Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo SRI AUROBINDO - YOGA INTEGRAL: décembre 2008

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

Une lettre de Sri Aurobindo à son jeune frère Barin

Le 7 avril 1920


Mon cher Barin,

J'ai reçu ta lettre, mais je n'ai pas réussi à y répondre jusqu'à aujourd'hui. C'est même un miracle qu'en ce moment je sois assis pour t'écrire – écrire une lettre est pour moi un événement qui se produit tous les trente-six du mois; surtout en bengali, cela ne m'est pas arrivé depuis cinq ou six ans. Si j'arrive à terminer cette lettre et à la mettre à la poste, le miracle sera complet !
Parlons d'abord de ton yoga. Tu voudrais m'en remettre le soin. Je ne demande pas mieux, mais cela veut dire le remettre à Celui qui nous meut tous les deux, toi et moi, ouvertement ou secrètement, par sa divine Shakti [Énergie]. Et tu dois savoir que l'inévitable conséquence est qu'il te faudra marcher sur la voie particulière qu'il m'a ordonné de suivre et que j'appelle la voie du «Yoga Intégral». Ce avec quoi j'ai commencé – ce que Lélé1 m'a donné – n'était qu'une recherche du Chemin, un tour d'horizon – un premier contact, une mise en route, une manipulation ou un examen rigoureux de tel ou tel point des anciens yogas partiels, une expérience complète (si l'on peut dire) de l'un d'eux, puis la poursuite d'un autre.
Plus tard, après mon arrivée à Pondichéry, cet état d'instabilité a pris fin. Le Gourou du monde, qui est en nous, me donna alors toutes les instructions nécessaires à mon chemin: sa théorie complète, les dix membres du corps de ce yoga. Ces dix dernières années, Il m'a fait défricher le chemin par l'expérience, et ce n'est pas encore terminé. Cela peut prendre encore deux ans et tant que ce n'est pas fini, je doute que je puisse retourner au Bengale. Pondichéry est le lieu qui m'a été désigné pour la siddhi [réalisation] de mon yoga, sauf en fait pour une partie, qui est l'action. Le centre de mon travail est le Bengale mais, je l'espère, sa circonférence s'étendra à toute l'Inde et à la terre entière.
Je t'écrirai plus tard ce qu'est cette voie de yoga. Ou, si tu viens ici, je te l'expliquerai de vive voix. Dans ce domaine, parler vaut mieux qu'écrire. Pour le moment, je ne puis dire qu'une chose: son principe fondamental est d'harmoniser et d'unifier la connaissance complète, les œuvres complètes et la bhakti [amour] complète, en les haussant au-dessus du mental et en leur donnant une perfection complète sur le plan supramental ou Vijnâna. Le défaut des anciens yogas était que, ayant la connaissance du mental et la connaissance de l'Esprit, ils se satisfaisaient de l'expérience de l'Esprit dans le mental. Mais le mental ne peut saisir que ce qui est divisé et partiel; il ne peut pas capter absolument l'infini, l'indivisible. Les moyens dont il dispose pour atteindre l'infini sont le Sannyâsa [renoncement], le Moksha [libération] et le Nirvana, et rien d'autre. En fait, n'importe qui peut parvenir au Moksha sans forme, mais quel est l'avantage ? Le Brahman, le Moi, Dieu, sont toujours là. Ce que Dieu veut dans l'homme, c'est s'incarner ici-bas dans l'individu et dans la collectivité, réaliser Dieu dans la vie.
Les anciennes voies de yoga n'ont pas réussi à harmoniser ni a unifier l'Esprit et la vie: au contraire, elles ont renié le monde, le considérant comme Mâyâ [illusion] ou comme un Jeu transitoire. Le résultat a été la perte de la puissance de vie et la dégénérescence de l'Inde. Selon la parole de la Guîtâ, « Ces peuples périront si je ne fais pas les œuvres. » Les peuples de l'Inde sont réellement tombés en ruine. Quelques sannyâsins et bairâguis [renonçants] devenus des saints parfaits et libérés, quelques bhaktas [amants de Dieu] qui dansent dans la folle extase de l'amour et dans l'émotion douce de l'Ananda [félicité], et puis une race tout entière devenue amorphe, vide d'intelligence, enfoncée dans un profond tamas [inertie] – est-ce là l'effet d'une spiritualité véritable ? Non. Certes, nous devons d'abord obtenir toutes les expériences partielles possibles sur le plan mental, et inonder, illuminer le mental par la lumière spirituelle; mais ensuite, il faut passer au-dessus. Si nous ne passons pas au-dessus, c'est-à-dire sur le plan supramental, nous ne pouvons pas connaître l'ultime secret du monde – le problème qu'il pose n'est pas résolu. Dans le Supramental, l'ignorance qui crée la dualité de l'Esprit et de la Matière, la contradiction de la vérité de l'Esprit et de la vérité de la vie, disparaît. Là, il n'est plus nécessaire de dire que le monde est Maya [une illusion]. Le monde est le Jeu éternel de Dieu, la manifestation éternelle du Moi. Alors il devient possible de connaître Dieu entièrement et de Le posséder entièrement – de faire comme dit la Guîtâ: « Me connaître intégralement. » Le corps physique, la vie, le mental et l'entendement, le Supramental, l'Ananda, tels sont les cinq plans de l'Esprit. Plus l'homme s'élève sur cette voie ascendante, plus il s'approche de l'état de perfection suprême qui s'offre à son évolution spirituelle.
