Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo SRI AUROBINDO - YOGA INTEGRAL: août 2015

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

Rencontre d'Homère et de Sri Aurobindo

RENCONTRE D'HOMÈRE ET DE SRI AUROBINDO

Germain Gabriel. Rencontre d'Homère et de Sri Aurobindo. In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°1, mars 1973. pp. 113-128.

doi : 10.3406/bude.1973.3219
url : /web/revues/home/prescript/article/bude_0004-5527_1973_num_1_1_3219

L'Artiste intérieur

Le travail de l'artiste occidental traditionnel consiste à reproduire avec rigueur et très minutieusement les formes de la nature physique ; le monde extérieur est son modèle, il doit le garder sous les yeux, réprimant toute tendance à trop s'en écarter, rejetant toute pointe de désir qui lui commanderait d'obéir à un esprit plus secret. Son imagination se soumet au règne du visible, même lorsqu'il y introduit des conceptions qui proviennent d'un autre royaume ; le poids du monde physique ne l'abandonne jamais, et le Voyant du subtil, le créateur des formes mentales, l'Artiste intérieur, le voyageur au regard grand ouvert sur les royaumes plus vastes du psychique, est obligé de soumettre ses inspirations à la loi du Voyant du dehors, à l'esprit qui s'est incarné dans les manifestations de la vie terrestre, dans l'univers matériel. S'il veut animer le visible d'une vision intérieure plus subtile, il ne peut en général, dans sa méthode de travail, dépasser un réalisme imaginatif idéalisé. Et lorsque, pour fuir cette loi contraignante, il est tenté de s'arracher totalement à son carcan, il court le risque de s'égarer dans les méandres intellectuels d'un imaginaire extravagant qui, violant la loi universelle de la juste dis­tinction des formes, roûpabbeda, appartient à la vision de quelque monde intermédiaire de pure fantaisie. Son art a découvert la loi des proportions, le principe de l'agencement et de la perspective, qui préserve l'illusion de la nature physique, et il relie tout son dessin à son dessin à elle, dans un esprit d'obéissance consciencieuse et de fidèle dépendance. Son imagination est la servante ou l'interprète de ses imaginations, c'est en observant sa loi universelle de beauté qu'il trouve son propre secret d'unité et d'harmonie, et sa subjectivité tente de se découvrir elle-même dans la sienne, en sondant de plus près les formes objectives que son esprit créateur a élaborées. Seul l'impressionnisme s'approche avec quelque succès d'un esprit plus intimement subjectif. Si cette école prend toujours comme point de départ la nature et ses modèles, elle tente plutôt d'en restituer l'effet premier, intimement personnel, sur une perception intériorisée, parvenant ainsi à une expression du visible un peu plus intensément psychique. Mais en règle générale, le peintre ne travaille pas du dedans vers le dehors à la manière plus libre (le l'artiste oriental. Son émotion, son intuition artistiques sont ainsi prisonnières du cadre de cette convention artistique; nous n'avons pas affaire à une émotion purement spirituelle ou psychique, mais le plus souvent à une exalta­tion de l'imaginaire suggérée par le spectacle et les choses de la vie, comportant un élément psychique ou un début d'intuition spirituelle que le contact avec l'extérieur a fait naître et qu'il domine. C'est chez lui le pouvoir de l'idée et de l'imagination qui, se sublimant, charme notre sensibilité extérieure, et toute autre forme (le beauté n'est admise que par association. Reproduire fidèlement la nature physique et en donner une interprétation intellectuelle, émotive et esthétique, tel est le devoir de ressemblance auquel il s'astreint, l'étude de la ligne et la projection de la couleur avant pour seule mission d'incarner le flot de cette vision. La méthode consiste à transcrire le monde visible en le transfigurant si besoin est, transmutation qui ne va pas au-delà de ce que le mental esthétique impose à ses matériaux. Au pire une simple illustration, au mieux une interprétation de la vie et de la nature, un effort d'identification aux choses plus profondes, la quête d'une sorte de rapport avec l'esprit qui, investissant les formes, docile, s'y est soumis, pravishya yah pratiroupo babhouva : tel est le principe directeur de cet art (1).

Le point de départ de l'artiste indien se situe à l'autre extrême de cette échelle des valeurs d'expérience qui relient la vie à l'esprit. Toute la force créatrice vient alors d'une vision spirituelle et psychique, à laquelle il convient de donner une prépondérance absolue, l'accent mis sur le physique étant secondaire et toujours délibérément allégé; est écarté tout ce qui ne servirait pas ce projet ou détournerait le mental de la pureté de cette intention. Cette peinture exprime l'âme à travers la vie, mais la vie n'est alors qu'un moyen permettant au spirituel de se manifester, et sa représentation extérieure n'est ni l'objectif premier ni la motivation directe. Cette représentation est réelle, extrêmement vivante et dynamique, mais elle appartient plus à une vie psychique intérieure qu'à la vie physique extérieure. Analysant l'influence indienne sur une célèbre peinture japonaise, un critique très réputé constate que le tempérament indien s'y reconnaît par le trait rare et large du dessin, un certain sens de la vie et du portrait qui évoquent les fresques d'Ajantâ ; mais il nous faut soigneusement étudier ce sens de la vie, l'origine et la finalité de ces figures aux contours fortement appuyés. Le sens donné à la vie, l'approche du caractère sont ici très différents de la splendeur, de l'exubérance vitale, du pouvoir et de la force des personnages que nous trouvons dans une peinture italienne, une fresque de la main de Michel-Ange ou un portrait réalisé par Titien ou le Tintoret. À l'origine, la peinture a pour principal objet d'illustrer la vie et la nature ; cela donne d'ordinaire une reproduction plus ou moins vigoureuse et originale, une oeuvre plus ou moins fidèle traitée sur le mode conventionnel; mais sous les doigts d'un grand artiste, cette discipline s'élève jusqu'à révéler la splendeur et la beauté de ce qui dans la vie séduit les sens, ou la puissance dramatique et l'intérêt captivant que suscitent une personnalité, une émotion, une action. C'est l'approche communément adoptée en Occident, et la majorité des oeuvres d'art

