Il est le Purusha, l'Être à l'image duquel le monde et tous les Jivas sont faits, qui imprègne tout et sous-tend tout le fonctionnement de Prakriti en tant que sa réalité et son moi. C'est ce Purusha qu'Ashwalayana recherche.

Plusieurs points sont à noter. Le terme "péché" n'a pas le même sens que nous l'utilisons dans le langage moderne. Le péché est tout ce qui perturbe, perturbe l'être, distrait ou déforme la réalité, de sorte que le chercheur est incapable de focaliser l'attention avec un esprit et un cœur calmes, sereins et tranquilles.

La Bhagavad Gita décrit le Purushottama comme étant au-delà du Kshara Purusha (la conscience consciente dans le monde manifesté) et de l'Akshara Purusha (la conscience consciente dans le Non-manifesté). Le Purushottama contient et dépasse, témoigne et sanctionne à la fois ce qui est ou a été manifesté, et ce qui reste non manifesté, latent et potentiel, et pourtant n'est pas lié par l'un ou les deux de ces aspects car Il les dépasse.

Ce monde est changeant : des incertitudes et des dangers peuvent l’assaillir

 Il n’est pas nécessaire de répéter ni de corriger, sauf sur certains points, les considérations et les conclusions formulées dans ce livre quant aux moyens et aux méthodes ou aux directions divergentes ou successives que peut prendre la réalisation pratique de l’unité humaine. Cependant, par certains côtés, des possibilités ont surgi qui appellent certaines modifications dans les conclusions de ces chapitres. Par exemple, nous avions conclu que la conquête et l’unification du monde par un unique peuple ou empire dominateur, étaient peu probables. Ceci n’est plus tellement certain ; nous avons dû tout récemment reconnaître la possibilité d’une éventualité de ce genre en certaines circonstances. Une Puissance majeure pourrait grouper autour d’elle de vigoureux alliés qui, tout en lui étant subordonnés, auraient des forces et des ressources considérables, et les jeter dans une lutte mondiale contre d’autres Puissances et d’autres peuples. Cette possibilité serait encore accrue si la Puissance majeure réussissait à obtenir, fût-ce momentanément, le monopole d’une supériorité écrasante dans la possession de ces formidables engins d’agression militaire que la science est en train de découvrir et d’utiliser d’une façon très efficace. La terreur de la destruction, et même de l’extermination massive, provoquée par ces sinistres découvertes, pourrait déterminer les gouvernements et les peuples à bannir et interdire l’usage militaire de ces inventions ; mais tant que la nature humaine n’aura pas changé, cette interdiction restera incertaine et précaire, et une ambition sans scrupules peut même y trouver une chance de dissimulation et de surprise, et profiter d’un moment décisif qui, croit-elle, pourrait lui donner la victoire, acceptant de courir ce risque effrayant. On peut arguer que l’histoire de la dernière guerre (1) contredit cette possibilité, car en des conditions qui s’approchaient de cette combinaison de circonstances sans les réunir tout à fait, les Puissances agressives ont échoué dans leur entreprise et subi les conséquences désastreuses d’une terrible défaite. Mais après tout, elles sont arrivées à deux doigts du succès pendant un temps, et le monde n’aurait peut-être pas la même bonne fortune dans une autre aventure organisée et conduite avec plus de sagacité. En tout cas, ceux qui ont la responsabilité du bien-être de l’espèce et le pouvoir de prévenir le danger, doivent noter la possibilité et prendre les précautions voulues. L’une des perspectives suggérées à l’époque où ce livre fut écrit, était la formation de blocs continentaux — une Europe unifiée, une sorte de consortium des peuples du continent américain sous la direction des États-Unis, et peut-être même, avec le réveil de l’Asie et son élan d’indépendance vis-à-vis des peuples européens, un rapprochement des nations asiatiques au sein d’une combinaison défensive —, et nous avions indiqué que cette éventualité de vastes combinaisons continentales pourrait même être une étape dans la formation finale de l’union mondiale. Cette possibilité a commencé à prendre corps, jusqu’à