Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo La perspective d’un ordre mondial sain et durable

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

La perspective d’un ordre mondial sain et durable




Au moment où ce livre s’achevait, la première tentative de fondation d’un début hésitant d’ordre mondial nouveau — que les gouvernements et les peuples avaient commencé d’envisager comme une nécessité permanente s’il devait y avoir tant soit peu d’ordre dans le monde — était à l’étude et se débattait, mais n’avait pas encore reçu une forme concrète et pratique (1). Il devait pourtant se faire et, finalement, un début mémorable a eu lieu. Il a pris le nom et l’apparence de ce qui fut appelé la Société des Nations. Sa conception n’était pas heureuse, ni sa formation bien inspirée, et elle ne devait pas avoir une longévité considérable ni une carrière très réussie. Mais le seul fait que l’on ait organisé et lancé une telle entreprise et qu’elle ait continué son chemin pendant un temps sans s’effondrer aussitôt, est en soi un événement d’une importance capitale et marque le point de départ d’une ère nouvelle dans l’histoire du monde ; et surtout, même en cas d’échec, cette initiative ne pouvait pas rester sans suite et elle devait être reprise jusqu’à ce qu’une solution plus heureuse réussisse à sauvegarder l’avenir du genre humain, non seulement contre le désordre continuel et le péril de mort, mais contre des possibilités destructrices qui pourraient aisément préparer l’effondrement de la civilisation et, peut-être même, finalement, quelque chose que nous pourrions appeler le suicide de l’espèce humaine. La Société des Nations a donc disparu, mais elle a été remplacée par l’Organisation des Nations Unies, qui occupe maintenant le premier rang du monde et se débat pour obtenir quelque sorte de permanence solide et de succès dans une formidable entreprise dont dépend l’avenir du monde.

C’est là un événement capital, l’aboutissement crucial et décisif des tendances mondiales mises en branle par la Nature pour arriver à ses fins prédestinées. En dépit des insuffisances constantes de l’effort humain et des faux pas de la mentalité humaine, en dépit même des possibilités adverses qui peuvent contrarier ou retarder, pendant un temps le succès de cette grande aventure, c’est dans cet événement que se trouve la clef de ce qui doit être. Toutes les catastrophes qui ont accompagné le cours de ces événements et qui semblent se produire à dessein pour déjouer les intentions de la Nature, n’ont pas empêché (et même d’autres catastrophes n’empêcheront pas) l’heureuse émergence et le développement d’une entreprise qui est devenue nécessaire au progrès, et peut-être même à l’existence de l’espèce. Deux guerres formidables et dévastatrices ont balayé le globe et ont été accompagnées ou suivies par des révolutions aux conséquences incalculables qui ont modifié la carte politique de la terre et l’équilibre international — l’équilibre autrefois relativement stable des cinq continents —, et changé l’avenir tout entier. Une troisième guerre plus désastreuse encore guette à l’horizon, avec la perspective d’armes et autres moyens scientifiques de destruction d’une efficacité et d’une portée beaucoup plus vastes que tous ceux inventés jusqu’à ce jour, et dont l’usage généralisé pourrait faire crouler la civilisation avec fracas, et les effets aboutir à une sorte d’extermination à grande échelle. Cette constante appréhension pèse sur la pensée des nations, les pousse à de nouveaux préparatifs de guerre et, à défaut de conflit encore, crée une atmosphère d’antagonisme prolongé allant jusqu’à « la guerre froide », comme il est dit, même en temps de paix. Pourtant, les deux guerres passées n’ont pas empêché la formation d’un premier effort considérable, puis d’un deuxième, pour mettre en mouvement une tentative d’union et créer pratiquement un organisme concret, un instrument organisé à cet effet ; au contraire, elles ont plutôt causé et hâté cette création nouvelle. La Société des Nations est une conséquence directe de la première guerre ; l’ONU, de même, une conséquence du deuxième conflit mondial. Si la troisième guerre survient, que beaucoup, sinon la plupart, considèrent comme inévitable, il est probable qu’elle précipitera aussi inévitablement le pas suivant, et peut-être l’aboutissement final de cette grande entreprise mondiale. La Nature se sert de moyens apparemment opposés au but qu’elle poursuit, et dangereux pour lui, afin de faire mûrir ce but. De même que par la pratique de la science spirituelle ou art du yoga, nous soulevons des possibilités psychologiques qui sont présentes dans la nature et qui barrent la route à sa perfection et à sa réalisation spirituelles afin d’éliminer non seulement ces possibilités mais même celles qui sont endormies et qui pourraient peut-être s’éveiller plus tard pour détruire le travail accompli, de même la Nature agit-elle vis-à-vis des forces mondiales qui l’affrontent sur son chemin, non seulement en faisant appel à celles qui l’aideront, mais en provoquant aussi, pour en terminer avec elles, celles qu’elle sait être les obstacles normaux et même inévitables qui ne manqueront pas de se dresser pour entraver sa volonté secrète. On a souvent observé ce processus dans l’histoire de l’humanité ; on en voit aujourd’hui une illustration d’une puissance énorme, proportionnée à l’ampleur de ce qui doit être accompli. Mais toujours, il se révèle que ces résistances ont aidé par leur résistance, beaucoup plus qu’elles n’ont entravé les intentions de la grande Créatrice et de Celui qui la meut.