européennes y souscrit ; mais dans l'art indien, ce n'est jamais la motivation principale. Ce qui charme les sens est bien présent, mais raffiné au point de ne devenir qu'un des joyaux, et non le premier, de ce trésor de beauté et de grâce psychiques qui pour l'artiste indien constitue la vraie beauté, lâvanya : en soi anecdotique, l'intérêt dramatique doit se subordonner, car fauteur auteur ne dépeint personnage et action que pour mieux exalter le sentiment spirituel et psychique sous-jacent, bhâva ; sont donc écartées toute insistance, toute prédominance de ce qui est superficiellement dynamique - l'intense pureté de la sensibilité spirituelle, trop extériorisée, se dégraderait au contact brutal des émotions d'une nature physique plus vulgaire. La vie que l'on montre est celle de l'âme et non, sauf en tant que forme et suggestion évocatrices, la vie de l'être vital et du corps. En effet, le second but de l'art, son intention plus noble, est d'arriver, en faisant le portrait de la vie et de la nature, à une interprétation, une révélation intuitive du sens de l'existence, et tel est bien la vocation première de la peinture indienne. En s'appuyant sur les formes que la nature nous propose déjà, cette interprétation peut vouloir s'en servir pour tenter d'évoquer une vérité de l'esprit que la nature lui a d'abord suggérée et vers quoi elle revient pour y trouver support, la démarche consistant alors à relier la forme perçue par l'œil physique à la vérité qu'elle évoque, sans dépasser toutefois les limites que lui impose l'apparence. Ainsi procède l'art occidental, obsédé par l'imitation directe de la nature. Cette conception de la vraisemblance, ou sâdrishya, l'artiste indien la rejette. Il commence du dedans, voit dans son âme la chose qu'il souhaite exprimer ou interpréter, et tente de découvrir la ligne, la couleur, le dessin exacts de son intuition qui, lorsqu'elle se manifeste sur le plan physique, n'est pas une reproduction fidèle et ressemblante de la ligne, de la couleur et du dessin de la nature physique, mais bien plutôt, semble-t-il, une transmutation psychique de l'image naturelle. Ce qu'il peint est en réalité la forme de choses qu'il a vues sur son plan d'expérience psychique, formes d'âme dont le support physique n'est qu'un reflet grossier; leur pureté, leur subtilité révèlent aussitôt ce que le monde visible masque par l'épaisseur de ses enveloppes. Les traits et les couleurs recherchés sont ici les lignes et les nuances psychiques propres à la vision que l'artiste est allé découvrir en lui-même.
Tel est, comme en témoigne chaque détail d'une peinture in­dienne, le postulat de cet art qui conduit à un usage différent des six principes canoniques. La distinction des formes est certes fidèlement observée, sans que, cédant au naturalisme, cela entraîne pour autant une imitation parfaite de l'apparence physique chargée de reproduire avec vraisemblance les formes extérieures du monde où nous vivons. Il ne s'agit pas de restituer exactement ce que nos yeux ont vu ou auraient pu voir en un lieu donné – une scène, un intérieur, une personne qui vit et respire –, afin de rendre ce spectacle émouvant et intelligible à notre perception esthétique. Le résultat obtenu est pourtant extraordinaire de vie, de naturel, de réalisme, mais ce réalisme transgresse l'univers physique, c'est une réalité que l'âme reconnaît aussitôt comme relevant de sa sphère propre, un naturel éclatant de vérité psychique, l'incontestable esprit de la forme dont l'âme se fait le témoin, non le naturel, l'aspect purement extérieur de la forme que contemple l'oeil ordinaire. La vérité, la ressemblance existe conformément au fameux principe de correspondance, ou sâdrishya mais c'est ici la vérité d'une forme essentielle, la ressemblance de l'âme à elle-même, la reproduction d'une incarnation subtile, fondement de l'incarnation physique, le corps délié plus pur et plus fin d'un objet, expression même de sa nature essentielle, swabhâva. La technique adoptée est originale, typique de cette perception intériorisée du mental indien. Les contours, purs et fermes, sont soulignés avec audace et fermeté, l'artiste supprimant catégoriquement tout ce qui pourrait entraver cette audace, cette vigueur, cette pureté, tout ce qui viendrait brouiller et diluer l'intense signification du trait. Lorsqu'il aborde la figure humaine, il minimise, voire même dédaigne tout ce qui, compris dans ses limites, chair, muscle, détail anatomique, suggère la masse ou le relief : il se contente d'accentuer les lignes fortes et subtiles, les formes pures qui donnent à la figure humaine son humanité ; l'essence de l'être humain est là tout entière, la divinité qui, pour se rendre à nous visible, s'est donné ce vêtement de l'esprit, mais non la matérialité physique superflue que l'homme porte comme un fardeau. Ce que nous avons devant nous, ce sont le visage et le corps psychiques idéaux de l'homme et de la femme, dans tout leur charme, toute leur beauté. Le modelé est traité autrement, par agencement de masses apurées, une flexion et un ondoiement coloré du corps, ou bhanga, par une simplicité de contenu qui permet à l'artiste d'imprégner l'ensemble de sa composition du sens de la seule émotion spirituelle, du sentiment, de la suggestion qu'il entend transmettre, de l'intuition qu'il a de ce moment de l'âme, de son expérience vivante. C'est cela, et cela seulement, que la peinture indienne cherche à traduire. Et cela se reconnaît notamment à la place de choix, miraculeusement subtile et suggestive, accordée aux mains pour évoquer cet univers psychique. Notre regard est inévitablement et immédiatement frappé par la manière dont ce jeu des mains prolonge ou complète l'expression du visage et des yeux ; mais plus nous poussons l'examen, plus nous nous apercevons que chaque mouvement du corps, la position de chaque membre, le rapport et le dessin de tous les volumes procèdent de la même émotion psychique. Les détails secondaires les plus importants renforcent encore ce sentiment par une suggestion apparentée ou en introduisant un rappel, une variante, un développement, une mise en relief du motif principal. Animaux, édifices, arbres, objets subissent un même traitement, obéissant tous à cette loi qui charge la ligne de sens et supprime le détail superflu. Dans tout cet art règne une harmonie de conception, de méthode et d'expression hautement inspirée. La couleur s'applique elle aussi à transmettre l'intention spirituelle et psychique, il suffit d'étudier la palette d'une miniature bouddhique pour s'en convaincre. La puissance du trait alliée à la finesse de la suggestion psychique qui anime l'espace délimité par ces contours évocateurs, a engendré cette remarquable union de grandeur et de grâce émouvante, typique de toute l'œuvre d'Ajantâ, puis de celle de la peinture râjpoûte où toutefois, la noblesse de l'œuvre primitive se perd dans la grâce : au dessin ferme et superbe se substitue une ligne évocatrice, souple et vivante, d'une puissante et délicate intensité, mais toujours audacieuse, résolue. C'est cet esprit et cette tradition qui caractérisent toutes les œuvres authentiquement indiennes.

