Tout yoga est par nature une nouvelle
naissance ; c'est sortir de la vie humaine ordinaire — la vie matérielle
mentalisée — et naître à une conscience spirituelle plus haute, à un être plus
vaste et plus divin. Aucun yoga ne peut être entrepris ni poursuivi avec succès
sans un puissant éveil à la nécessité d'une existence spirituelle plus large.
L'âme appelée à ce vaste et profond changement peut arriver par divers chemins
au point de départ initial. Elle peut y parvenir par son propre développement
naturel qui inconsciemment la conduisait à l'éveil; elle peut y arriver sous
l'influence d'une religion ou attirée par une philosophie ; elle peut s'en
approcher par une lente illumination ou y toucher d'un bond par un contact ou
un choc soudains ; elle peut y être poussée ou conduite sous la pression des
circonstances extérieures ou par une nécessité intérieure, par un seul mot qui
rompt les sceaux du mental ou par de longues réflexions, par l'exemple éloigné
de celui qui a parcouru le chemin ou par une influence et un contact
quotidiens. Suivant la nature et les conditions de chacun, l'appel viendra.
Mais de quelque manière qu'il vienne,
l'appel doit être suivi d'une décision du mental et de la volonté, et, par
suite, d'une consécration de soi complète et effective. L'acceptation d'une
nouvelle idée-force spirituelle et une orientation de l'être vers le haut, une
illumination, un retournement ou une conversion dont se saisissent la volonté
et l'aspiration du coeur — tel est l'acte décisif qui contient en germe tous
les résultats que le yoga doit donner. Une idée simplement, ou une recherche
intellectuelle de quelque chose de plus haut, derrière, est inefficace, quelle
que soit l'intensité d'intérêt que le mental y mette, à moins que le coeur ne
s'en saisisse comme de la seule chose désirable, et la volonté, comme de la
seule chose à faire. Car la vérité de l'Esprit n'est pas faite pour être
seulement pensée, mais vécue ; et la vivre exige une détermination unanime de
tout l'être. Un changement aussi grand que celui envisagé par le yoga ne peut
pas s'effectuer par une volonté divisée ni par une petite fraction de notre
énergie ni par un mental hésitant. Celui qui cherche le Divin, doit se consacrer
à Dieu et à Dieu seul.
Si le changement se produit
soudainement et d'une façon décisive, par une influence irrésistible, il n'y a
plus de difficulté essentielle ou durable. Le choix suit la pensée, ou
l'accompagne, et la consécration suit le choix. Les pas sont déjà sur le
chemin, même si tout d'abord ils semblent errer avec incertitude et même si le
chemin n'est vu qu'obscurément, même si la connaissance du but est imparfaite.
L'Instructeur secret, le Guide intérieur est déjà à l'œuvre, bien qu'il ne se
manifeste pas encore peut-être, ou ne soit pas encore apparu en la personne de
son représentant humain. Quelles que soient les difficultés ou les hésitations
qui suivent, elles ne peuvent pas finalement prévaloir contre le pouvoir de
l'expérience qui a changé le cours de la vie. Une fois décisif, l'appel tient;
ce qui est né, ne peut plus être étouffé. Même si la force des circonstances
empêchait un développement régulier ou une consécration pratique et complète dès
le début, le mental a pris le pli et persiste à retourner à sa préoccupation
dominante avec une force toujours accrue. Il y a une persistance inéluctable
dans l'être intérieur, contre laquelle les circonstances sont finalement
impuissantes; aucune faiblesse de notre nature ne peut longtemps être un
obstacle.
Mais tel n'est pas toujours le
commencement. Le sâdhak est souvent conduit graduellement, et la distance est
longue entre le premier tournant du mental et un complet assentiment de notre nature
à l'entreprise vers laquelle nous nous tournons. Tout d'abord, ce n'est
peut-être qu'un vif intérêt intellectuel, une puissante attraction pour l'idée
et quelque forme imparfaite de pratique. Ou peut-être y a-t-il un effort, mais il
n'est pas favorisé par la nature entière; peut-être est-ce une décision ou une orientation
imposée par une influence intellectuelle ou dictée par l'affection et
l'admiration personnelles pour quelqu'un qui lui-même est consacré et dévoué au
Suprême. En ce cas, il se peut qu'une longue période de préparation soit
nécessaire avant que la consécration irrévocable se produise, et il est des
exemples où elle ne se produit pas. Il peut y avoir un certain progrès, il peut
y avoir un grand effort et même une grande purification, beaucoup d'expériences
autres que les expériences centrales ou suprêmes ; mais, ou bien la vie se
passera en préparation, ou bien, après avoir atteint un certain stade et
n'étant pas poussé par une force dynamique suffisante, le mental s'arrêtera
satisfait à la limite de l'effort dont il était capable. Il peut même y avoir un
recul à une vie inférieure — ce qu'en langage yoguique ordinaire on appelle une
chute hors de la voie. Cette défaillance arrive parce qu'il y a un défaut au
centre même. L'intelligence a été intéressée, le coeur a été attiré, la volonté
s'est tendue dans l'effort, mais la nature entière n'a pas été faite captive du
Divin. Elle a seulement acquiescé à l'intérêt, à l'attraction ou à l'entreprise.
Il y a eu une tentative, peut-être même une ardente tentative, mais pas un don
de soi total à un besoin impérieux de l'âme ou à un idéal indéfectible.
Pourtant, même ce très imparfait yoga n'est pas perdu, car aucun effort vers
le haut n'est en vain. Même s'il échoue dans le présent, même s'il n'arrive qu'à
une étape préparatoire, à une réalisation préliminaire, il a cependant
déterminé l'avenir de l'âme.
Mais si nous désirons profiter
pleinement de l'occasion que nous donne cette vie, si nous voulons vraiment
répondre à l'appel que nous avons reçu et atteindre le but que nous avons entrevu
au lieu d'avancer seulement de quelques pas, un don de soi intégral est
essentiel. Le secret du succès dans le yoga est de le considérer non pas comme
l'un des buts à poursuivre dans la vie, mais comme le tout de la vie.
Et puisque l'essence du yoga consiste
à se détourner de la vie ordinaire matérielle et animale telle que la plupart
des hommes la mènent, ou de la manière de vivre plus mentale mais encore
limitée, suivie par le petit nombre, et à se tourner vers une vie spirituelle
plus vaste, vers la voie divine, chaque élément de nos énergies que nous
donnons à l'existence inférieure et dans l'esprit de cette existence, est en
contradiction avec notre but et notre consécration. Par contre, chaque énergie,
chaque activité que nous pouvons divertir de son allégeance aux choses d'en bas
pour la dédier au service d'en haut, est autant de gagné sur notre chemin,
autant de pris aux puissances qui s'opposent à notre progrès. La difficulté de
cette conversion version massive est la cause de tous les faux pas sur le
chemin du yoga. Car notre nature entière et son milieu, notre être personnel et
notre être universel sont tout entiers pleins d'habitudes et d'influences qui s'opposent
à notre nouvelle naissance spirituelle et nous empêchent de nous donner de
tout coeur à l'entreprise. En un sens, nous ne sommes rien autre qu'une masse
complexe d'habitudes mentales, nerveuses et physiques, liées ensemble par
quelques idées maîtresses, quelques désirs, quelques associations —l'amalgame
de beaucoup de petites forces qui se répètent, avec quelques vibrations
majeures.
Sri Aurobindo,
La Synthèse des yogas I -Le yoga des oeuvres, chp. II, La consécration de soi
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