Le Supramental trouvé, il devient facile de s'élever jusqu'à l'Ananda. Alors on acquiert la base solide, l'état de l'Ananda indivisible et infini non seulement dans le Parabrahman [Absolu] hors du temps, mais dans le corps même, dans la vie, dans le monde. L'être intégral, la conscience intégrale, la Joie intégrale s'épanouissent et prennent forme dans la vie. Telle est la clef centrale de mon yoga, son principe fondamental.
Ce changement n'est pas facile à effectuer. Au bout de quinze ans, je n'en suis encore qu'au plus bas des trois échelons du Supramental et j'essaye d'y hisser toutes les activités inférieures. Mais lorsque cette siddhi [réalisation] sera complète, je suis absolument certain que Dieu, à travers moi, donnera aux autres, avec moins d'efforts, la siddhi du Supramental. À ce moment-là, mon vrai travail commencera.
Je ne suis pas impatient du succès dans mon travail. Ce qui doit arriver arrivera au moment voulu par Dieu. Je ne suis pas porté à me hâter d'une façon désordonnée ni à me ruer dans le champ de l'action par la force du petit ego. Même si je n'avais aucun succès dans mon travail, je n'en serais pas troublé. Ce travail n'est pas le mien, c'est celui de Dieu. Je n'écouterai aucun autre appel. Quand Dieu me fait bouger, je bouge.
Je sais très bien que le Bengale n'est pas réellement prêt. Le flot spirituel qui est venu est en grande partie une forme nouvelle du vieux courant. Ce n'est pas la vraie transformation. Cependant, cela aussi était nécessaire. Le Bengale a retrouvé les anciens yogas et épuisé leurs sanskâras [vieilles tendances], extrayant leur essence et fertilisant ainsi le terrain. Ce fut d'abord le tour du Védanta: l'Advaïta, le Sannyâsa, la Mâyâ de Shankara, etc. Actuellement, c'est le tour du dharma vichnouite: la Lîlâ, l'amour, l'ivresse de l'expérience émotive. Tout cela est très vieux, inadapté à l'âge nouveau et ne durera pas – une excitation de ce genre est incapable de durer. Mais le mérite du bhâva [élan] vichnouite est qu'il garde un certain lien entre Dieu et le monde et qu'il donne un sens à la vie; cependant, comme c'est un bhâva partiel, il y manque le lien complet, le sens complet. La tendance à créer des sectes, comme tu l'as remarqué, était inévitable. Il est de la nature du mental de se saisir d'une partie et de l'appeler le tout, puis d'exclure tout le reste. Le Siddha [illuminé] qui apporte l'élan (bhâva), bien que s'appuyant sur un aspect partiel, garde tout de même une certaine connaissance de l'intégral, encore qu'il soit incapable de lui donner une forme. Mais ses disciples sont incapables d'avoir cette connaissance intégrale, justement parce qu'elle est sans forme – ils sont en train de lier leurs petites gerbes, laissons-les. Les gerbes se déferont d'elles-mêmes quand Dieu se manifestera Lui-même pleinement. Toutes ces choses sont le signe d'un manque d'intégralité et de maturité. Cela ne me trouble pas. Laissons la force spirituelle jouer librement dans le pays, sous n'importe quelle forme et en autant de sectes qu'on veut. Plus tard, nous verrons. C'est l'état infantile et embryonnaire de l'âge nouveau. Ce n'est qu'un premier aperçu, pas même un commencement.