un certain point, avec une célérité que l’on ne pouvait pas alors prévoir. Dans les deux Amériques, elle a effectivement pris une forme pratique et prédominante, mais non totale. L’idée des États-Unis d’Europe a effectivement pris corps aussi et elle est en train de s’assurer une existence formelle, mais elle n’a pas encore pu réaliser complètement ni pleinement ses possibilités en raison de l’antagonisme idéologique qui coupe l’Europe occidentale de la Russie et de ses satellites derrière leur rideau de fer. Cette séparation est allée si loin qu’il est difficile d’envisager sa disparition à un moment prévisible de l’avenir. En d’autres circonstances, la formation de pareilles combinaisons aurait pu susciter la crainte de formidables conflits continentaux, telle la collision entre une Asie renaissante et l’Europe, que l’on avait pendant un temps imaginée possible. Cette dangereuse possibilité a été écartée du jour où l’Europe et l’Amérique ont accepté le réveil asiatique et la libération finale et totale des peuples d’Orient, et du jour aussi où le Japon s’est écroulé, qui à un moment faisait figure de libérateur, et en fait se présentait au monde en libérateur et en conducteur de l’Asie libre contre la domination de l’Occident. Ici encore, comme ailleurs, le vrai danger apparaît plutôt comme un choc entre deux idéologies opposées : la Russie et la Chine rouge d’un côté, qui essayent d’imposer l’extrémisme communiste par des moyens en partie militaires et en partie violemment politiques à une Asie et une Europe récalcitrantes, ou du moins non complètement consentantes bien que contaminées ; et de l’autre, une combinaison de peuples, en partie capitalistes, en partie socialistes modérés, qui s’accrochent encore avec quelque attachement à l’idée de liberté — la liberté de pensée et les derniers vestiges d’une libre vie individuelle. En Amérique, surtout chez les peuples latins, il semble qu’il y ait une poussée assez intolérante en faveur d’une américanisation complète du continent entier, y compris les îles adjacentes, une sorte d’extension de la doctrine de Monroe qui pourrait produire certaines frictions avec les Puissances européennes encore dotées de possessions dans le Nord du continent. Mais cela en soi engendrerait seulement des difficultés et des désaccords mineurs, non la possibilité d’une grave confrontation, peut-être un cas d’arbitrage ou de règlement par l’ONU, sans autres conséquences plus sérieuses. En Asie, l’émergence de la Chine communiste a créé une situation plus périlleuse qui barre brutalement la route à toute possibilité d’unité continentale entre les peuples de cette partie du monde. Il s’est créé là un gigantesque bloc qui pourrait facilement englober toute l’Asie septentrionale dans une combinaison de deux Puissances communistes énormes, la Russie et la Chine, et étendre sa menace d’absorption sur l’Asie du Sud-Ouest et le Tibet (2), et être poussé à déferler partout jusqu’aux frontières de l’Inde entière, menaçant la sécurité de ce pays ainsi que celle de l’Asie occidentale et faisant peser sur eux la possibilité d’une invasion par infiltration, ou même d’une submersion par une écrasante force militaire et d’un asservissement à une idéologie non désirée, à des institutions politiques et sociales non désirées et à la domination d’une masse communiste militante dont la marée pourrait fort bien se révéler irrésistible. En tout cas, le continent serait divisé en deux blocs énormes qui  entreraient peut-être en opposition mutuelle active et soulèveraient la possibilité d’un conflit mondial formidable auprès duquel toutes nos expériences antérieures seraient comme des jeux de nains. La formation d’une union mondiale pourrait s’en trouver indéfiniment retardée, même sans ouverture réelle des hostilités, car l’incompatibilité des intérêts et des idéologies à une échelle si vaste rendrait pour ainsi dire irréalisable leur inclusion dans un corps unique. La possibilité d’une formation de trois ou quatre unions continentales, qui pourraient ensuite se fondre en une seule unité, serait alors très éloignée et, sauf après une commotion formidable, à peine faisable.

