Toute la vie est un yoga. Par ce yoga intégral, nous ne cherchons pas seulement l'Infini: nous appelons l'Infini à se révéler lui-même dans la vie humaine. Sri Aurobindo La formation de l'unité nationale : les trois étapes

SRI AUROBINDO
. . YOGA INTÉGRAL


Les négations de Dieu sont aussi utiles pour nous que Ses affirmations. Sri Aurobindo
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C'est le Supramental qu'il nous faut faire descendre, manifester, réaliser.

La formation de l'unité nationale : les trois étapes

On peut considérer que les trois étapes de développement qui ont marqué l'évolution de l'agrégat du type nation pendant les époques médiévale et moderne, constituent le processus naturel de création quand une nouvelle forme d'unité doit s'édifier en des conditions complexes, avec des matériaux hétérogènes et par des méthodes externes plutôt qu'internes. La méthode externe cherche toujours à mouler la condition psychologique des hommes en des formes et des habitudes nouvelles sous la pression des circonstances et des institutions au lieu de créer directement une nouvelle condition psychologique qui engendre d'elle-même, spontanément et avec souplesse, les formes sociales utiles et appropriées. Avec le processus externe, il est nécessaire que la nature des choses présente déjà une certaine sorte d'ordre social et un type de civilisation commun, assez vagues et cependant assez impérieux, pour servir de cadre ou d'armature à l'édifice nouveau. Bien entendu, il faut ensuite qu'intervienne une période d'organisation rigoureuse orientée vers l'unité et la centralisation de l'autorité, et peut-être un nivellement général ou une uniformité sous cette direction centrale. Enfin, si l'organisme nouveau ne doit pas se fossiliser ni stéréotypes la vie, s'il veut rester une création vivante et vigoureuse de la Nature, il faut que suive une période de libre développement interne sitôt que la formation nationale est assurée et que l'unité est devenue une habitude dans la pensée et dans la vie des hommes. Cette activité interne plus libre, une fois assise au centre et à la base par les besoins, les idées . et les instincts établis de la communauté, n'entraînera plus de danger de désordre, de dislocation ou d'arrêt dans la croissance et dans la formation solide de l'organisme.
  La forme et le principe de cette première étape, assez imprécise, dépendent de l'histoire antérieure et de la condition présente des éléments qui doivent se souder pour constituer la nouvelle unité. Mais nous remarquons qu'en Europe comme en Asie, il existe une tendance commune (qui ne saurait être attribuée à aucun proche échange d'idées, et qui doit donc être assignée à l'action des mêmes causes naturelles et des mêmes nécessités), une tendance à former une hiérarchie sociale fondée sur une division en quatre activités sociales différentes : l'autorité spirituelle, la domination politique, la double fonction économique de production et d'échanges commerciaux, enfin le travail et le service subalternes. L'esprit, la forme et l'équilibre qui ont résulté de cette quadruple hiérarchie ont beaucoup varié suivant les parties du monde et les penchants de la communauté ou les circonstances, mais le principe initial était presque identique. Partout, la même force motrice et la même nécessité poussaient à la création d'une forme de vie commune large et efficace où la fixité de la condition sociale devait permettre de subordonner les intérêts individuels et mineurs de la communauté au joug d'une unité et d'une similitude religieuses, politiques et économiques suffisantes. Il est remarquable que la civilisation de l'Islam, avec son grand principe d'égalité et de fraternité dans la foi et sa curieuse institution d'un esclavage qui n'empêchait pas l'esclave de s'élever jusqu'au trône, n'a jamais été capable d'édifier cette forme de société et n'a jamais pu, en dépit de son contact étroit avec l'Europe politique et progressive, et même après le démembrement de l'empire des Califes, parvenir à créer des unités nationales fortes, vivantes, conscientes et bien organisées. C'est maintenant seulement, sous la pression des idées et des conditions du monde moderne, que cette formation nationale est en train de se produire.
