Former un ego
mental et vital lié à l'existence du corps, tel a été le premier et grand
labeur de la Vie
cosmique dans son évolution progressive ; c'est le moyen qu'elle a trouvé pour
créer, à partir de la matière, un individu conscient. La dissolution de cet
ego limitatif est la condition essentielle, le moyen nécessaire pour que cette
Vie cosmique puisse elle-même parvenir à sa fructification divine, car c'est de
cette seule façon que l'individu conscient peut trouver son Moi transcendant,
sa vraie Personne. Ce double mouvement de formation puis de dissolution de
l'ego est généralement décrit comme une chute et une rédemption, ou comme une
création et une destruction — la flambée d'une lumière et son extinction, ou
la formation d'un petit moi temporaire et irréel, puis la délivrance en
l'éternelle largeur de notre vrai Moi. En effet, la pensée humaine se partage
entre deux opposés extrêmes : l'un, mondain et pragmatique, considère la
satisfaction du sens de l'ego mental, vital et physique de l'individu ou de la
collectivité comme le but de la vie et ne voit pas plus loin ; tandis que
l'autre, spirituel, philosophique ou religieux, considère la conquête de l'ego
dans l'intérêt de l'âme, de l'esprit ou de quelque ultime entité, comme la
seule chose qui vaille suprêmement d'être accomplie. Mais même dans le camp de
l'ego, deux attitudes divergentes séparent les tenants de la théorie mondaine
ou matérialiste de l'univers. Les uns considèrent l'ego mental comme une
création de notre mentalité qui sera dissoute avec la dissolution du mental, à
la mort du corps —la seule vérité durable est la Nature éternelle et son œuvre dans l'espèce (celle-ci ou un autre) et ce sont ses desseins qui doivent
être poursuivis et non les nôtres. L'accomplissement de l'espèce ou de l'ego
collectif, et non celui de l'individu, telle doit être la règle directrice de
la vie. Les autres, d'une tendance plus vitaliste, considèrent l'ego conscient
comme le suprême accomplissement de la Nature, si éphémère soit-il, et l'ennoblissent en
en faisant un représentant humain de la Volonté d'être, estimant que sa grandeur et sa
satisfaction sont le suprême but de notre existence. Dans les systèmes plus
nombreux qui s'appuient sur une pensée religieuse ou quelque discipline
spirituelle, nous retrouvons une divergence correspondante. Le bouddhiste nie
l'existence d'un moi réel ou ego, il ne reconnaît pas d'Être universel ni
transcendant. L'adwaïtî, de son côté, déclare que l'âme, individuelle en
apparence, n'est pas autre chose que le Moi suprême ou Brahman; son individualité
est une illusion ; se débarrasser de l'existence individuelle est la seule
vraie délivrance. D'autres systèmes, en contradiction formelle avec ce point de
vue, affirment la durée éternelle de l'âme humaine en qui ils voient une base
de la conscience multiple de l'Un au sein de l'Un, ou une entité dépendante
bien que séparée de l'Un, et en tout cas une existence constante, réelle,
impérissable.
Parmi ces
opinions variées et contradictoires, le chercheur de Vérité doit décider par
lui-même quelle sera la
Connaissance valable pour lui. Mais si notre but est une
délivrance spirituelle ou un accomplissement spirituel, il est indispensable de
dépasser ce petit moule de l'ego. L'égoïsme humain et sa satisfaction
n'apportent aucune culmination divine, aucune délivrance divine. Une certaine
purification de l'égoïsme est nécessaire, fût-ce pour le progrès éthique et
l'élévation éthique, ou pour le bien social, la perfection sociale ; elle est
encore plus indispensable pour la paix, la pureté et la joie intérieures. Mais
une délivrance bien plus radicale encore est nécessaire, non seulement de
l'égoïsme mais de l'idée d'ego et du sens de l'ego, si nous voulons élever la
nature humaine à la nature divine. L'expérience montre que, dans la mesure où
nous nous délivrons de l'ego mental et vital et de ses limitations, nous
possédons une vie plus vaste, une existence plus large, une conscience plus
haute, un état d'âme plus heureux, et même une connaissance, un pouvoir, un
champ d'action plus étendus. Même si nous acceptons la philosophie la plus
mondaine et que nous cherchions la plénitude, la perfection et la satisfaction
de l'individu, nous y arriverons beaucoup mieux en trouvant la liberté dans un
moi plus haut et plus large qu'en satisfaisant le petit ego. Il n'est point de
bonheur dans la petitesse de l'être, dit l'Écriture; l'être large apporte le
bonheur. Essentiellement l’ego est une petitesse d'être; il produit une
contraction de la conscience et, par cette contraction, une limitation de la
connaissance, une ignorance paralysante ; il amène un emprisonnement, une
diminution de pouvoir, et, par cette diminution, l'incapacité et la faiblesse;
il crée une scission dans l'unité et, par cette scission, la désharmonie et le
manque de sympathie, d'amour et de compréhension ; il entraîne une inhibition
ou une fragmentation de la joie d'être et, par cette fragmentation, la douleur
et le chagrin. Pour recouvrer ce que nous avons perdu, nous devons nous échapper
des mondes de l'ego. L'ego doit disparaître en l'impersonnalité ou se fondre en
un "je" plus large -il doit se fondre en l'immensité du
"je" cosmique qui contient tous ces « moi » plus petits, ou
en le Transcendant dont le Moi cosmique lui-même n'est qu'une image amoindrie.