Si, nous en étant bien pénétrés, nous gardons soigneusement à l'esprit ce qui précède dès que nous examinons une peinture indienne, nous chercherons plutôt, avant d'en faire l'éloge ou le procès, à en saisir le génie véritable. Il est bon certes de s'attarder sur ce qui en elle est commun à tout art, mais c'est dans sa réelle originalité qu'il convient de chercher son identité essentielle.

Apprécier la technique et la ferveur du sentiment religieux ne suffit pas non plus; si nous voulons nous identifier totalement au propos de l'artiste, il nous faut appréhender cette intention spirituelle que la technique se contente de véhiculer, cette signification psychique de la ligne et de la couleur, ce quelque chose de plus grand que traduit l'émotion religieuse. Laissons, par exemple, notre regard s'attarder sur le couple mère-enfant en adoration devant le Bouddha, l'un des chefs-d'oeuvre les plus mystérieux, les plus tendres, les plus nobles d'Ajantâ, et nous découvrons bientôt que l'intense sentiment religieux d'adoration que dégage cette composition émouvante n'est qu'une impression générale, un sentiment plutôt superficiel. Quelque chose de plus profond lentement nous sollicite, l'âme de l'humanité pleine d'amour se tournant vers la bienveillance, le calme de l'Ineffable qui s'est fait pour nous accessible et humain grâce à la compassion universelle du Bouddha; et ce que veut signifier ce moment de l'âme que le tableau interprète c'est bien la consécration du mental de l'enfant, symbole de la jeune humanité future qui s'éveille, à cela en quoi l'âme de la mère a déjà appris à fonder et fixer sa joie spirituelle. Les yeux, les sourcils, le visage, le port de la tête chez la femme illustrent parfaitement cette émotion spirituelle faite du souvenir permanent et de la possession d'un psychique libéré, du calme fermement établi que donne l'expérience d'un coeur empli d'une tendresse ineffable, des profondeurs familières où se meut pourtant la merveille de quelque chose d'infini dont l'appel toujours plus loin vous attire; cette émotion pétrit corps et membres et leur confère une densité grave, un équilibre fondamental à leur incarnation, tandis que les mains la prolongent par ce geste maternel de consécration et d'offrande guidant l'enfant vers l'Éternel. La figure plus menue du fils reprend le thème de cette rencontre de l'humain avec l'éternel, en y apportant une variante à la fois subtile et précise – le sourire joyeux et enfantin de l'éveil, qui pressent mais ne possède pas encore les profondeurs à venir, les mains disposées pour recevoir et garder, le corps aux courbes et inflexions nonchalantes en parfaite harmonie avec cette intention. Ils se sont tous deux oubliés eux-mêmes et semblent presque s'oublier l'un l'autre, ou se confondre en cela qu'ils adorent et contemplent, et pourtant ces mains unissent la mère et l'enfant dans un acte et un sentiment communs, grâce à ce geste simultané de possession maternelle et d'offrande spirituelle. Les deux figures, nettement différenciées, possèdent cependant en chaque point le même rythme. Et c'est en cela que consiste la méthode parfaite de l'art classique en Inde, cette simplicité dans la grandeur et la puissance, cette plénitude de l'expression acquise par la réserve, le dépouillement, la concentration. Une telle perfection permit à l'art bouddhique de devenir non seulement une illustration du sacré, une traduction de sa pensée et de son sentiment religieux, le véhicule de son histoire et de ses légendes, mais une interprétation lumineuse révélant le sens spirituel du bouddhisme, son message le plus secret pour l'âme de l'Inde.