La particularité de ce yoga est ainsi: tant que l'on n'a pas obtenu la siddhi [réalisation] au-dessus, la fondation ne peut pas être parfaite. Ceux qui m'ont suivi ont gardé beaucoup de vieilles empreintes (sanskâras) ; quelques-unes ont disparu mais certaines s'accrochent encore. Il y avait le sanskâra du Sannyâsa, et même le désir de créer un Aravinda Math [monastère de Sri Aurobindo]. Maintenant l'intellect a reconnu que le Sannyâsa [renoncement] n'est pas ce qu'il faut, mais l'empreinte de l'ancienne idée n'a pas encore été effacée du prâna [souffle]. Puis on parlait de rester au milieu du monde comme des hommes d'action mondaine, tout en pratiquant le renoncement. La nécessité de renoncer au désir a été comprise, mais le mental n'a pas réussi à harmoniser correctement la renonciation au désir et la joie de l'Ananda. On a accepté mon yoga parce qu'il s'accordait tout naturellement au tempérament bengali, mais moins sous l'angle de la connaissance que sous l'angle du karma [des œuvres] et de la bhakti [amour]. Un peu de connaissance est entrée, mais la plus grande partie a échappé; les brumes de la sentimentalité ne se sont pas dissipées; la routine du bhâva sattvique [esprit religieux] n'a pas été brisée. L'ego est encore là – en un mot, la connaissance n'a pas fleuri. Je ne suis pas pressé; je laisse chacun se développer selon sa nature. Je ne veux pas façonner tout le monde dans un moule unique. Ce qui est fondamental sera identique en tous, certes, mais s'exprimera en de multiples formes. Tout être se développe et se forme de l'intérieur. Je ne veux pas bâtir de l'extérieur. La base est là, le reste viendra.
Le but que je poursuis n'est pas une société enracinée dans la division, comme l'est la nôtre. Ce que j'ai en vue, c'est un Sangha [communauté] ayant sa base dans l'esprit et à l'image de son unité. C'est avec cette idée que le nom de Déva Sangha m'est venu, c'est-à-dire la communauté de ceux qui veulent la vie divine. Un Sangha de ce genre doit commencer par s'établir en un point, puis se répandre dans tout le pays. Mais si la moindre ombre d'égoïsme vient à s'abattre sur l'entreprise, le Sangha se changera en une secte. L'idée peut se glisser tout naturellement que telle ou telle organisation est le seul vrai Sangha et l'unique centre futur, que tout le reste doit être sa circonférence, et que tous ceux qui demeurent à l'extérieur de ses limites sont hors du bercail, ou même s'ils sont dedans, qu'ils se sont écartés du droit chemin parce qu'ils pensent différemment.
Tu peux dire: « Quel besoin avons-nous d'un Sangha ? L'important est que je sois libre et que je vive dans toutes les formes; devenons tous l'Un sans forme, et arrive ce qui peut au sein de cette immensité sans forme !» Il y a là une vérité, mais ce n'est qu'un aspect de la vérité. Nous n'avons pas seulement affaire à l'Esprit sans forme; nous devons aussi gouverner le mouvement de la vie. Et il ne peut y avoir aucun mouvement effectif de vie sans une forme. C'est le Sans-Forme qui a pris forme, et s'il s'est revêtu du nom et de la forme, ce n'est pas par un caprice de Mâyâ [l'Illusion]. La forme est là parce qu'elle est indispensable. Nous ne voulons exclure de notre domaine aucune des activités du monde. Politique, industrie, société, poésie, littérature, art – tout restera –, mais à chacune nous devons donner une âme nouvelle et une forme nouvelle.
Pourquoi ai-je abandonné la politique ? Parce que notre politique n'est pas quelque chose qui appartienne authentiquement à l'Inde; c'est une importation et une imitation européennes. Elle a été nécessaire à un certain moment. Nous aussi, nous avons fait une politique de type européen. Si nous ne l'avions pas faite, le pays ne se serait pas relevé et nous n'aurions pas acquis l'expérience qu'il faut pour nous développer complètement. Cette politique est encore nécessaire dans une certaine mesure, pas tellement au Bengale mais dans les autres États de l'Inde. Cependant, il est temps d'empêcher l'ombre de grandir et de s'emparer de la réalité. Nous devons trouver l'âme véritable de l'Inde et façonner toutes les œuvres à son image.
Les gens parlent maintenant de « spiritualiser la politique », mais en admettant que l'on arrive à quelque résultat durable, il en sortira une sorte de bolchevisme indianisé. Je n'ai aucune objection même à ce genre de travail – que chacun agisse selon son inspiration. Mais ce n'est pas la vraie chose. Si l'on verse la force spirituelle dans tous ces récipients impurs – les eaux de l'Océan originel dans des vases d'argile brute –, ou bien les vases seront brisés et l'eau gaspillée, ou bien le pouvoir spirituel s'évaporera et seule la forme impure restera. Il en est ainsi dans tous les domaines. Je puis donner le pouvoir spirituel, mais ce pouvoir sera utilisé à sculpter une statue de singe et à l'asseoir sur le trône dans le temple de Shiva. Si le singe est doué de vie et de puissance, il pourra jouer le rôle du fervent Hanoumân et accomplir de grandes œuvres pour Râma2, aussi longtemps que la vie et le pouvoir demeureront en lui. Mais ce que nous voulons dans le temple de l'Inde, ce n'est pas un singe, Hanoumân, c'est le dieu, l'avatar, Râma lui-même.