  Mais même quand cette première étape préliminaire arrivait à prendre corps effectivement, les autres étapes ne suivaient pas nécessairement.. La période féodale de l'Europe avec ses quatre ordres — clergé, roi et noblesse, bourgeoisie, prolétariat — ressemble d'assez près à l'ordre indien quadruple avec ses prêtres, soldats, marchands et shoûdra. Le système indien tirait son empreinte caractéristique d'un ordre d'idées différent, plus religieux et éthique que politique et social ou économique, et pourtant, pratiquement, la fonction dominante du système indien était sociale et économique, et à première vue il semble qu'il n'y ait eu aucune raison qu'il ne suive pas, avec des différences de détail, l'évolution commune. Le Japon et son grand ordre féodal sous la direction spirituelle et séculière du Mikado, puis sous la double direction du Mikado et du Shogoun, est devenu l'une des unités nationales les plus vigoureuses et les plus conscientes que le monde ait jamais vues. La Chine et sa grande classe de lettrés, qui unissait en une seule les fonctions du brâhmane et du kshatriya, la connaissance spirituelle et séculière et les fonctions exécutives, avec son Empereur Fils du Ciel, à la tête, comme représentant de l'unité nationale, a réussi à devenir une nation unie. Si le résultat a été différent en Inde, c'est que, entre autres causes, l'évolution de l'ordre social a été différente. Partout ailleurs, cette évolution s'est orientée vers une organisation et une direction séculières ; elle a créé au sein de la nation, une claire conscience politique et, par suite, une subordination de la classe, sacerdotale à la classe militaire et administrative, ou parfois leur égalité, parfois même leur fusion sous une direction spirituelle et séculière commune. Dans l'Inde médiévale, au contraire, cette évolution s'est acheminée vers la domination sociale de la classe sacerdotale et a substitué une conscience spirituelle commune à une conscience politique commune, comme base du sentiment national. Elle n'a produit aucun centre séculier durable, aucune grande figure impériale ou royale qui par son prestige, son pouvoir, son ancienneté, ses titres à la vénération et à l'obéissance générales aurait pu excéder, ou même simplement équilibrer, le prestige et le pouvoir sacerdotaux, et créer un sentiment d'unité politique autant qu'un sentiment d'unité spirituelle et culturelle.
  Le conflit de l'Église et de l'État monarchique est l'une des caractéristiques les plus importantes et les plus capitales de l'histoire de l'Europe. Ce conflit se fût-il achevé par un dénouement contraire, tout l'avenir de l'humanité eût été en péril. En tout cas, l'Église a dû renoncer à ses prétentions d'indépendance et de domination du pouvoir temporel. Même dans les nations qui sont restées catholiques, l'indépendance et la domination effectives de l'autorité temporelle ont bien fini par triompher ; ainsi, le contrôle exercé sur l'Église et le clergé gallicans par le roi de France, a rendu impossible toute intervention effective du Pape dans les affaires de France. En Espagne, en dépit de l'étroite alliance du Pape et du roi et de l'acceptation théorique d'une complète autorité spirituelle de la papauté, c'est l'autorité temporelle qui pratiquement a déterminé la politique ecclésiastique et ordonné les terreurs de l'Inquisition. En Italie, la présence directe du chef spirituel du catholicisme à Rome, a été un grand obstacle moral au développement d'une nation politiquement unie; la résolution passionnée avec laquelle le peuple italien libéré a voulu établir son roi à Rome, était vraiment le symbole de la loi suivant laquelle une nation consciente et politiquement organisée ne peut reconnaître en son sein qu'une seule autorité centrale et suprême, celle du pouvoir séculier. La nation qui est parvenue à ce stade, ou qui est sur le point d'y parvenir, se doit de séparer l'exigence religieuse ou spirituelle de sa vie ordinaire, séculière et politique, en individualisant la religion ; ou alors, elle doit unir l'une et l'autre par une alliance de l'Église et de l'État qui soutienne l'autorité unique du chef temporel ou combine les directions spirituelle et temporelle en une seule autorité, comme ce fut le cas au Japon et en Chine, ou en Angleterre pendant la Réforme. Même en Inde, le premier peuple qui ait développé une conscience nationale non exclusivement spirituelle, fut le peuple radjpoute, et en particulier les Radjpoutes de Méwar pour qui le radjah était en tous points le chef de la société et de la nation ; et les peuples qui, après avoir instauré une conscience nationale, ont été le plus près d'accomplir également une unité politique organisée, furent les Sikhs, auxquels Gourou Govind Singh a délibérément donné un centre commun séculier et spirituel à la fois, avec le "Khalsa", puis le peuple mahratte, qui non seulement a établi une autorité séculière représentant la nation consciente, mais s'est sécularisé au point que le peuple tout entier, pour ainsi dire, brâhmanes et shoûdras sans distinction, est devenu potentiellement, pendant un temps, un peuple de soldats, de politiciens et d'administrateurs.