Comprendre ceci – car c'est toujours cette intention plus pro­fonde que nous devons chercher à saisir d'abord et avant tout –c'est comprendre pourquoi les tableaux d'après nature sent traités si différemment en Inde et en Occident. Par exemple, un portrait exécuté par un grand peintre européen exprimera l'âme avec une puissance souveraine en révélant le caractère, les vertus, les pouvoirs et les passions maîtresses, les sentiments et le tempérament dominant, bref l'aspect dynamique des capacités mentales et vitales (le l'être humain ; l'artiste indien, pour sa part, atténuant les signes de ce dynamisme extériorisé, n'en retiendra que ce qui sert à faire ressortir ou à moduler quelque chose qui appartient plutôt à la texture de l'âme subtile, quelque chose de plus statique et de plus impersonnel dont notre personnalité est à la fois le masque et le révélateur. L'art du portrait en Inde culmine dès qu'il atteint à ce moment de l'esprit exprimant avec pureté la permanence d'une qualité d'âme très subtile. Et de façon plus générale, ceci s'applique aussi à ce génie du portrait, typique, dit-on, de l'œuvre d'Ajantâ. Une peinture indienne cherchant à communiquer, par exemple, un sentiment reli­gieux centré sur un incident majeur, montrera comment la diversité d'expression des visages contribue à souligner l'essence spirituelle universelle de l'émotion modifiée chez chacun par le type d'âme auquel il appartient, telles les différentes vagues d'une seule et même mer ; évitant toutes les complexités d'un effet dramatique exagéré, on évoquera sans insistance excessive l'originalité de chaque sentiment pour suggérer la diversité sans nuire toutefois à l'unité de l'émotion fondamentale. Dans ces peintures, la vie, simple décor, ne doit pas nous voiler, quelque éclatante qu'elle soit, le but secret poursuivi ; cela s'applique tout particulièrement aux productions plus récentes qui, privées de la grandeur des œuvres classiques, abandonnant la diction grave et superbe d'autrefois, glissent vers le lyrisme des émotions, la représentation vibrante et minutieuse du mouvement de la vie, une sensibilité populaire plus naïve. On reproche quelquefois à cet art récent son manque d'inspiration, son absence de puissance décisive dans la pensée et l'émotion, d'originalité dans l'inspiration créatrice; pourtant seule une perte de puissance et de précision dans la transmission psychique opérant la liaison entre le mouvement de la vie et la motivation intérieure la plus secrète le distingue réellement des productions d'Ajantâ ; s'aventurant hors de l'âme, la pensée et la perception psychiques se projettent davantage dans le mouvement extérieur, mais le propos de l'âme reste malgré tout présent, c'est lui d'ailleurs qui crée la véritable atmosphère; oublions-le et le sens véritable du tableau nous échappe. Dans un contexte sacré bien évidemment mais aussi et encore dans un contexte profane, l'intention spirituelle, la suggestion psychique dominent. À Ajantâ, elles sont primordiales, et les ignorer, c'est s'exposer à de sérieuses erreurs d'interprétation. C'est ainsi qu'un critique averti et plein de bienveillance, dans son commentaire sur la fresque représentant le Grand Renoncement, fait d'abord remarquer fort justement que cette oeuvre majeure excelle à exprimer la douleur et un sentiment de profonde pitié ; cherchant ce qu'une imagination occidentale mettrait tout naturellement dans un tel sujet, il évoque alors le poids de cette tragique décision, l'amertume qu'il y a d'avoir à renoncer à une vie de félicité, doublée de l'attente pleine d'espoir d'un avenir bienheureux : voilà qui est se méprendre singulièrement sur les raisons qui poussent le mental indien à préférer l'éternel à l'éphémère, et c'est se tromper sur la finalité de son art en substituant une émotion vitale à une émotion spirituelle. Ce qui est concentré dans les yeux et sur les lèvres du Bouddha, ce n'est nullement sa douleur personnelle mais la douleur de tous les hommes, non un apitoiement sur soi mais une compassion poignante pour le monde entier, non le regret d'une vie de félicité domestique mais le sentiment affligeant de l'irréalité du bonheur humain ; et cette attente pleine d'espoir n'est certes pas celle d'un bonheur terrestre à venir, mais l'attente d'une issue spirituelle, la quête anxieuse qui a trouvé sa libération – prévue déjà par l'esprit caché, d'où le calme immense et la retenue qui sous-tendent la douleur – dans la vraie félicité du Nirvâna. Voilà qui illustre bien toute la différence entre deux conceptions de l'imagination : d'une part l'art européen qui privilégie une représentation mentale, vitale, physique, de l'autre l'art indien qui insiste sur une perception spirituelle, moins puissamment et immédiatement tangible.