Nous pouvons nous mêler aux autres, mais pour les attirer tous dans le vrai chemin et en gardant intacts l'esprit et la forme de notre idéal, sinon nous perdrons notre direction et le vrai travail ne sera pas fait. Si partout nous restons comme des individus séparés, quelque chose peut être accompli, c'est vrai; mais si partout nous restons comme les membres d'un même Sangha, nous pouvons accomplir cent fois plus. Cependant, le temps n'est pas encore venu pour cela. Si nous essayons trop tôt de donner une forme à notre communauté, cela risque de ne pas être la chose exacte que nous voulons. Au début, le Sangha n'aura pas une forme concentrée: ceux qui ont accepté l'idéal seront unis mais ils travailleront en différents endroits. Plus tard, ils pourront former une sorte de communauté spirituelle et constituer un Sangha compact. Ils donneront alors à toutes leurs œuvres une forme répondant à l'exigence de l'Esprit et au besoin de l'époque; non pas une forme ligotée et rigide, un achalâyatana [une prison3], mais une forme libre qui se répandra comme la mer, se modelant en vagues innombrables, ici englobant une chose, là inondant une autre, et finalement embrassant tout. Si nous procédons ainsi, une communauté spirituelle s'établira progressivement. Telle est mon idée actuelle. Jusqu'à présent, elle ne s'est pas complètement développée. Tout est entre les mains de Dieu; quoi qu'il nous fasse faire, c'est cela que nous ferons.
Relevons maintenant quelques points particuliers de ta lettre. Je ne veux pas m'étendre ici sur ce que tu as dit de ton yoga. Nous aurons une meilleure occasion de le faire quand nous nous rencontrerons. Considérer le corps comme une carcasse est la marque du Sannyâsa, de la voie du Nirvana. On ne peut pas vivre la vie du monde avec cette idée. On doit avoir la félicité en toutes choses – aussi bien dans le corps que dans l'Esprit. Le corps possède une conscience, il est la forme de Dieu. Lorsqu'on voit Dieu dans tout ce qui est au monde, lorsqu'on a cette vision:
« Tout ceci est Brahman, sarvam idam brahma ; Vâsoudeva est tout ceci, vâsoudeva sarva-miti », alors on a la félicité universelle. Le flot de cette félicité se précipite et se répand même à travers le corps. Lorsqu'on est dans cet état et rempli de la conscience spirituelle, on peut mener la vie conjugale et vivre dans le monde. Dans toutes les œuvres, on trouve l'expression de la félicité de Dieu. Jusqu'à présent, j'ai travaillé à transformer tous les objets et toutes les perceptions du mental et des sens en félicité sur le plan mental. Maintenant, ils prennent la forme de la félicité supramentale. Dans cet état, se trouvent la vision et la perception parfaites de Satchidânanda.
À propos du Déva Sangha, tu dis: « Je ne suis pas un dieu, je ne suis qu'un morceau de fer bien martelé et passé à la trempe. » Personne n'est un Dieu, mais en tout homme un Dieu réside, et Le manifester est le but de la vie divine. Cela, nous pouvons tous le faire. Je reconnais qu'il y a de grands et de petits âdhârs [récipients]. Je ne crois pas vraie cependant la description que tu fais de toi. Quelle que soit la nature du récipient, dès que le toucher de Dieu est là, dès que l'esprit est éveillé, grand ou petit, cela ne fait pas beaucoup de différence. Il peut y avoir davantage de difficultés, il peut falloir plus de temps, ou il peut y avoir une différence dans la manifestation – mais ce n'est même pas sûr. Le Dieu intérieur ne tient aucun compte de ces obstacles et de ces insuffisances. Il se fraye un passage malgré tout. N'avais-je moi-même que peu d'imperfections ? Dans mon mental, mon cœur, ma vie et mon corps, y avait-il moins d'obstacles ? Cela n'a-t-il pas pris du temps ? Dieu m'a-t-il moins martelé ? Jour après jour, minute après minute, j'ai été façonné en je ne sais quoi, dieu ou autre chose. Mais je suis devenu ou suis en train de devenir quelque chose. C'est suffisant, puisque c'est cela que Dieu a voulu bâtir. C'est la même chose pour tout le monde. Ce n'est pas notre force mais la Shakti [l'Énergie] de Dieu qui est le sâdhaka [l'ouvrier] de ce yoga.
