Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo Les petites unités libres et l'unité supérieure centralisée

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

Les petites unités libres et l'unité supérieure centralisée


      Les petites communautés humaines auxquelles chacun peut prendre aisément une part active et où tous ressentent promptement et intensément les idées et les mouvements (qui peuvent alors rapidement grandir et prendre forme sans qu'une organisation étendue et compliquée soit nécessaire), se tournent naturellement vers la liberté dès qu'elles cessent d'être préoccupées par la nécessité immédiate et absorbante de leur propre conservation. Dans un milieu comme celui-là, les formes de gouvernement comme la monarchie absolue, l'oligarchie des­potique, la papauté infaillible ou quelque classe théocratique sacrosainte, ne peuvent pas prospérer à leur aise. Elles n'ont pas, pour soutenir leur prestige, l'avantage d'être éloignées des masses et hors de portée des critiques quotidiennes de la mentalité individuelle; elles ne peuvent pas non plus arguer de la nécessité pressante d'uniformiser de grandes multitudes et de vastes étendues, qui, ailleurs, leur permet d'asseoir et de maintenir leur pouvoir. C'est pourquoi nous voyons à Rome le régime monarchique incapable de se maintenir, et la Grèce le considère comme une brève et anormale usurpation, tandis que la forme oligarchique de gouvernement, bien que plus vigoureuse, n'a pas pu s'assurer une suprématie exclusive ni une stabilité durable, sauf dans une communauté purement militaire comme Sparte. La tendance à la liberté démocratique qui fait que chaque homme participe naturellement à la vie civique et aux institutions culturelles de l'État, qu'il possède une voix égale à la réglementation de la loi et de la politique et prend part à leur exécution dans toute la mesure où son droit de citoyen et sa capacité individuelle le lui permettent, était innée dans l'esprit de la Cité libre et inhérente à sa forme. À Rome, cette tendance existait aussi, mais elle n'a pu grandir aussi rapidement ni se réaliser aussi complètement qu'en Grèce du fait des nécessités d'un État militaire et conquérant qui, pour diriger sa politique étrangère et ses opérations militaires, avait besoin d'un chef absolu, un "Imperator", ou d'un petit corps oligarchique; mais même là, l'élément démocratique n'a jamais fait défaut et la tendance démocratique était si forte qu'elle a commencé à agir et à croître presque depuis les temps préhistoriques et au milieu même des luttes constantes de Rome pour assurer sa propre conservation et son expansion ; elle n'a été exclue que pendant les conflits suprêmes, tel le grand duel de Carthage et de Rome pour l'empire de la Méditerranée. En Inde, les premières communautés étaient des sociétés libres ; le roi n'était qu'un commandant militaire ou le chef des citoyens, et nous voyons l'élément démocratique persister au temps du Bouddha et survivre encore dans les petits États de l'époque de Chandragoupta et de Mégasthènes, alors même que les grandes monarchies ou les empires gouvernés bureaucratiquement avaient finalement remplacé les premiers régimes libres. C'est seulement lorsque s'est fait sentir le besoin d'une vaste organisation de la vie indienne dans toute la péninsule, ou du moins dans sa partie septentrionale, que la forme monarchique absolue s'est étendue sur le pays et que la caste érudite et sacerdotale a imposé au mental collectif sa domination théocratique et son shâstra rigide comme la chaîne obligatoire de l'unité sociale et le trait d'union nécessaire de la culture nationale.