Ainsi se définit cet art typiquement indien, tels en sont la tradition et l'esprit constants. Aussi a-t-on pu se demander si la peinture moghole méritait d'en faire partie, si elle avait quoi que ce soit de commun avec cette tradition, si elle n'était pas plutôt un phénomène exotique importée de Perse. Les oeuvres d'art de l'Orient sont presque toutes parentes, dans la mesure où chez chacune la loi subtile du psychique pénètre et le plus souvent gouverne la perception physique; la ligne et la signification psychiques donnent l'allure caractéristique, elles sont au coeur de la science décorative, et, dans les réalisations les plus nobles, inspirent le mobile principal. Mais il existe une différence entre la manifestation psychique chez les Perses, imprégnée de la magie des mondes intermédiaires, et celle de l'Inde, qui se borne à transmettre la vision spirituelle. Le style indo-persan appartient incontestablement à la première catégorie et de ce fait n'est pas authentiquement indien. Toutefois, l'école moghole n'est pas, un exo­tisme, il s'agit plutôt du mariage des deux mentalités : si l'artiste s'appuie bien sur une manière d'extériorisation – toute différente du naturalisme occidental –, un esprit profane et certains éléments prédominants à caractère plus illustratif qu'interpretatif, là encore triomphe cette même note essentielle et régénératrice, montrant qu'ici, comme dans l'architecture, le mental indien a fait sienne la mentalité de l'envahisseur, et, nouvelle étape dans la continuité spirituelle d'un accomplissement qui débuta dès la préhistoire pour ne s'achever qu'au déclin général de la culture indienne, s'en est servi pour développer une expression plus extériorisée de son propre génie. La peinture. dernière à sombrer, a également été la première discipline artistique se relever de ce naufrage, rallumant ainsi les feux de l'aurore quant s'annonce le jour d'un nouveau cycle; de création.

Il est inutile de s'étendre sur les arts décoratif de l'Inde ni sur son artisanat, leur excellence n'ayant jamais été contestée. Le sens de la beauté que leur diffusion implique confirme à lui seul la valeur et la solidité d'une culture nationale. À cet égard, la culture indienne ne craint pas la comparaison : si la préoccupation esthétique y tient une moindre place qu'au Japon, c'est que l'Inde lui a préféré la nécessité spirituelle, donnant à tout le reste un rôle subalterne, simple moyen au service de la croissance spirituelle d'un peuple. Tenant le premier rang dans ces trois grandes disciplines artistiques comme en toute chose de l'esprit, sa civilisation est la preuve que l'aspiration spirituelle, loin de stériliser les autres activités comme on l'a vainement supposé, se révèle au contraire une force puissante capable de développer les multiples aspects d'une humanité intégrale.



 (1). Tout ceci ne s'applique plus à une grande partie des œuvres les plus éminentes de l'art européen contemporain.

 Sri Aurobindo, Les fondements de la culture indienne — L'art indien —

Anniversaire de la naissance de l'Inde libre


(Extrait du Message de Sri Aurobindo à l'occasion de l'indépendance de l'Inde)

Le 15 août 1947


Le 15 août 1947, anniversaire de la naissance de l'Inde libre. C'est pour elle la fin d'une vieille ère, le commencement d'un nouvel âge. Mais nous pouvons aussi en faire, par notre vie et nos actes de nation libre, une date importante pour l'ouverture d'un âge nouveau dans le monde entier et pour l'avenir politique, social, culturel et spirituel de l'humanité.

Le 15 août est mon propre anniversaire et, naturellement, je me réjouis que cette date ait pris ce vaste sens. Cette coïncidence n'est pas pour moi un accident fortuit; je la prends comme le sceau et la sanction de la Force Divine qui guide mes pas dans le travail avec lequel j'ai commencé cette vie, et comme le commencement de sa complète fructification. En effet, en ce jour, je peux voir presque tous les mouvements mondiaux que j'espérais se voir réaliser dans ma vie arriver à leur fructification ou en voie d'accomplissement, bien qu'à l'époque ils semblaient un rêve irréalisable. Dans tous ces mouvements, l'Inde libre peut jouer un rôle important et prendre une position de premier plan.

Le premier de ces rêves était un mouvement révolutionnaire qui créerait une Inde libre et unie. L'Inde est libre aujourd'hui, mais elle n'est pas parvenue à l'unité... La vieille division religieuse entre Hindous et Musulmans semble s'être durcie maintenant en une division politique permanente du pays. Il faut espérer que ce fait établi ne sera pas accepté comme établi pour toujours ou comme autre chose qu'un expédient temporaire. Car, s'il dure, l'Inde risque d'être sérieusement affaiblie, mutilée même: les troubles civils resteront toujours possibles, possible même une nouvelle invasion et une conquête étrangère. Le développement interne de l'Inde et sa prospérité risquent d'être entravés, sa position parmi les nations affaiblie, sa destinée compromise ou même frustrée. Ceci ne doit pas être – la partition doit disparaître...