Il fut un temps où l’on pouvait envisager l’ultime possibilité d’une extension du socialisme à toutes les nations ; une unité internationale aurait pu alors se créer sous l’influence des tendances innées du socialisme qui cherchent naturellement à surmonter la force divisionniste de l’idée de nation et son séparatisme, son goût de la concurrence et de la rivalité aboutissant souvent à une lutte ouverte ; tel aurait pu sembler le chemin naturel de l’union mondiale, et telle aurait pu devenir en fait sa route ultime. Mais en premier lieu, mis à certaines épreuves, le socialisme ne s’est révélé d’aucune façon à l’abri de la contagion de l’esprit national de division ; sa tendance internationaliste ne survivrait peut-être pas à son arrivée au pouvoir dans les États nationaux séparés, car il se trouverait immédiatement l’héritier des nécessités et des intérêts nationaux en concurrence : le vieil esprit pourrait fort bien survivre dans le nouveau corps socialiste. En second lieu, il n’est peut-être pas inévitable, ou pas avant longtemps, que la marée montante du socialisme s’étende à tous les peuples de la terre ; d’autres forces peuvent surgir et contester ce qui semblait à un moment (et semble peut-être encore) l’issue la plus probable des tendances mondiales présentes ; le conflit entre le communisme et le socialisme modéré qui respecte encore, bien que d’une façon restreinte, le principe de liberté — liberté de conscience, de pensée et de personnalité individuelle — pourrait, si cette différence se perpétuait, créer de sérieuses difficultés à la formation d’un État mondial. Il ne serait guère facile d’édifier une constitution, une loi d’État et une procédure harmonisatrices où il serait possible ou même concevable que l’individu n’ait pas la moindre parcelle de liberté véritable ou qu’il n’ait aucune existence prolongée, sauf comme une cellule dans le fonctionnement automatique et rigidement déterminé du corps de l’État collectiviste, ou comme un rouage de la machine. Non pas que le principe communiste aboutisse obligatoirement à de pareilles conséquences ni que son système conduise nécessairement à une civilisation de termites et à l’étouffement de l’individu ; au contraire, il pourrait très bien être, à la fois, un moyen d’accomplissement pour l’individu et d’harmonie parfaite pour l’être collectif. Les systèmes déjà édifiés et qui sont connus sous ce nom, ne sont pas réellement du communisme, mais les interprétations d’un socialisme d’État démesurément rigide. Et le socialisme lui-même pourrait fort bien aller de l’avant, s’éloigner du sillage marxiste et trouver des méthodes moins rigides ; un socialisme coopératif, par exemple, pourrait un jour s’instaurer sans rien de la rigueur bureaucratique d’une administration coercitive ou d’un État policier ; mais dans les circonstances présentes, la généralisation du socialisme dans le monde entier n’est guère prévisible, ni même une possibilité majeure, et, en dépit de certaines possibilités ou tendances créées par les récents événements d’Extrême-Orient, une division de la terre entre deux systèmes, capitaliste et socialiste, semble pour le moment une issue plus probable. En Amérique, l’attachement à l’individualisme et au système capitaliste de société reste total, de même qu’un fort antagonisme, non seulement contre le communisme mais même contre un socialisme modéré, et l’on ne voit guère la possibilité que leur intensité s’adoucisse. Le succès complet du communisme, l’infiltration des continents de l’Ancien Monde, que nous avons dû envisager comme une possibilité, est encore très improbable si nous regardons les circonstances actuelles et l’équilibre des Puissances opposées ; et même s’il se produisait, un accommodement serait encore  nécessaire, à moins que l’une des deux forces ne remporte une écrasante victoire définitive sur son adversaire. La réussite d’un accommodement de ce genre dépendrait de la création d’un organisme qui résoudrait tous les sujets de querelles possibles à mesure qu’ils surgissent, sans les laisser dégénérer en conflit ouvert ; or, cet organisme serait évidemment un successeur de la Société des Nations et de l’ONU et il agirait dans le même sens. De même que la Russie et l’Amérique, en dépit de leur constante opposition politique et idéologique, ont évité jusqu’à présent toute démarche qui aurait rendu trop difficile ou impossible la continuation de l’ONU, de même un troisième organisme serait protégé par la même nécessité ou la même utilité impérieuse de continuer son existence. Les mêmes forces œuvreraient dans le même sens et la création d’une union mondiale effective resterait encore possible ; finalement, on peut compter sur la masse du besoin général de l’espèce et sur son instinct de conservation pour rendre cette union inévitable.