Je vais te dire rapidement une ou deux choses que j'ai vues depuis longtemps. À mon avis, la principale cause de la faiblesse de l'Inde n'est pas la sujétion ni la pauvreté ni le manque de spiritualité ou de dharma [morale], mais le déclin de la puissance de pensée, la croissance de l'ignorance dans la patrie de la Connaissance. Partout, je vois l'incapacité ou la paresse de penser – l'impuissance de la pensée ou la phobie de la pensée. Quels que soient les mérites du Moyen âge, cet état de choses est à présent le signe d'une terrible dégénérescence. Le Moyen âge était la nuit, l'époque de la victoire de l'ignorance. Le monde moderne est l'époque de la victoire de la connaissance. Celui qui pense le plus, qui cherche le plus, qui travaille le plus, celui-là peut sonder et apprendre la vérité du monde et acquérir d'autant plus de Shakti [force]. Si tu regardes l'Europe, tu verras deux choses: un vaste océan de pensée et le jeu d'une force énorme, rapide, et pourtant disciplinée. Toute la Shakti de l'Europe tient à cela. Et par la force de cette Shakti, elle a dévoré le monde, comme nos tapaswins [ascètes] de jadis dont le pouvoir terrifiait même les dieux et les tenait dans l'inquiétude et la soumission. On dit que l'Europe court à sa perte. Je ne le pense pas. Toutes ces révolutions et ces bouleversements sont les conditions préliminaires d'une création nouvelle.
Maintenant, regarde l'Inde. À part quelques géants solitaires, on trouve partout notre « homme simple », c'est-à-dire l'homme moyen qui ne veut pas et ne peut pas penser, qui n'a pas la moindre Shakti sauf une excitation temporaire. Dans l'Inde, on veut la pensée simple, le mot facile. En Europe, on veut la pensée profonde, le mot profond. Là-bas, même l'ouvrier ordinaire ou l'artisan pense, veut savoir, ne se satisfait pas de choses superficielles, il veut aller derrière les choses. Pourtant, il y a une différence: la force et la pensée de l'Europe recèlent une limitation fatale. Quand elle pénètre dans le domaine spirituel, son pouvoir de pensée ne peut plus se mouvoir. Là, l'Europe ne voit que des énigmes, des métaphysiques nébuleuses, des hallucinations yoguiques. Ils se frottent les yeux comme dans un nuage de fumée et n'arrivent pas à voir clair. Cependant, en Europe, on commence à faire quelque effort pour surmonter même cette limitation. Nous, nous avons déjà le sens spirituel – nous le devons à nos ancêtres – et quiconque possède ce sens tient à sa disposition une telle Connaissance et une telle Shakti que d'un souffle il pourrait balayer toute cette force prodigieuse de l'Europe comme un fétu de paille. Mais pour obtenir cette Shakti, il faut être un adorateur de la Shakti. Nous ne sommes pas des adorateurs de la Shakti: nous sommes des adorateurs de la voie facile. Mais la Shakti ne peut s'obtenir par la voie facile. Nos ancêtres ont plongé dans un océan de vastes pensées, ils ont acquis une immense Connaissance et édifié une puissante civilisation. Chemin faisant, la fatigue et la lassitude se sont abattues sur eux. La force de pensée a diminué; avec elle, le puissant courant de la Shakti. Notre civilisation est devenue un achalâyatan [une prison], notre religion une bigoterie de pratiques extérieures, notre spiritualité une lueur confuse ou une vague passagère d'ivresse religieuse. Tant que cela dure, toute résurrection permanente de l'Inde est improbable.
Au Bengale, cette faiblesse atteint son paroxysme. Le Bengali a une intelligence vive, de la sensibilité et de l'intuition. Ces qualités se sont davantage développées chez lui que dans le reste de l'Inde. Toutes sont nécessaires, mais elles ne sont pas suffisantes. Si, à cela, on ajoutait la profondeur de pensée, la force tranquille, le courage héroïque, la capacité et la joie d'un travail régulier, le Bengali pourrait être un chef, non seulement de l'Inde mais de l'humanité. Mais il ne le désire pas, il veut tout obtenir facilement: la connaissance sans l'effort de penser, les fruits sans le labeur, la siddhi [réalisation] après une sâdhanâ [pratique] facile. Sa ressource, c'est l'excitation du mental émotif. Mais l'excès d'émotion sans la connaissance est le symptôme même de la maladie. Cela aboutit finalement à la fatigue et à l'inertie. Le pays a constamment et progressivement décliné. Le pouvoir de vie a décru. À quoi le Bengali est-il arrivé dans son propre pays ? Il ne gagne pas assez pour se nourrir et s'habiller, ce ne sont que lamentations de tous côtés; sa richesse, ses affaires, son commerce, ses terres, son agriculture même passent aux mains des autres. Nous avons abandonné la sâdhanâ de la Shakti, et la Shakti nous a abandonnés. Nous faisons la sâdhanâ de l'Amour, mais quand il n'y a ni Connaissance ni Shakti, l'amour ne peut pas demeurer, l'étroitesse et la mesquinerie prennent la place, et dans un mental étroit et mesquin il n'y a pas de place pour l'amour. Où est l'amour au Bengale ? Il y a plus de querelles, de jalousies, d'antipathies mutuelles, d'incompréhensions et de factions que partout ailleurs, même en cette Inde si affligée par la division.