Nous pouvons donc regarder avec un optimisme légitime ce qui a été accompli jusqu’à présent et la perspective d’autres accomplissements à venir. Cet optimisme ne doit pas nous aveugler sur les aspects indésirables, les tendances périlleuses et les graves possibilités d’interruption du travail ni même de désordre dans le monde humain, qui pourraient ruiner l’œuvre déjà accomplie. Si l’on regarde les conditions pratiques actuelles, on peut même admettre que la plupart des hommes d’aujourd’hui considèrent avec mécontentement les défauts de l’Organisation des Nations Unies, ses erreurs et les mauvaises volontés qui compromettent son existence ; beaucoup éprouvent un pessimisme croissant et mettent en doute la possibilité d’un succès final. Ce pessimisme, il n’est ni nécessaire ni sage de le partager ; pareille attitude psychologique tend à créer ou à rendre possibles les résultats qu’elle prédit, et qui ne sont pas du tout inéluctables. Mais par ailleurs, nous ne devons pas méconnaître le danger. Les chefs de nation qui ont la volonté de réussir et que la postérité tiendra pour responsables de tout échec évitable, doivent être sur leurs gardes contre une politique imprudente ou des erreurs fatales ; les imperfections de l’ONU et de sa constitution doivent être corrigées rapidement ou éliminées lentement et prudemment ; si des oppositions obstinées empêchent les changements nécessaires, il faut les surmonter ou les circonvenir de quelque façon, mais sans briser l’institution ; le perfectionnement de l’institution, même s’il n’est ni facile ni rapide, doit en dépit de tout être entrepris, il faut à tout prix éviter de décevoir l’espoir du monde. Pour l’humanité, il n’est pas d’autre chemin que celui-ci, à moins, certes, que le Pouvoir qui la guide ne lui ouvre une voie plus large par un renversement ou un changement libérateur dans la volonté et dans la nature humaines, ou par un soudain progrès évolutif, un bond difficilement prévisible, saltus, qui apportera une autre solution plus grande à notre destinée humaine.