     Il en est de la vie sociale comme de la vie politique et civique. Une certaine égalité démocratique est presque inévitable dans une petite communauté ; le phénomène inverse et les fortes distinctions ou les supériorités de classes peuvent s'établir pendant la période militaire du clan ou de la tribu, mais elles ne peuvent pas subsister longtemps dans l'étroite intimité d'une Cité stable, sinon par des moyens artificiels comme en usèrent Sparte et Venise. Même quand les distinctions persistent, leur exclusivisme s'émousse et elles sont incapables de s'enraciner ni de s'intensifier au point de se changer en une hiérarchie fixe. Le type social naturel de la petite communauté est celui que nous trouvons à Athènes, où non seulement le tanneur Cléon exerçait une influence politique aussi forte que le riche Nicias de haute naissance et où les positions et les fonctions civiques les plus élevées étaient ouvertes aux hommes de toutes classes, mais où les cérémonies et les relations sociales aussi se déroulaient dans une libre association et une libre égalité. Nous trouvons une égalité démocratique du même genre, bien que d'un type différent, dans les premières annales de la civilisation indienne. La rigide hiérarchie des castes et les arrogantes prétentions de l'esprit de caste ne sont apparues que plus tard ; dans la vie plus simple des temps anciens, la différence, ou même la supériorité de la fonction, n'entraînait pas un sentiment de supériorité personnelle ni de supériorité de classe : au début, la fonction religieuse et sociale la plus sacrée, celle du rishi sacrificateur, semble avoir été accessible à des hommes de toutes les classes et de tous les métiers. La théocratie, le système des castes et la royauté absolue ont grandi de pair — comme l'Église et le pouvoir monarchique en Europe au Moyen Âge — et elles ont grandi sous la contrainte des circonstances nouvelles créées par le développement de vastes agrégats sociaux et politiques.
      Les sociétés dont la culture s'est développée dans les mêmes conditions que les États-cités et les nations-clans de la Grèce, de Rome et de l'Inde primitive, étaient obligées de faire preuve d'une intensité de vie collective et d'une force de culture et de création dynamique que les agrégats nationaux plus récents ont été contraints d'abandonner, et qu'ils n'ont pu retrouver qu'après une longue période de formation propre où ils ont dû affronter et surmonter les difficultés qui accompagnent le développement de tout organisme nouveau. La vie culturelle et civique de la cité grecque, dont Athènes était l'accomplissement suprême, une vie où le fait même de vivre était une éducation, où le plus pauvre et le plus riche s'asseyaient côte à côté au théâtre pour voir et apprécier les drames de Sophocle et d'Euripide, où le marchand et le commerçant prenaient part aux subtiles conversations philosophiques de Socrate, a créé pour l'Europe non seulement ses prototypes et ses idéaux politiques fondamentaux, mais aussi pratiquement toutes les formes essentielles de sa culture intellectuelle, philosophique, littéraire et artistique. De même, l'intense vie politique, juridique et militaire de Rome a créé à elle seule pour l'Europe ses prototypes d'activité politique, de discipline et de science militaires, de jurisprudence et d'équité, et même ses idéaux d'empire et de colonisation. En Inde, ce fut la première intensité de la vie spirituelle — dont nous devinons quelque lueur dans la littérature védique, oupanishadique et bouddhique — qui a créé les religions, les philosophies et les disciplines spirituelles qui, depuis lors, par influence directe ou indirecte, ont répandu en partie leur esprit et leur connaissance sur l'Asie et l'Europe. Et partout, la source de cette libre force vitale dynamique aux larges pulsations, que le monde moderne est maintenant seulement en train de retrouver d'une certaine façon, était la même en dépit de toutes les différences : c'était une totale participation de l'ensemble des individus, et non d'une classe limitée, à la vie multiforme de la communauté, chacun ayant le sentiment d'être rempli de l'énergie de tous et d'avoir une certaine liberté de croître et d'être lui-même, de réaliser, de penser et de créer, dans le flot sans barrière de cette énergie universelle. C'est cette situation, cette relation entre l'individu et l'agrégat que, dans une certaine mesure, la vie moderne a essayé de restaurer — d'une manière encombrante, maladroite et imparfaite, mais en ayant à sa disposition des forces de vie et de pensée beaucoup plus vastes que celles que possédait l'humanité d'autrefois.