À l'époque héroïque et noble du peuple aryen4, il n'y avait pas tant de bruit, de cris et de gesticulations, mais leurs entreprises restaient inébranlables pendant des siècles. Les entreprises des Bengalis ne durent qu'un jour ou deux.
Tu dis qu'il faut un fol enthousiasme et remplir le pays d'excitation émotive. Au temps du Swadeshi [lutte pour l'indépendance, boycott des produits anglais], nous avons eu tout cela dans le domaine politique, mais ce que nous avons fait est maintenant tombé en poussière. Y aura-t-il un meilleur résultat dans le domaine spirituel ? Je ne dis pas qu'il n'y ait pas eu de résultat. Il y en a eu. Tout mouvement produit un résultat, mais c'est surtout de l'ordre d'un accroissement des potentialités. Mais ce n'est pas la bonne méthode pour réaliser la chose stablement. Par conséquent je ne veux plus prendre pour base l'excitation émotive ni quelque ivresse du mental. Je veux fonder le yoga sur une vaste et puissante équanimité. Sur cette égalité, je veux que s'établisse une Shakti complète, ferme, inébranlable, dans l'organisme et dans tous ses mouvements. Je veux une large manifestation de la lumière de la Connaissance au sein d'un océan de Shakti. Et je veux, dans cette lumineuse immensité, la tranquille extase de l'amour, de la félicité et de l'unité infinis. Je ne veux pas avoir des centaines de milliers de disciples. Si je puis trouver une centaine d'hommes complets, purifiés du petit égoïsme, et qui seront les instruments de Dieu, ce sera suffisant. Je n'ai aucune foi en le vieux métier de gourou. Je ne veux pas être un gourou. Si quelqu'un éveille et manifeste de l'intérieur sa divinité endormie et s'il arrive à la vie divine, que ce soit par mon contact ou celui de quiconque, c'est tout ce que je veux. Ce sont ces hommes-là qui relèveront le pays.
Ne t'imagine pas, d'après ce discours, que je désespère de l'avenir du Bengale. Moi aussi, comme ils le disent, j'ai l'espoir qu'une grande lumière se manifestera cette fois au Bengale. Mais j'ai essayé de montrer le revers de la médaille, où est la faille, l'erreur, la déficience. Si cela persiste, la lumière ne sera pas une grande lumière et elle ne sera pas permanente.
La raison de cette lettre extraordinairement longue est que, moi aussi, je boucle mon sac. Mais je crois que ce sac-là sera comme le filet de Saint-Pierre, plein à craquer des seules captures de l'Infini. Je ne vais pas ouvrir mon sac maintenant. Si je le faisais avant le temps, tout s'échapperait. Je n'ai pas non plus l'intention d'aller au Bengale pour le moment, non pas parce que le Bengale n'est pas prêt mais parce que moi, je ne suis pas prêt. Un homme insuffisamment mûr parmi des hommes insuffisamment mûrs, quel travail peut-il faire ?



Ton Sejdâ


Sri Aurobindo



1.Vishnu Bhaskar Lélé, un gourou tantrique rencontré par Sri Aurobindo en 1908 et qui lui donna la réalisation du silence mental et du Nirvana.
2. Râma, l'avatar divin qui a tué le démon Râvana avec l'aide des singes, dont Hanoumân.
3. Achalâyatana: lieu où tout est réglementé dans les moindres détails.
4. Aux temps védiques.
5. Sejdâ: frère aîné.

Pour atteindre le but que se propose notre yoga


Srî Aurobindo « The Yoga and its object »
— [Pour atteindre le but que se propose notre yoga] les pratiques du Hatha-Yoga et du Râja-Yoga ne suffisent pas ; même le Trimârga ne sera pas utile ; il nous faut aller plus haut et recourir à l’Adhyâtma-Yoga. Le principe de ce yoga est, en ce qui concerne la connaissance, réaliser que tout ce que nous voyons, et aussi ce que nous ne voyons pas mais dont nous avons conscience (hommes, objets, nous-même, les événements, les Dieux, les titans, les anges) sont un Brahman divin unique, et en ce qui concerne l'action et l'attitude, se donner totalement au Parâtpara Purusha, la personnalité transcendante, infi­nie et universelle qui est à la fois personnelle et imperson­nelle, finie et infinie, illimitable et se limitant elle-même, et qui informe de Son être non seulement les Dieux là-haut, mais aussi l'homme et le ver et la motte de terre.
