Le Yoga de la Gîtâ trouve son sens unifié et son ampleur sans pareille dans le déroulement de cette vision globale de l’existence et de la supra-existence. Ce Divin suprême est le Moi unique invariable et impérissable en tout ce qui est ; l’homme doit donc s’éveiller au sens spirituel de cet invariable et impérissable Moi et unifier avec celui-ci son être intérieur impersonnel. C’est le Divin dans l’homme qui engendre et dirige toutes les opérations humaines ; l’homme doit donc s’éveiller au Divin en lui, connaître la divinité dont il est la demeure, s’élever hors de tout ce qui la voile et l’obscurcit et s’unir à ce Moi le plus profond de son moi, à cette plus grande conscience de sa conscience, à ce Maître caché de toute sa volonté et de toutes ses œuvres, à cet Être au-dedans de lui qui est la source et le but de tout son devenir varié. Il est le Divin dont la divine nature, origine de tout ce que nous sommes, est recouverte d’un voile épais par ces dérivations naturelles inférieures ; l’homme doit donc revenir de son apparente existence inférieure, imparfaite et mortelle, à sa nature divine essentielle, qui est d’immortalité et de perfection. Ce Divin est un en toutes les choses qui sont, Il est le moi qui vit en tout et le moi en qui tout vit et se meut ; l’homme doit donc découvrir son unité spirituelle avec toutes les créatures, voir tout en le moi et le moi en tous les êtres, et même voir que toutes les choses et tous les êtres sont lui, âtmaupamyena sarvatra, et penser, sentir et agir en conséquence dans tout son mental, toute sa volonté et toute son existence. Ce Divin est l’origine de tout ce qui est ici ou ailleurs et, de par Sa Nature, Il est devenu toutes ces innombrables existences, abhût sarva-bhûtâni ; l’homme doit donc voir et adorer l’Un en toutes choses animées et inanimées, adorer la manifestation dans le soleil et l’étoile et la fleur, dans l’homme et chaque créature vivante, dans les formes et les forces, les qualités et les pouvoirs de la Nature, vâsudevah sarvam iti. Par la vision divine et une divine sympathie et finalement par une puissante identité intérieure, il doit se muer en une unique universalité à l’unisson de l’univers. Une identité passive et sans relation exclut l’amour et l’action, mais cette unité plus vaste et plus riche s’accomplit grâce aux oeuvres et à une pure émotion : elle devient la source et le réceptacle, la substance, le motif et le divin propos de tous nos actes et de tous nos sentiments. Kasmaï devâya havishâ vidhema, à quelle divinité ferons-nous l’offrande de toute notre vie et de toutes nos activités ? C’est lui ce Divin, lui ce Seigneur qui réclame notre sacrifice. Une identité passive et sans relation exclut la joie de l’adoration et de la dévotion ; mais la bhakti est l’âme même, le coeur et le sommet de cette union plus riche, plus complète et plus intime. Ce Divin est l’accomplissement de toutes les relations, père, mère, amant, ami et refuge de l’âme de chaque créature. Il est le Déva unique, suprême et universel, l’Âtman, le Purusha, le Brahman, l’Îshwara de la secrète sagesse. Par Son divin Yoga Il a en Lui-même manifesté le monde de toutes ces façons : les multiples existences du monde sont une en Lui, et Il est un en elles sous de multiples aspects. S’éveiller à Sa révélation en tous ces mondes à la fois est la part de l’homme dans le même Yoga divin.
Pour montrer avec une parfaite et indiscutable clarté que telle est la vérité suprême et entière de son enseignement, telle la connaissance intégrale qu’il avait promis de révéler, l’Avatâr divin, reprenant brièvement la conclusion de tout ce qu’il a dit, déclare que cette parole, et nulle autre, est sa parole suprême, paramam vachah. « Écoute encore Ma parole suprême », bhûya eva shrinu me paramam vachah. Cette parole suprême de la Gîtâ, constatons-nous, est d’abord la déclaration explicite — et l’on ne peut s’y méprendre — que la plus haute adoration et la plus haute connaissance de l’Éternel sont connaissance et adoration de celui-ci comme Origine suprême et divine de tout ce qui existe et comme puissant Seigneur du monde et de ses peuples, Seigneur de l’être de qui toutes choses sont les devenirs. C’est en second lieu la déclaration d’une connaissance et d’une bhakti unifiées constituant le Yoga suprême ; telle est la voie naturelle réservée à l’homme pour parvenir à l’union avec le Divin éternel. Et pour rendre plus significative cette définition de la voie, pour donner un caractère illuminateur à cette suprême importance de la bhakti fondée sur la connaissance et s’y ouvrant et devenue la base et la force motrice des œuvres assignées divinement, il est stipulé que le mental et le cœur du disciple doivent l’accepter ; à cette condition, l’exposé peut être poursuivi et l’ordre décisif d’agir enfin donné à l’instrument humain, Arjuna. « Je t’énoncerai cette parole suprême, dit le Divin, voulant le bien de ton âme, maintenant que ton cœur se réjouit en Moi », te prîyamânâya vakshyâmi. Car cette joie du cœur en le Divin est tout ce qui constitue la vraie bhakti, et c’en est toute l’essence, bhajanti prîtipûrvakam. À peine la suprême parole révélée, Arjuna doit déclarer qu’il l’accepte et demander un moyen pratique de voir Dieu en toutes choses dans la Nature ; et de cette question, découle immédiatement et naturellement la vision du Divin comme Esprit de l’univers, et s’élève l’ordre formidable d’agir dans le monde (Gîtâ, X. 1-18).
Sri Aurobindo, Essai sur la Gîtâ
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