Il n’est donc rien qui doive décourager notre prévision du succès ultime de cette grande entreprise, ni dans le cours des événements depuis la fondation de l’Organisation des Nations Unies, ni dans les suites du grand début de San Francisco où s’est fait le premier pas décisif vers la création d’un organisme mondial pouvant aboutir à l’établissement d’une unité mondiale véritable. Il y a des dangers et des difficultés ; on peut appréhender des conflits, même des conflits colossaux qui pourraient compromettre l’avenir, mais on ne peut pas envisager un échec total, à moins d’avoir le cœur de prédire l’échec de l’espèce. La thèse que nous avons entrepris d’établir reste inchangée, à savoir que la Nature pousse à des agglomérations de plus en plus larges, et finalement à l’établissement de la plus grande de toutes les agglomérations : l’union ultime des peuples du monde. C’est évidemment la voie qu’exige l’avenir du genre humain ; des conflits ou des perturbations, si immenses soient-ils, peuvent la retarder, de même qu’ils peuvent modifier considérablement les formes qu’elle promet de prendre maintenant, mais ils ne peuvent pas l’empêcher, car la destruction générale serait la seule autre destinée possible pour l’humanité. Pareille destruction, en dépit des possibilités catastrophiques qui viennent neutraliser les résultats bénéfiques assez indubitables et d’une portée quasi illimitée des découvertes et des inventions récentes de la science, semble tout aussi chimérique que l’attente prochaine d’une paix et d’une félicité définitives ou d’une société parfaite des peuples humains. À défaut d’autre chose, nous pouvons compter sur la poussée évolutive et, sinon sur un Pouvoir caché plus grand, du moins sur l’action et l’impulsion ou l’intention manifeste de l’Énergie Cosmique que nous appelons Nature, pour conduire l’humanité jusqu’au prochain pas nécessaire, au moins, qui est un pas de conservation, car la nécessité est là et elle est assez généralement reconnue ainsi que l’idée du but auquel elle doit conduire finalement, et l’organisme incarnant cette idée demande déjà à être créé. Sans dogmatiser ni donner la première place à notre opinion personnelle, nous avons indiqué dans ce livre les conditions, les possibilités et les formes que cette nouvelle création peut prendre et celles qui paraissent les plus désirables; un examen impartial des forces à l’œuvre et des résultats qui suivront probablement, était l’objet de cette étude. Le reste dépendra de la capacité intellectuelle et morale de l’humanité, si elle peut mener à bien ce qui, dès maintenant et de toute évidence, est la seule chose nécessaire.

Nous concluons donc que, dans les conditions du monde actuel et compte tenu de ses aspects même les plus négatifs et de ses possibilités les plus dangereuses, il n’est rien qui nous oblige à modifier nos vues sur la nécessité et l’inévitabilité d’une union mondiale ; la poussée de la Nature, la contrainte des circonstances, les besoins présents et futurs de l’humanité, la rendent inévitable. Les conclusions générales auxquelles nous sommes parvenus, demeurent, ainsi que nos considérations sur les modalités et les formes ou les alternatives possibles ou les tournures successives qu’elle peut prendre. Le résultat ultime doit être la formation d’un État mondial, et la forme la plus désirable serait une fédération de nations libres d’où tout asservissement, toute inégalité forcée et toute subordination d’une nation à une autre auraient disparu, où toutes les nations auraient un statut égal, bien que certaines puissent conserver une influence naturelle plus grande. Une confédération offrirait la liberté la plus large aux nations-membres de l’État mondial, mais elle risquerait de laisser trop de place à l’action des tendances séparatistes ou centrifuges ; une organisation fédérale serait donc préférable. Le reste sera déterminé par le cours des événements et par une entente générale, ou par la forme que suggéreront les idées et les nécessités de l’avenir. Une union mondiale de ce genre aurait les plus grandes chances d’avoir une longue survie ou de devenir permanente. Ce monde est changeant ; des incertitudes et des dangers peuvent l’assaillir ou le déranger pendant un temps, et la structure établie peut se trouver sujette à des tendances révolutionnaires tandis que des idées et des forces nouvelles peuvent surgir et influencer la mentalité générale de l’humanité, mais le pas essentiel aura été fait et l’avenir de l’espèce assuré ; ou, du moins, nous aurons dépassé l’ère présente où l’espèce est constamment menacée et perturbée par des difficultés et des besoins non résolus, des conditions précaires, d’immenses bouleversements, des conflits mondiaux énormes et sanguinaires, et la menace d’autres à venir. Dès lors, l’idéal de l’unité humaine ne sera plus un idéal irréalisé mais un fait accompli, et sa préservation aura été remise à la garde des peuples humains finalement unis. Sa destinée future sera entre les mains des dieux, et, si les dieux trouvent quelque utilité à la continuation de l’espèce, cette destinée peut leur être confiée sans crainte.

 Sri Aurobindo L’Idéal de l’unité humaine, Postface (3)

 

     1. De 1939.

2. Ces lignes ont été prophétiquement écrites près de dix mois avant l’invasion chinoise du Tibet (octobre 1950). (Note de l’éditeur)

3.    Cette postface a été écrite, ou plutôt dictée, au début de 1950, moins d’un an avant le départ de Sri Aurobindo. (Note de l’éditeur)

 

 







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