      Si les anciens États-cités et nations-clans avaient duré et s'étaient modifiés assez pour créer de plus grands agrégats libres sans toutefois perdre leur vie propre dans la masse nouvelle, il est possible que de nombreux problèmes auraient été résolus plus simplement, avec une vision plus directement accordée à la vérité de la Nature, alors que, maintenant, nous sommes obligés de les régler d'une façon très complexe et très encombrante, sous la menace d'énormes dangers et de convulsions générales. Mais cela ne devait pas être. Cette vie ancienne avait des défauts essentiels qu'elle ne pouvait pas guérir. Dans le cas des nations méditerranéennes, la participation générale de tous les individus à la vie civique et culturelle intégrale de la communauté, souffrait de deux lacunes très importantes : cette participation était refusée aux esclaves et à peine accordée aux femmes, auxquelles une vie étroite était concédée. En Inde, l'institution de l'esclavage était pratiquement absente et la femme y jouissait tout d'abord d'une position plus digne et plus libre qu'en Grèce et à Rome; mais bientôt, l'esclave a été remplacé par le prolétaire, appelé shoûdra en Inde, et la tendance croissante à dénier au shoûdra et à la femme les plus hauts bénéfices de la vie et de la culture communes, a fait descendre la société indienne au niveau de ses congénères d'Occident. Il est possible que ces deux grands problèmes du servage économique et de la sujétion des femmes, eussent pu être affrontés et résolus dans la communauté ancienne si celle-ci avait duré plus longtemps, de même qu'ils sont affrontés maintenant et en voie de solution dans l'État moderne. Mais c'est douteux ; seule Rome nous laisse entrevoir quelques tendances initiales qui auraient pu s'orienter dans cette voie, mais ces tendances n'ont jamais dépassé le stade de vagues allusions à une possibilité d'avenir.
      Plus fatale encore était la complète impuissance des premières formes de société humaine à résoudre le problème des relations entre communautés. La guerre restait leur relation normale. Tous les essais de fédération libre ont échoué, la conquête militaire restait le seul moyen d'unification. Leur attachement au petit agrégat où chaque homme se sentait plus vivant, avait engendré une sorte d'insularité mentale et vitale qui ne pouvait pas s'adapter aux idées nouvelles plus larges que la philosophie et la pensée politique, poussées par des besoins et des tendances plus vastes, avaient amenées dans le champ de la vie. Par suite, les vieux États ont dû disparaître et se dissoudre, comme ceux de l'Inde dans les énormes empires bureaucratiques des Gouptas et des Mauryas, auxquels succédèrent les Pathans, les Mogols et les Anglais, ou comme ceux d'Occident dans les vastes expansions militaires et com­merciales entreprises par Alexandre, par l'oligarchie carthagi­noise, par la république et l'empire romains. Ces nouvelles unités n'étaient pas des unités nationales mais supra-nationales ; c'étaient des tentatives prématurées et trop vastes d'unification de l'humanité, qui en fait ne pouvait pas se réaliser d'une manière décisive tant que l'unité nationale intermédiaire ne s'était pas pleinement et sainement développée.
    La création de l'agrégat national était donc réservée au mil­lénaire qui a suivi l'écroulement de l'Empire romain; et pour résoudre le problème qui lui avait été légué, le monde a dû subir un recul et abandonner pendant cette période la plupart des gains, sinon tous, que l'humanité avait acquis avec les États-cités. Il fallait résoudre ce problème avant de pouvoir tenter un effort véritable, non seulement pour développer une communauté solidement organisée mais progressive et de plus en plus perfectionnée, non seulement un moule de vie sociale solide mais, à l'intérieur de ce moule, une libre croissance de la vie elle-même dans son intégralité. Il nous faut étudier rapidement ce cycle avant de pouvoir examiner si un nouvel effort vers un agrégat plus vaste n'entraînera pas le danger d'un nou­veau recul au cours duquel le progrès intérieur du genre hu­main devrait être sacrifié, du moins temporairement, afin de concentrer l'effort sur l'affirmation et le développement d'une unité extérieure massive.
Sri Aurobindo, L' IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE, 
CHAPITRE XI,  Les petites unités libres et l'unité supérieure centralisée
 

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