  En d'autres termes, si l'institution d'une hiérarchie sociale fixe semble avoir été une étape nécessaire pendant les premières tentatives de formation nationale, il fallait qu'elle se modifie et prépare sa propre dissolution afin que les étapes ultérieures deviennent possibles. Un instrument qui est bon pour un certain travail et dans certaines conditions déterminées, devient nécessairement un obstacle s'il se perpétue quand les conditions changent et qu'un autre travail doit s'accomplir. Le cours des choses voulait que l'on passât de l'autorité spirituelle d'une classe et de l'autorité politique d'une autre, à la centralisation de la vie commune de la nation grandissante sous une direction séculière plutôt que religieuse, ou si la tendance religieuse était trop forte dans le peuple pour séparer le spirituel du temporel, sous une direction nationale qui devînt la source unique de l'autorité dans les deux ordres. Aucune unité nationale distincte ne peut réussir à se former sans la création d'une conscience politique ; il était donc particulièrement nécessaire que les sentiments, les activités et les instruments propres à cette création prissent le dessus pendant un temps et que tout le reste demeurât à l'arrière-plan pour les soutenir. Une Église ou une caste sacerdotale prépondérante qui se confine dans sa propre fonction, est incapable de former l'unité politique organisée d'une nation, car elle est gouvernée par des considérations étrangères à la politique et à l'administration et il ne faut pas s'attendre à ce qu'elle leur subordonne ses propres sentiments et ses propres intérêts. Il ne peut pas en être autrement, à moins que la caste religieuse ou la classe sacerdotale ne devienne aussi, comme au Tibet, une classe politique qui gouverne réellement le pays. En Inde, la prépondérance d'une caste guidée par des considérations et des intérêts sacerdotaux, religieux et partiellement spirituels une caste qui dominait la pensée et la société et déterminait les principes de la vie nationale sans la gouverner ni l'administrer réellement — a toujours barré le chemin au développement national tel qu'il a été suivi par les peuples européens et mongols, d'esprit plus séculier. C'est de nos jours seulement, après l'avènement de la civilisation européenne et quand la caste des brahmanes eut non seulement perdu la majeure partie de son emprise exclusive sur la vie nationale mais se fut aussi largement sécularisée, que les considérations politiques et séculières sont passées au premier plan, qu'une conscience politique générale s'est éveillée et que l'unité organisée de la nation, distincte de l'unité spirituelle et culturelle, est devenue pratiquement possible au lieu de rester à l'état de tendance subconsciente informe.
    La deuxième étape du développement de l'unité nationale a donc été marquée par une modification de la structure sociale permettant d'ouvrir la porte à un centre d'unité politique et administrative puissant et visible. Cette étape s'est nécessairement accompagnée d'une forte tendance à abroger jusqu'aux libertés qu'offrait la hiérarchie sociale fixe, et elle a généralement concentré le pouvoir entre les mains d'un gouvernement monarchique puissant, sinon absolu. Selon les idées démocratiques modernes, le monarque n'est tolérable que comme un personnage décoratif inopérant ou comme un serviteur de la vie de l'État, un centre commode du pouvoir exécutif, mais il n'est plus indispensable en tant qu'autorité réelle ; pourtant, on ne saurait trop exagérer l'importance historique d'une royauté puissante pour la formation du type national tel qu'il s'est effectivement créé au Moyen Age. Même dans une Angleterre insulaire et individualiste, amoureuse de la liberté, les Plantagenêts et les Tudors furent le noyau réel et actif autour duquel la nation a acquis une forme définie, une vigueur adulte ; et dans les pays du continent, le rôle joué par les Capétiens et leurs successeurs en France, par la maison de Castille en Espagne et les Romanov ou leurs prédécesseurs en Russie, est encore plus frappant. Dans le cas des Romanov, on pourrait presque dire que sans les Ivan, les Pierre et les Catherine, il n'y aurait pas eu de Russie. Même dans les temps modernes, les peuples démocratiques ont observé avec étonnement et malaise le rôle presque médiéval joué par les Hohenzollern dans l'unification et le développement de l'Allemagne ; pareil phénomène ne leur était plus intelligible et leur semblait à peine sérieux. Nous observons le même phénomène dans la première période de formation des nouvelles nations balkaniques. En dépit de toutes les étranges tragi-comédies qui l'ont accompagnée, la recherche d'un roi qui pût centraliser et aider leur développement, devient parfaitement intelligible si l'on comprend que c'est la manifestation sentimentale d'une ancienne nécessité, qui n'est plus si nécessaire maintenant [1] mais qui s'était fait sentir dans le mental subconscient de ces peuples. Le Mikado a joué le même rôle pour la transformation du Japon en une nation de type moderne ; l'instinct des rénovateurs l'a fait sortir de sa réclusion impuissante pour satisfaire à ce besoin intérieur. En Chine révolutionnaire, l'essai de brève dictature [2] pour convertir le pays en une nouvelle monarchie nationale, peut tout autant être attribué à ce même sentiment, exprimé par un esprit pratique, qu'à une simple ambition personnelle [3]. Le sentiment du grand rôle joué par la royauté dans la centralisation et la formation de la vie nationale au stade le plus critique de sa croissance, explique la tendance générale en Orient, et assez fréquente dans l'histoire de l'Occident, à investir celle-ci d'un caractère presque sacré ; ce même sentiment explique également la loyauté passionnée avec laquelle les grandes dynasties nationales ou leurs successeurs furent servis, même au moment de leur dégénérescence et de leur chute.