L'abandon doit être complet. Rien ne doit être réservé, nul désir, nulle exigence, nulle opinion, nul avis que ceci doit être et que cela ne doit pas être, que ceci devrait être et que cela ne devrait pas être ; tout doit être donné. Le coeur doit être purifié de tout désir et l'intellect de toute volonté ; il faut renoncer à toute dualité ; le monde en­tier, perçu ou non perçu, doit être reconnu comme une unique et suprême expression de la Sagesse, la Puissance et la Félicité qui nous restent celées ; l'être tout entier doit s'abandonner, aussi passif qu'une locomotive entre les mains du mécanicien, pour que l'Amour-Puissance ­parfaite Intelligence puisse faire son travail et accomplir sa divine lîlâ ; l'ahamkâra doit s'effacer pour que nous puissions jouir — comme Dieu veut que finalement nous en jouissons — de la parfaite béatitude, de la connaissance et du calme parfaits, et aussi de la parfaite activité de l'existence divine.
Lorsque cette attitude de parfait don de soi peut être installée, même imparfaitement, il s'ensuit inévitablement qu'aucun Kriya-Yoga n'est plus nécessaire. En effet, c'est Dieu Lui-même, en nous, qui devient le sâdhak et le siddha ; Son pouvoir divin oeuvre en nous, non pas par nos processus artificiels, mais par un jeu de la Nature qui est parfaitement informé, qui discerne tout et dont l'effi­cacité est infaillible. Même le samyama râja-yoguique le plus puissant, le prânâyâma le plus développé, la médita­tion la plus acharnée, la bhakti la plus extatique, l'action la plus désintéressée, si puissants et efficaces qu'ils soient, n'apportent que des résultats relativement faibles par comparaison avec ce que produit cette intervention suprê­me, car tous sont limités dans une certaine mesure par nos propres capacités, tandis que le pouvoir de cette inter­vention est illimitable puisqu'il s'agit de la capacité de Dieu. Elle n'est limitée que par Sa volonté, qui sait ce qui vaut mieux pour le monde et pour chacun de nous, dans le monde et sans rapports avec le monde.
Dans ce yoga, ce qu'il faut d'abord, c'est le sankalpa (détermination) de l’âtmasamarpana (consécration de soi). De tout votre cœur et de toute vo­tre force, mettez-vous entre les mains de Dieu. Ne posez pas de conditions, ne demandez rien, pas même la siddhi (perfection) dans le yoga, rien du tout excepté qu'en vous et par vous Sa volonté puisse s'accomplir directement. A ceux qui lui demandent, Dieu donne ce qu'ils demandent, mais à ceux qui se donnent et ne demandent rien, Dieu donne tout ce qu'autrement ils auraient pu demander ou dont ils au­raient pu avoir besoin, et en plus Il Se donne Lui-même, avec les bienfaits spontanés de Son amour.
Ensuite il faut se tenir à l'écart et observer en soi le jeu de la Puissance divine. Ce jeu s'accompagne souvent de troubles dans le système, et c'est pourquoi il faut avoir la foi — bien qu'il ne soit pas toujours possible d'avoir tout de suite une foi parfaite. En effet, toute impureté qui peut exister en vous, qu'elle soit ouvertement chérie ou secrètement tapie, a des chances de s'élever pour commen­cer et de recommencer jusqu'à ce qu'elle soit totalement balayée ; et à notre époque le doute est une impureté presque universellement répandue. Même lorsque le doute vous assaille, tenez-vous à l'écart et attendez qu'il passe, en profitant si possible de la satsanga (communion avec les bons) de ceux qui sont déjà avancés sur la voie, mais quand vous n'en disposez pas, accrochez-vous fermement au principe du yoga, c'est- à-dire au don de soi.