La conception et la construction premières de ce début d’union mondiale qui a pris la forme de la Société des Nations, recelaient des erreurs de structure, telle l’insistance sur l’unanimité qui tendait à stériliser, limiter ou entraver l’action pratique et l’efficacité de la Société, mais le défaut principal était inhérent à la conception même et à la construction générale de l’organisme, et ce défaut lui-même résultait naturellement et directement de la condition du monde à cette époque. En fait, la Société des Nations était une oligarchie de grandes Puissances, chacune traînant derrière elle une troupe de petits États et se servant du corps général pour favoriser dans toute la mesure du possible sa propre politique beaucoup plus que l’intérêt général et le bien du monde dans son ensemble. Cette caractéristique apparaissait surtout dans le domaine politique où les manœuvres et les discordes, les accommodements et les compromis, inévitables en l’état des choses, ne contribuèrent guère à rendre bienfaisante ni efficace l’action de la Société comme elle se l’était proposé ou l’avait résolu. L’absence de l’Amérique et la position de la Russie avaient naturellement et presque inévitablement contribué à l’insuccès final de cette première entreprise. La constitution de l’ONU a tenté de remédier à ces erreurs, du moins en principe ; mais la tentative n’allait pas suffisamment en profondeur et elle n’a pas tout à fait réussi. Un fort élément d’oligarchie a survécu avec la place prépondérante réservée aux cinq grandes Puissances dans le Conseil de Sécurité et il s’est confirmé par le système du veto ; c’étaient des concessions au sens réaliste, à la nécessité de reconnaître l’état de fait et les résultats de la deuxième grande guerre, et peut-être ne pouvaient-elles pas être évitées, mais elles ont plus fait pour créer la discorde, entraver l’action et diminuer le succès de la nouvelle institution, que tout le reste de sa formation ou que le mode d’action qui lui était imposé par la situation mondiale ou que les difficultés d’un travail combiné, inhérentes à sa structure même. Un effort prématuré ou trop radical pour se débarrasser de ces défauts, pourrait faire crouler tout l’édifice ; mais les laisser sans changement prolonge le malaise, nuit à l’harmonie et au bon fonctionnement, sème le discrédit et l’impression d’une action limitée et avortée, suscite un sentiment général de futilité et le regard de doute que le monde dans son ensemble a commencé de jeter sur cette grande et nécessaire institution qui fut fondée avec des espoirs si hauts et sans laquelle les conditions du monde seraient infiniment pires et plus dangereuses, peut-être même irrémédiables. Une troisième tentative pour substituer à la présente institution un corps différemment constitué, ne serait possible que si celle-ci s’écroulait après une nouvelle catastrophe; si la menace de certains présages ambigus se concrétisait, un nouveau corps pourrait prendre naissance, et peut-être même, cette fois, avec plus de succès étant donné la détermination plus forte et plus générale de ne pas permettre à pareille calamité de se reproduire, mais ce serait après un troisième conflit catastrophique qui pourrait ébranler les fondements de la structure internationale, déjà si précaire et malaisée après deux bouleversements. Cependant, même si cette éventualité se produisait, l’intention qui préside à la marche de la Nature surmonterait probablement les obstacles que celle-ci a elle-même soulevés et les éliminerait peut-être une fois pour toutes. Mais pour cela, il sera nécessaire d’édifier, du moins ultimement, un État mondial véritable, sans exclusions, fondé sur un principe d’égalité exempt de considérations de taille et de puissance. Celles-ci pourraient être autorisées à exercer l’influence qui leur est naturelle dans une harmonie bien organisée des peuples du monde protégés par la loi d’un nouvel ordre international. Une justice sûre, une égalité fondamentale et un accommodement des droits et des intérêts, telles doivent être la loi de cet État mondial et la base de tout son édifice.

En ce deuxième stade du progrès vers l’unité, le vrai danger ne vient pas de failles, même sérieuses, dans la structure de l’Assemblée des Nations Unies, mais de la division des peuples en deux camps qui tendent à se considérer comme des adversaires naturels et sont prêts à tout moment à devenir des ennemis irréconciliables et à déclarer leur coexistence même impossible.