Mais ce Moi,
cosmique est spirituel, tant en essence qu'en expérience ; il ne faut pas le
confondre avec quelque existence collective ni quelque âme de groupe, ni avec
la vie et le corps d'une société humaine, ni même avec l'espèce humaine tout
entière. La subordination de l'ego au progrès et au bonheur de l'espèce humaine
est, de nos jours, l'une des idées favorites de la pensée et de l'éthique du
monde ; mais c'est un idéal mental et moral, non un idéal spirituel. Car le
progrès de l'espèce est fait d'une série de vicissitudes mentales, vitales et
physiques constantes ; il n'a pas de contenu spirituel stable et n’offre
aucune base solide à l'âme de l'homme. La conscience de l'humanité collective
est seulement la somme des ego individuels, ou une version plus large et plus
complète de l'ego individuel. Faite de la même substance, coulée dans le même
moule de la nature, elle ne recèle pas une lumière plus grande, pas une
perception d'elle-même plus éternelle, pas une source plus pure de paix, de
joie et de délivrance. Au contraire, elle est encore plus torturée, plus
tourmentée et obscurcie, et certainement plus vague, plus confuse et moins
apte au progrès que l'ego individuel. À cet égard, l'individu est plus grand
que la masse et l'on ne peut pas le sommer de subordonner ses possibilités plus
lumineuses à cette obscure entité. Si la lumière, la paix, la délivrance et une
existence meilleure doivent venir, il faut qu'elles descendent dans l'âme,
qu'elles viennent de quelque chose de plus vaste que l'individu, mais aussi de
quelque chose de plus haut que l'ego collectif. L'altruisme, la philanthropie,
le service de l'humanité sont, en soi, un idéal mental ou moral, non une loi de
la vie spirituelle. Si, au but spirituel, vient s'ajouter une impulsion à
l'abnégation du moi personnel ou à servir l'humanité ou le monde dans son
ensemble, cette impulsion ne vient pas de l'ego ni du sens collectif de
l'espèce, mais de quelque chose de plus occulte et de plus profond qui
transcende l'un et l'autre; car elle se fonde sur le sens du Divin en tout, et
ce n'est pas pour l'amour de l'ego ni de l'espèce qu'elle œuvre, mais pour
l'amour du Divin et de ses desseins en la personne collective, le groupe ou
l'homme en général. C'est cette Source transcendante que nous devons rechercher
et servir, cet être, cette conscience plus vastes ; l'espèce et l'individu sont
seulement des termes mineurs de son existence.
Certes, derrière
l'impulsion pragmatique se cache une vérité qu'une spiritualité exclusive et partiale a
tendance à méconnaître et à nier ou à rabaisser, à savoir que l'individu et
l'univers sont des termes de cet Être plus haut et plus vaste, et donc que
leur accomplissement aussi doit avoir quelque place réelle dans l'Existence
suprême. Derrière eux, il doit y avoir quelque haut dessein de la Sagesse et de la Connaissance suprêmes,
quelque note éternelle de la suprême Félicité ; ils ne peuvent pas avoir été
créés et n'ont pas été créés en vain. Mais la perfection et la satisfaction de
l'humanité, comme celles de l'individu, ne peuvent s'atteindre et se fonder
solidement que sur une vérité et une justice plus éternelles, encore jamais
saisies. Termes mineurs d'une Existence plus grande, ils ne trouveront leur
plénitude que quand ils connaîtront et posséderont ce dont ils sont les termes.
Srî Aurobindo, La Synthèse des Yogas II-Le yoga de la connaissance intégrale-,
Chp. CHAPITRE IX, La délivrance de l'ego, p81 à p84
Traduit de l'Anglais par la Mère.
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