En cas de découragement intérieur ou d'attaque extérieure, rappelez-vous les paroles de la Gîtâ : « Si tu t'abandonnes à Moi dans ton cœur et ta pensée, par Ma grâce tu traverseras toutes les difficultés et tous les périls.» Et aussi : « Renonce à tous les dharmas (toute loi, toute règle, toute coutume, tout code, qu'ils provien­nent d'anciennes habitudes ou croyances ou qu'ils t'aient été imposés de l'extérieur) et prends refuge en Moi seul ; Je te délivrerai de tout péché et de tout mal, ne t'afflige pas. » Et aussi : « Je te délivrerai ». Vous n'avez pas à vous inquiéter ni à lutter vous-même comme si la responsabilité vous incombait ou si le résultat dépendait de vos efforts ; un plus puissant que vous s'en occupe. Ni la maladie ni le désastre, ni la montée en vous du péché ou de l'impureté ne devrait vous causer de soucis. Accrochez-vous seulement à Lui. « Je te délivrerai de tout péché et de tout mal. » Mais cette libération n'arrive pas comme un soudain miracle, elle vient par un processus de purification dont tout cela fait partie. C'est comme la poussière qui s'élève en nuages lorsqu'on balaie une pièce qui ne l'a pas été depuis longtemps. La poussière semble devoir vous asphyxier, mais tenez bon, mâ suchah.
Pour vous tenir à l'écart, il vous faut savoir que vous êtes le Purusha qui se borne à observer, qui laisse Dieu agir, qui s'accroche à l'âdhâra et jouit des fruits que Dieu lui octroie. Le travail est fait par Dieu en tant que Shakti, par Kâlî, et par elle il est offert en yajna (sacrifice) à Shrî Krishna. Vous êtes le yajamâna (celui qui célèbre le sacrifice) qui veille au sacrifice et dont la présence est nécessaire à tous les gestes du sacrifice, qui en savoure aussi les résultats.
Cette séparation d'avec vous-même, ce renoncement au kartritva-abhimâna (l'idée que vous êtes l'auteur de l'action) est plus facile si vous savez ce qu'est l'âdhâra (L'ensemble des cinq fourreaux formés par les cinq principes qui constituent l'être physique, vital, mental, supramental et spirituel).
Les différents éléments en ont été brièvement décrits dans «Yogic Sadhan», mais l'on n'y a expliqué que la partie de l'âdhâra qui est actuellement jâgrata (Conscient à l'état de veille), c'est-à-dire le corps, le prâna (La force vitale) et le quadruple mental (chitta, manas, buddhi et ahamkâra). Au-dessus de la buddhi, qui est la fonction la plus haute du mental, se trouve la buddhi supérieure ou vijnâna, le siège du satya-dharma, vérité de connaissance, vérité de bhâva (Etat ou sentiment subjectif), vérité d'action, et au-dessus de cette faculté idéale est situé l'ânanda ou félicité cosmique, dans laquelle demeure ce qui en vous est divin. C'est de cet ânanda et de ce vijnâna que parlait le Christ comme le Royaume de Dieu qui est en vous.
Actuellement nous sommes éveillés (jâgrata) dans les mouvements inférieurs, mais nous sommes profondément endormis (sushupta) dans le vijnâna et l'ânanda. Il nous faut éveiller en nous ces niveaux de conscience. Leur éveil et leur activité sans mélange sont la siddhi du yoga. En effet, lorsque cela se produit, nous arrivons à l'état que la Gîtâ appelle demeurer en Dieu, cet état dont parle Shrî Krishna lorsqu'il dit : mayi nivasishyasyeva (en vérité tu demeureras en Moi). Une fois qu'on est parvenu à cet état, on est libre et béni, et l'on a tout ce que nous nous efforçons d'atteindre.
Dans le yoga, le troisième processus consiste à percevoir toutes choses comme étant Dieu. En règle générale, dans ce processus cognitif, on commence par voir, imprégnant tout l'espace et tout le temps, une existence divine imper­sonnelle unique, le Sad-âtman, sans mouvement ni dis­tinction ni caractère distinctif, shântam alakshanam, dans lequel tous noms et toutes formes semblent n'avoir qu'une réalité fort douteuse ou très mineure. Dans cette réalisation, l'Un semble être la seule réalité et tout le reste Mâyâ, une illusion inexplicable et sans objet. Mais ensuite, si l'on ne s'arrête pas là, et si l'on ne se contente pas de cette réalisation impersonnelle, on arrive à voir ce même Atman non seulement comme contenant et soutenant toutes choses créées, mais les informant et les emplissant, et finalement on arrive à comprendre que même les noms et les formes sont Brahman. On peut alors vivre plus ou moins dans cette connaissance qui, selon les Upanishads et la Gîtâ, est la règle de la vie on voit le Soi dans tout ce qui existe, et tout ce qui existe dans le Soi, on devient conscient que toutes choses sont Brahman, salvam khalvidam brahma. Mais dans notre yoga la réalisation finale est celle où l'on prend conscience du monde entier comme étant l'expression, le jeu, la lîlâ d'une personnalité divine infinie, lorsqu'on voit en tout non pas le Sad-âtman impersonnel qui est la base de l'existence manifestée — connaissance que d'ailleurs on conserve — mais Shri Krishna qui à la fois est toute existence manifestée ou non manifestée, en est la base et la transcende.

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