Sri Aurobindo

L'artiste indien

L'artiste indien vivait dans la lumière d'une inspiration qui lui commandait de tendre vers un but supérieur; sa méthode jaillissait de ces hautes sources et servait ce dessein à l'exclusion de toute autre impulsion plus terrestrement sensuelle ou superficiellement imagi­native. Les six composantes de son art, les shadanga, s'appliquent à toute création utilisant la ligne et la couleur puisque les arts plastiques majeurs partout obéissent aux mêmes lois. Ces principes nécessaires sont la distinction des formes, roûpabheda ; la proportion, l'agence­ment des lignes et des masses, le dessin, l'harmonie, la perspective, pramâna; l'émotion ou le sentiment esthétique suscité par la forme, bhâva ; la recherche d'une beauté et d'un charme satisfaisant l'esprit esthétique, lâvanya ; la vérité et le pouvoir de suggestion de la forme, sâdrishya; la disposition, la combinaison, l'harmonie des couleurs, varnikâbhanga ; tels sont les éléments essentiels auxquels, en dernière analyse, se réduit toute oeuvre d'art réussie. Mais c'est la combinaison savante de chacune de ces composantes qui valorise l'intention et l'effet de la technique, de même que l'origine et le caractère de la vision intérieure guidant la main lorsqu'elle associe ces éléments garantissent le succès spirituel de l'œuvre accomplie; or, le caractère unique de la peinture indienne, le charme particulier de l'art d'Ajantâ, jaillissent de la remarquable orientation intérieure, spirituelle, psy­chique, que le génie pénétrant de la culture indienne a su donner à la conception et à la méthode artistiques. Pas plus que l'architecture ou la sculpture indiennes, la peinture ne pouvait se soustraire à ce mobile envoûtant, à cette atmosphère de transmutation, à cette obsession manifeste ou subtile d'une perception mentale étrangement ou secrètement modifiée – l'œil qui a appris à voir, non comme tout un chacun avec le seul regard extérieur, mais en faisant communier en permanence les facultés intellectuelles et la vision intérieure avec le moi derrière le mental comme avec l'esprit pour lequel les formes ne sont qu'un voile transparent ou une discrète suggestion (le sa haute splendeur. La beauté et la puissance des formes, la majesté du trait, la richesse des couleurs, l'élégance de cette peinture sont trop évidentes, trop criantes pour être ignorées, ce charme (lu psychique trouvant d'ordinaire un écho chez tout être sensible et cultivé; en outre, le peintre, contrairement au sculpteur, s'écarte avec moins de véhémence, moins d'intensité de la norme physique extérieure; restant fidèle aux exigences de son art il est, à juste titre, moins dédaigneux de la beauté et de la grâce formelles ; c'est pourquoi l'intellect occidental tend à faire plus de cas de la peinture indienne et, faute de l'apprécier vraiment, lui modère ses critiques. Elle ne provoque pas chez lui la même totale incompréhension, ni les mêmes violents malentendus, voire la même répulsion que l'œuvre sculptée. Et pourtant, il est clair que quelque chose semble lui échapper, obscurcir son jugement, ou n'être qu'imparfaitement compris, et ce quelque chose est précisément cette intention spirituelle plus profonde, qui relègue le sens esthétique et les images immédiatement perçues par l'œil au rang de simples médiateurs. Dans l'ensemble de la production indienne les oeuvres catégorisées moins fortes et moins frappantes manquent à première vue d'inspiration ou d'ima­gination ; cet art est, en conclue-t-on, conventionnel : lorsque l'esprit ne s'impose pas avec vigueur, il passe inaperçu, lui qu'on a déjà du mal à appréhender complètement lorsque la puissance transmise à l'expression est trop grande ou trop directe pour être contestée. La peinture indienne, tout comme l'architecture ou la sculpture, réclame, par-delà la perception physique et psychique, une autre vision, une vision spirituelle d'où l'œuvre procède ; ne pas l'acquérir, au même titre que nous développons le sens esthétique, nous condamne à ne pouvoir apprécier toute la profondeur et la signification de ses réalisations.

Sri Aurobindo, Les fondements de la culture indienne — L'art indien —

— L'art indien —

Du fait de la relative rareté des créations qui nous sont parvenues, l'impression que donne la peinture de l'Inde ancienne, voire même la peinture plus moderne, est moins forte que celle laissée par son architecture ou sa sculpture ; l'on a même supposé à cet art un épanouissement intermittent : après un sommeil de plusieurs siècles, il ne devrait sa renaissance ultérieure qu'aux Moghols et aux artistes hindous ayant subi leur influence. Il s'agit là toutefois d'une vue hâtive que ne peuvent étayer une recherche et une étude plus fouillées des témoignages disponibles. Il s'avère plutôt que la culture indienne a su de très bonne heure parvenir à un développement et à une utilisation savante de la couleur et de la ligne; les périodes de déclin succédant à des phases de renouveau vibrantes d'originalité – alternances obligées du mental collectif humain partout dans le monde –, elle persista néanmoins à employer cette forme d'expression tout au long de sa croissance et de sa grandeur désormais séculaires. Surtout, on ne peut plus nier aujourd'hui l'existence d'une très vieille tradition, d'une inspiration fondamentale et d'une approche esthétique typiquement indiennes, supposant une parenté d'inspiration entre l'art râjpoût le plus récent et le génie des œuvres les plus anciennes qu'illustre à merveille la beauté suprême des peintures rupestres d'Ajantâ.