La raison en est que le prétendu communisme de la Russie bolchevique n’est pas né d’une rapide évolution mais d’une révolution d’une longueur et d’une férocité sans précédent, sanguinaire à l’extrême, et qu’il a créé un système d’État autocratique et intolérant fondé sur une guerre des classes où toutes les classes, sauf le prolétariat, ont été écrasées, « liquidées » ; sur une « dictature du prolétariat », ou plutôt d’un parti restreint mais tout-puissant agissant au nom du prolétariat, un État policier ; sur une lutte à mort contre le monde extérieur ; et la férocité de cette lutte a engendré dans la pensée des organisateurs de l’État nouveau, l’idée fixe, non seulement de la nécessité de survivre mais de continuer la lutte afin d’étendre la domination de l’État jusqu’à ce que l’ordre nouveau ait détruit l’ancien ou l’ait évincé de la plus grande partie de la terre, sinon de la terre entière, et d’imposer un nouvel évangile politique et social, ou en tout cas de le faire accepter par tous les peuples du monde. Mais cet état de choses peut changer, perdre de son acrimonie et de son importance, comme cela s’est déjà produit dans une certaine mesure avec le retour à la sécurité et l’apaisement de la férocité, de l’amertume et de l’exaspération premières du conflit ; les éléments les plus intolérants et les plus oppressifs de l’ordre nouveau pourraient se modérer et le sentiment d’incompatibilité ou d’inaptitude à vivre ensemble ou côte à côte disparaîtrait alors, laissant espérer un modus vivendi plus stable (2). Si le malaise, le sentiment de la lutte inévitable, de la difficulté d’une tolérance mutuelle et d’un accommodement économique persistent encore, ce n’est pas tant parce que la coexistence des deux idéologies est impossible, que parce que l’idée de se servir du conflit idéologique comme moyen de domination mondiale s’est emparée des esprits et entretient les nations dans un état d’appréhension mutuelle et de préparatifs de défense armée ou d’attaque. Si cet élément est éliminé, il n’est pas du tout impossible d’envisager un monde où ces deux idéologies pourraient vivre ensemble, avoir des échanges économiques et se rapprocher davantage, car le monde s’achemine de plus en plus vers une extension du principe du contrôle d’État sur la vie de la communauté, et il se pourrait fort bien qu’un agglomérat d’États socialistes d’un côté, et, de l’autre, un groupe d’États coordonnant et dirigeant un capitalisme mitigé, existent côte à côte et développent entre eux des relations amicales. Un État mondial où ces deux groupes conserveraient leurs institutions particulières et siégeraient dans une assemblée commune, pourrait même se créer et une union mondiale unique ne serait pas impossible sur cette base. Cette éventualité est en fait l’aboutissement final que présuppose la fondation de l’ONU; car l’organisation actuelle ne peut pas être définitive, ce n’est qu’un commencement imparfait, utile et nécessaire comme un premier noyau de cette institution plus large où tous les peuples de la terre pourront se rencontrer au sein d’une unique unité internationale. La création d’un État mondial est le seul aboutissement logique, ultime et inévitable dans un mouvement de ce genre.

Dans les circonstances présentes, cette vision de l’avenir peut être jugée d’un optimisme trop facile ; mais il est tout à fait possible que les événements prennent cette tournure plutôt que la tournure plus désastreuse prévue par les pessimistes, car il n’est pas du tout besoin qu’une nouvelle guerre entraîne le cataclysme et l’écroulement de la civilisation que l’on a souvent prédit. Le genre humain a l’habitude de survivre aux pires catastrophes engendrées par ses propres erreurs ou par les chocs violents de la Nature ; et il doit en être ainsi si son existence a quelque sens, si sa longue histoire et sa survie ne sont pas les accidents d’un Hasard qui s’organise fortuitement, comme le voudrait la conception purement matérialiste de la nature du monde. Si l’homme est destiné à survivre et à continuer l’évolution dont il est le protagoniste maintenant, conduisant, jusqu’à un certain point, sa marche d’une façon semi-consciente, il faut qu’il sorte du chaos actuel de sa vie internationale et arrive à un commencement d’action unifiée et organisée ; il faut qu’il parvienne finalement à une sorte d’État mondial unitaire ou fédéral, ou à une confédération, ou à une coalition ; tous les expédients plus vagues ou plus restreints ne serviront de rien. Dès lors, la thèse générale présentée dans ce livre se trouvera justifiée et nous pouvons prévoir avec une certaine assurance la ligne de progrès principale que le cours des événements suivra probablement ou, du moins, la direction principale de l’histoire future des peuples humains.

