L'esprit et l'intention première de la peinture en Inde sont,
dans leur conception centrale et leur puissance visionnaire formatrice,
essentiellement identiques à ceux qui inspirèrent le regard de ses sculpteurs.
Elle est constamment la projection d'une certaine vision profonde du moi
obtenue par immersion en soi-même pour y trouver la signification secrète de la
forme et de l'apparence, découvrir le sujet dans le moi le plus profond,
attribuer une forme d'âme à cette vision et remodeler le support et la forme
naturels pour exprimer leur vérité psychique en donnant au trait un maximum de
vigueur et de pureté, et en dotant chaque élément de ce tout artistique
indivisible d'une unité de sens et de rythme la plus concentrée possible.
Examinons n'importe quel chef-d'œuvre de la peinture indienne, et tel est bien,
constaterons-nous, l'objectif de cette démarche que suggère, qu'atteste même la
beauté triomphante de ses réalisations. La seule différence entre la peinture
et les autres disciplines artistiques provient d'une tendance naturelle,
inévitable, vu sa propre forme de sensibilité, à s'attarder avec émotion et
complaisance sur ce que l'on pourrait nommer les mouvances de l'âme plutôt que
sur ses éternités statiques, à projeter le moi dans la grâce et le mouvement de
la vie psychique et vitale (compte tenu de la réserve et de la retenue
nécessaires à tout art) plutôt qu'à maintenir la vie dans les stabilités du
moi, dans ses qualités et principes éternels, gouna et tattva. C'est cela qui
distingue essentiellement l'œuvre sculptée du tableau, différence imposée par
leurs domaines respectifs, leurs qualités intrinsèques, les possibilités de
leur instrument et de leur langage. Pour s'exprimer, le sculpteur doit toujours choisir des formes statiques ;
l'idée de l'esprit se taille pour lui dans la masse et la ligne, se révèle par
la permanence de cette stabilité; il peut en alléger le poids certes mais non
s'en départir ou s'en écarter ; l'éternité pour lui saisit le temps, le modèle
puis le fige dans le génie monumental de la pierre ou du bronze. Le peintre, au
contraire, trempant son âme dans la couleur, verse son humeur dans la forme; la
forme qu'il utilise possède une liquidité, sa ligne une subtilité de grâce
fluide qui lui imposent un langage plus souple et plus sensible. Plus il nous
communique cette couleur, ce chatoiement ému de la vie de l'âme, et plus son
oeuvre resplendit de beauté, plus elle maîtrise le sens esthétique intérieur et
l'ouvre à ce que son art, mieux que tout autre, peut nous offrir : le délice du
moi s'extériorisant dans un ravissement sensuel qui jouit spirituellement de la
beauté des formes et des radiances colorées de l'existence. La peinture est par
définition le plus sensuel de tous les arts. Diviniser cet attrait des sens en
se servant de la beauté extérieure la plus intense pour révéler une émotion
spirituelle subtile, afin que l'âme et les sens tous deux s'harmonisent en leur
richesse la plus profonde et la plus belle, qu'ils s'unissent et formulent
ensemble, dans le bonheur d'une parole réconciliée, le sens intime des choses
de la vie, telle est la tâche grandiose, la vocation suprême du peintre. La
démarche (lu peintre privilégie moins l'austérité de la tapasyâ; chez lui
l'expression des choses éternelles et des vérités fondamentales derrière les
formes se relâche quelque peu, mais cette détente est compensée par une
émouvante richesse de suggestion psychique ou de générosité vitale, un délice
qui s'enchante de la beauté du jeu de l'éternel dans les moments de la durée;
l'artiste le suspend pour nous, et ces instants de la vie de l'âme se reflétant
pour devenir tour à tour homme, créature, incident, scène de la vie,
spectacle de la nature, il les dote d'une riche et permanente signification
pour notre vision spirituelle. Au regard de l'Esprit qui, dans la
manifestation, tantôt dissimule tantôt dévoile les pures intensités du sens de
la beauté universelle, l'art du peintre justifie en la faisant sienne cette
quête sensuelle du délice; le désir de perfection de la forme et de la couleur
dans lequel l'œil se complaît devient alors illumination Je l'être intérieur
grâce au pouvoir d'un certain Ânanda de beauté spirituelle.
Sri Aurobindo, Les fondements de la culture indienne, — L'art indien —
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