Le support pictural est malheureusement plus périssable que celui dont disposent tous les autres grands moyens d'expression créatrice, aussi bien peu subsiste des anciens chefs-d'œuvre, mais ce peu témoigne néanmoins de l'immense corpus dont il est le vestige pâlissant. Sur les vingt-neuf grottes que compte Ajantâ, toutes ou presque, dit-on, étaient autrefois ornées de fresques; seize d'entre elles, il y a seulement quarante ans, conservaient encore la trace de peintures primitives, mais aujourd'hui elles ne sont plus que six à pouvoir témoigner de la grandeur de cet art antique, six grottes dont la décoration, victime d'une dégradation rapide, irrésistiblement s'altère, perdant chaque jour davantage la belle et chaude splendeur de ses couleurs originelles. Tous les autres témoignages de cette époque de création intensive, qui durent jadis couvrir le pays tout entier – temples, sanctuaires, résidences d'une élite cultivée, cours et retraites des nobles et des princes –, ont péri ; il ne subsiste, produits d'un génie comparable à celui qui nous valut Ajantâ, que quelques fragments épars : l'abondant décor des grottes de Bagh, des figures de femme dans deux chambres taillées à même le roc à Sigiriya (1). Ces vestiges représentent le travail, discontinu certes, de quelque six ou sept siècles et il ne demeure plus aujourd'hui aucune peinture antérieure au premier siècle de l'ère chrétienne, excepté quelques fresques, abîmées par de maladroites restaurations, datant du siècle précédent ; après le septième siècle, c'est le vide absolu, ce qui à première vue semble indiquer un déclin total de cet art, une interruption, voire une disparition. Heureusement, certaines découvertes tendent à prouver que cette tradition artistique date de plusieurs siècles; des mises à jour plus récentes, d'une facture différente, hors de l'Inde ou aux confins de l'Himâlaya, permettent de remonter jusqu'au douzième siècle, ce qui nous autorise à rattacher cet art à celui des écoles de peinture râjpoûte plus tardives. À l'image de celle de l'architecture et la sculpture, l'histoire de la peinture en Inde, bien que manifestant le génie de la race avec une vigueur inégale, est donc vieille elle aussi d'au moins deux mille ans.

Les créations héritées de l'antiquité sont l'œuvre de peintres bouddhistes, mais la peinture elle-même avait en Inde une origine pré-bouddhique. Les historiens tibétains affirment que tous les artisanats s'inspirent d'une tradition très ancienne, antérieure au Bouddha, et les preuves qui ne cessent de s'accumuler ne font que confirmer cette hypothèse. Au troisième siècle avant l'ère chrétienne, la théorie de cette discipline est, depuis longtemps déjà, solidement établie ; les six principes reconnus essentiels, les shadanga, correspondent en gros aux six canons de l'art chinois énumérés pour la première fois près de mille ans plus tard ; et un très ancien traité datant d'une époque pré-bouddhique expose un certain nombre de règles de l'art en même temps qu'il dresse un catalogue de traditions savantes et précises qui, développées plus tard dans les Shilpasoûtras, conduiront à l'élaboration scientifique de modèles et de techniques traditionnels. La littérature ancienne s'y réfère fréquemment et une telle insistance est impossible à concevoir si la pratique et l'appré­ciation des arts plastiques n'avaient été largement répandues parmi hommes et femmes des classes cultivées ; ces allusions fréquentes, ces digressions émues qui relatent l'enthousiasme suscité par la forme peinte et la beauté de la couleur, cet appel au sens décoratif, ce besoin de solliciter l'émotion esthétique, n'apparaissent pas seulement dans la poésie relativement récente d'un Kâlidâsa, d'un Bhavabhoûti et autres dramaturges classiques, mais aussi dans les pièces populaires plus anciennes de Bhâsa, voire même déjà dans les oeuvres épiques et les livres sacrés des bouddhistes. L'absence de tout exemple de cet art plus primitif encore nous empêche évidemment de dire avec une certitude absolue quels en étaient le caractère fondamental et la finalité secrète, s'il était d'origine sacrée et hiératique ou bien d'inspiration profane. Une hypothèse un peu trop rapidement ac­ceptée veut que cet art ait pris naissance à la cour des rois, au service d'une motivation et d'une inspiration strictement profanes ; si les œuvres héritées des artistes bouddhistes traitent principalement de sujets religieux, ou du moins rattachent des scènes familières de la vie quotidienne aux cérémonies et légendes bouddhiques, la littérature épique ou dramatique, il est vrai, célèbre généralement une peinture plus typiquement esthétique, personnelle, domestique ou civique : portraits, représentations de scènes ou incidents de la vie des princes et autres grands dignitaires, décorations murales de palais ou édifices tant publics que privés. Une inspiration similaire se retrouve d'ailleurs dans les peintures bouddhiques, notamment les portraits des épouses royales du souverain Kashyapa à Sigiriya, la représentation historique d'une ambassade de Perse ou le débarquement de Vijaya à Ceylan. Nous pouvons donc supposer sans craindre de trop nous avancer que, dès son origine, la peinture indienne, tant bouddhique que hindoue, comme plus tard la peinture râjpoûte, avec certes au début plus d'ampleur et une plus antique grandeur, a en gros toujours puisé son inspiration aux mêmes sources : elle voulut être essentiellement une interprétation de la religion, de la culture et de la vie du peuple indien. Une unité constante, une continuité de sens, le maintien d'une tradition essentielle en sont le trait saillant, le ressort primordial. C'est ainsi que les réalisations les plus anciennes d'Ajantâ sont à rapprocher des images bouddhiques les plus primitives, alors que les compositions suivantes s'apparentent aux bas-reliefs sculptés de Java. Force est de constater qu'un même génie, qu'une même tradition animent les styles successifs du décor d'Ajantà, pour se retrouver ensuite à Bagh et à Sigiriya, dans les fresques de Khotan, les enluminures de manuscrits bouddhiques de beaucoup postérieurs, avant de venir nourrir, sous d'autres formes et par d'autres procédés, la peinture râjpoûte. Ce principe d'unité et de continuité va nous permettre de dégager, pour les saisir enfin plus clairement, le but essentiel, la tendance et la finalité intimes, la méthode spirituelle de la peinture indienne, en précisant d'abord ce qui la distingue des productions occidentales, puis la différencie des réalisations artistiques plus familières et ressemblantes des autres pays d'Asie.
 