La question posée maintenant à l’humanité par la Nature évolutive est de savoir si le système international actuel (si l’on peut appeler système cette sorte d’ordre provisoire maintenu par de constants changements évolutifs ou révolutionnaires) ne peut pas être remplacé par un dispositif stable, voulu et concerté — un vrai système — et finalement par une unité véritable servant les intérêts communs des peuples de la terre. Le premier essai de cosmos qu’ait réussi le génie humain, était un tourbillon et un chaos primitifs où les forces pêle-mêle formaient, partout où elles le pouvaient, des zones d’ordre et de civilisation plus ou moins grandes, toujours en danger de s’écrouler ou d’être mises en miettes par les attaques du chaos extérieur. Ces tâtonnements ont été finalement remplacés par quelque chose qui ressemblait à un système international avec les premiers éléments de ce que l’on pouvait appeler une loi internationale, c’est-à-dire des habitudes fixes de communication et d’échange réciproques permettant aux nations de coexister en dépit des antagonismes et des conflits, et une sécurité alternant encore avec un état précaire semé de périls, mais que ternissaient, même ponctuellement, de trop nombreux exemples d’oppression, de carnage, de révolte et de désordre, sans parler des guerres qui parfois dévastaient de larges étendues du globe. La divinité intérieure qui préside à la destinée de l’espèce, a fait naître dans le mental et dans le cœur de l’homme l’idée et l’espoir d’un ordre nouveau qui remplacera le vieil ordre insatisfaisant et y substituera des conditions de vie mondiale offrant enfin des chances raisonnables d’établir une paix et un bien-être permanents. Pour la première fois, cela concrétiserait de façon sûre et certaine l’idéal de l’unité humaine chéri par une élite, et qui pendant si longtemps a semblé une noble chimère, et une solide base de paix et d’harmonie pourrait alors s’établir, laissant le champ libre à la réalisation des rêves humains les plus hauts, à la perfectibilité de l’espèce, à la société parfaite, à une évolution supérieure, ascendante, de l’âme et de la nature humaines. Il appartient aux hommes d’aujourd’hui, ou au plus tard à ceux de demain, de donner la réponse. Car un atermoiement trop long ou un échec trop continu ouvrirait la porte à une série de catastrophes de plus en plus grandes qui risqueraient de créer une confusion et un chaos prolongés, désastreux, et de rendre la solution trop difficile, sinon impossible, ou même de s’achever par un effondrement irrémédiable, non seulement de la civilisation actuelle mais de toute civilisation. Il faudrait alors refaire un nouveau début, difficile, incertain, au milieu du chaos et de la ruine, peut-être après une extermination à grande échelle, et même alors, on ne pourrait prédire le succès de cette nouvelle création que si elle trouvait le moyen de former une humanité meilleure, peut-être une race supérieure et surhumaine.