 1. L'on a depuis découvert, dans certains temples du Sud, d'autres peintures de grande qualité, qui s'apparentent en leur esprit et leur style aux œuvres d'Ajantâ.

Sri Aurobindo, Les fondements de la culture indienne — L'art indien —

L'esprit et l'intention de la peinture indienne

L'esprit et l'intention première de la peinture en Inde sont, dans leur conception centrale et leur puissance visionnaire formatrice, essentiellement identiques à ceux qui inspirèrent le regard de ses sculpteurs. Elle est constamment la projection d'une certaine vision profonde du moi obtenue par immersion en soi-même pour y trouver la signification secrète de la forme et de l'apparence, découvrir le sujet dans le moi le plus profond, attribuer une forme d'âme à cette vision et remodeler le support et la forme naturels pour exprimer leur vérité psychique en donnant au trait un maximum de vigueur et de pureté, et en dotant chaque élément de ce tout artistique indivisible d'une unité de sens et de rythme la plus concentrée possible. Examinons n'importe quel chef-d'œuvre de la peinture indienne, et tel est bien, constaterons-nous, l'objectif de cette démarche que suggère, qu'atteste même la beauté triomphante de ses réalisations. La seule différence entre la peinture et les autres disciplines artistiques provient d'une tendance naturelle, inévitable, vu sa propre forme de sensibilité, à s'attarder avec émotion et complaisance sur ce que l'on pourrait nommer les mouvances de l'âme plutôt que sur ses éternités statiques, à projeter le moi dans la grâce et le mouvement de la vie psychique et vitale (compte tenu de la réserve et de la retenue nécessaires à tout art) plutôt qu'à maintenir la vie dans les stabilités du moi, dans ses qualités et principes éternels, gouna et tattva. C'est cela qui distingue essentiellement l'œuvre sculptée du tableau, différence imposée par leurs domaines respectifs, leurs qualités intrinsèques, les possibilités de leur instrument et de leur langage. Pour s'exprimer, le sculpteur doit toujours choisir des formes statiques ; l'idée de l'esprit se taille pour lui dans la masse et la ligne, se révèle par la permanence de cette stabilité; il peut en alléger le poids certes mais non s'en départir ou s'en écarter ; l'éternité pour lui saisit le temps, le modèle puis le fige dans le génie monumental de la pierre ou du bronze. Le peintre, au contraire, trempant son âme dans la couleur, verse son humeur dans la forme; la forme qu'il utilise possède une liquidité, sa ligne une subtilité de grâce fluide qui lui imposent un langage plus souple et plus sensible. Plus il nous communique cette couleur, ce chatoiement ému de la vie de l'âme, et plus son oeuvre resplendit de beauté, plus elle maîtrise le sens esthétique intérieur et l'ouvre à ce que son art, mieux que tout autre, peut nous offrir : le délice du moi s'extériorisant dans un ravissement sensuel qui jouit spirituellement de la beauté des formes et des radiances colorées de l'existence. La peinture est par définition le plus sensuel de tous les arts. Diviniser cet attrait des sens en se servant de la beauté extérieure la plus intense pour révéler une émotion spirituelle subtile, afin que l'âme et les sens tous deux s'harmonisent en leur richesse la plus profonde et la plus belle, qu'ils s'unissent et formulent ensemble, dans le bonheur d'une parole réconciliée, le sens intime des choses de la vie, telle est la tâche grandiose, la vocation suprême du peintre. La démarche (lu peintre privilégie moins l'austérité de la tapasyâ; chez lui l'expression des choses éternelles et des vérités fondamentales derrière les formes se relâche quelque peu, mais cette détente est compensée par une émouvante richesse de suggestion psychique ou de générosité vitale, un délice qui s'enchante de la beauté du jeu de l'éternel dans les moments de la durée; l'artiste le suspend pour nous, et ces instants de la vie de l'âme se reflétant pour devenir tour à tour homme, créature, incident, scène de la vie, spectacle de la nature, il les dote d'une riche et permanente signification pour notre vision spirituelle. Au regard de l'Esprit qui, dans la manifestation, tantôt dissimule tantôt dévoile les pures intensités du sens de la beauté universelle, l'art du peintre justifie en la faisant sienne cette quête sensuelle du délice; le désir de perfection de la forme et de la couleur dans lequel l'œil se complaît devient alors illumination Je l'être intérieur grâce au pouvoir d'un certain Ânanda de beauté spirituelle.

Sri Aurobindo,  Les fondements de la culture indienne, — L'art indien —

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