La question centrale est de savoir si la nation, qui est l’unité naturelle la plus large que l’humanité ait pu créer et faire durer pour son existence collective, est aussi sa dernière et ultime unité, ou bien si un agrégat plus grand peut se former, qui englobera de nombreuses nations, ou même la plupart, et finalement toutes les nations dans sa totalité unie. L’impulsion à construire plus grand, la poussée à créer des agrégats supranationaux considérables et même très vastes, n’a pas fait défaut ; c’est même l’un des traits permanents des instincts vitaux de l’espèce. Mais elle a pris la forme du désir des nations fortes de dominer les autres, de posséder leurs territoires d’une façon permanente, de subjuguer leurs peuples, exploiter leurs ressources ; ou la forme d’une tentative de quasi assimilation en imposant la culture d’une race dominatrice et, en général, un système d’absorption massive ou aussi complète que possible. L’Empire romain est l’exemple classique de cette sorte d’entreprise, et l’unité gréco-romaine avec son type unique de vie et de culture au sein d’une vaste structure d’unité politique et administrative, s’est approchée très près de ce que l’on pourrait considérer comme la première ébauche ou la suggestion incomplète d’une image de l’unité humaine, dans les limites géographiques atteintes par cette civilisation. D’autres tentatives du même genre ont eu lieu au cours de l’histoire, mais à une échelle moins vaste et avec une habileté moins consommée ; aucune n’a duré plus de quelques siècles. Les méthodes employées étaient fondamentalement fausses parce qu’elles contredisaient d’autres instincts vitaux nécessaires à la vitalité et à la saine évolution de l’humanité, et les nier devait nécessairement aboutir à la stagnation et à l’arrêt du progrès. L’agrégat impérial n’a pas été capable d’acquérir la vitalité indomptable de l’agrégat national ni son pouvoir de survivre. Les seules unités impériales durables étaient en fait de vastes unités nationales qui prenaient le nom d’empire, comme l’Allemagne et la Chine, mais ce n’étaient pas des formes d’État supranationales et elles ne doivent pas être comptées dans l’histoire de la formation de l’agrégat impérial. Ainsi, bien que la tendance à créer des empires témoigne d’une poussée de la Nature vers des unités de vie humaine plus larges — et nous pouvons y voir une volonté cachée d’unir les masses disparates de l’humanité à plus grande échelle, de les souder en une unique unité vitale coalescente ou combinée —, l’empire doit être considéré comme une formation mal venue et sans avenir, inutilisable pour tout progrès nouveau dans cette direction. Pratiquement, une nouvelle tentative de domination mondiale réussirait seulement (par de nouvelles méthodes ou en des circonstances nouvelles) à englober de gré ou de force toutes les nations de la terre au sein d’une certaine sorte d’union. Une idéologie, une heureuse combinaison de peuples ayant un même but et un chef puissant, telle la Russie communiste, pourrait réussir temporairement à atteindre cet objectif. Mais ce genre de solution, peu désirable en soi, n’aurait guère de chance d’assurer la création d’un État mondial durable. Il y aurait des résistances, des tendances, des poussées en d’autres directions, qui, tôt ou tard, entraîneraient l’effondrement de l’État ou quelque changement révolutionnaire aboutissant à sa disparition. Finalement, cette étape doit être dépassée ; seule la formation d’un État mondial véritable, soit d’un genre unitaire mais élastique (un État rigidement unitaire risquerait d’amener la stagnation et le dépérissement des sources de vie), soit une union de peuples libres, pourrait offrir la perspective d’un ordre mondial sain et durable.

Sri Aurobindo L’Idéal de l’unité humaine, Postface (3)

Suite: Ce monde est changeant : des incertitudes et des dangers peuvent l’assaillir

1.    La Société des Nations a été fondée le 10 janvier 1920 et la rédaction de L’Idéal de l’unité humaine s’est achevée en juillet 1918. (Note de l’éditeur)

 2. En effet, six ans après que ces lignes furent écrites, en 1956, Khrouchtchev reprenait l’idée émise par le Pandit Nehru lors de la conférence des nations non alignées à Bandung, en 1955, et proclamait le principe de la coexistence pacifique avec les pays capitalistes. (Note de l’éditeur)

 3.    Cette postface a été écrite, ou plutôt dictée, au début de 1950, moins d’un an avant le départ de Sri Aurobindo. (Note de l’éditeur)

 

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