 Mais cette phase du développement national, quelque salutaire qu'air été son rôle particulier, s'accompagne presque fatalement d'une suppression des libertés internes du peuple ; c'est ce qui explique la sévérité (toute naturelle, bien que peu, scientifique) avec laquelle la pensée moderne a jugé le vieil absolutisme monarchique et ses tendances. Car c'est toujours un mouvement de concentration, de resserrement, d'uniformité, de contrôle rigoureux et de direction à sens unique ; universaliser une loi, un gouvernement, une autorité centrale, est le besoin de l'heure, et par conséquent l'esprit du mouvement est d'imposer et de centraliser l'autorité, de restreindre ou de supprimer complètement la liberté et les libres variations. En Angleterre la période de la Nouvelle Monarchie depuis Édouard IV jusqu'à Élisabeth, en France la grande période des Bourbons depuis Henri IV jusqu'à Louis XIV, en Espagne l'époque qui va de Ferdinand à Philippe II, en Russie les règnes de Pierre le Grand et de Catherine, furent les époques où ces nations sont parvenues à leur maturité, se sont formées pleinement, ont consolidé leur esprit et établi une robuste organisation. Ce furent des périodes d'absolutisme ou de tendance à l'absolutisme durant lesquelles se fonda, ou tenta de se fonder, une certaine uniformité. Sous des dehors plus primitifs, cet absolutisme cachait déjà un renouveau de l'idée étatique et du droit de l'État à imposer sa volonté à la vie, à la pensée et la conscience du peuple afin d'en faire un unique corps et un unique esprit, indivisibles, parfaitement efficaces et parfaitement dirigés [4].
  Si nous partons de ce point de vue, nous comprendrons plus clairement les efforts des Tudors et des Stuarts afin d'imposer au peuple, non seulement l'autorité monarchique mais l'uniformité religieuse, et nous saisirons le vrai sens des guerres de religion en France, de la domination de la monarchie catholique en Espagne avec ses atroces méthodes d'Inquisition, de la volonté tyrannique des tsars absolus en Russie pour imposer aussi une Église nationale absolue. L'effort a échoué en Angleterre, car, après Élisabeth, il ne correspondait plus à un besoin réel; la nation était déjà bien formée, forte et à l'abri d'une scission du dehors. Il a réussi ailleurs, en des pays aussi bien protestants que catholiques; et dans les rares cas où le mouvement absolutiste n'a pas pu se produire ou a échoué, le résultat, comme en Pologne, a été désastreux. Certainement, C'était partout une violence à l'âme humaine, mais ce n'était pas simplement l'effet de quelque méchanceté naturelle des dirigeants; c'était une étape inévitable dans la formation de l'unité nationale par des moyens politiques et mécaniques. Si l'Angleterre est devenue le seul pays d'Europe où la liberté a pu grandir par une gradation naturelle, c'est sans doute en grande partie du fait des fortes qualités du peuple, mais plus encore à cause de son heureuse histoire et de sa situation insulaire.
  Au cours de cette évolution, l'État monarchique a écrasé ou subordonné les libertés religieuses des hommes et fait d'un ordre ecclésiastique servile ou complaisant, le prêtre de son droit divin, et de la religion, la servante du trône séculier. Il a détruit les libertés de l'aristocratie tout en lui laissant ses privilèges, et encore ceux-ci ne lui étaient-ils laissés que pour soutenir et étayer le pouvoir du roi. Après s'être servi de la bourgeoisie contre les nobles, il a détruit ses libertés civiques réelles et vivantes chaque fois qu'il le pouvait et ne lui a laissé que quelque forme extérieure de liberté avec sa part de droits et de privilèges spéciaux. Quant au peuple, il n'avait aucune liberté à perdre. Ainsi, l'État monarchique a concentré entre ses mains toute la vie de la nation. L'Église l'a servi avec son influence morale ; les nobles avec leur tradition et leurs aptitudes militaires; la bourgeoisie avec le talent ou la chicane de ses hommes de loi, avec le génie littéraire ou le pouvoir administratif de ses érudits et de ses penseurs, avec le talent naturel de ses hommes d'affaires ; le peuple a payé les impôts et servi de son sang les ambitions personnelles et nationales de la monarchie. Mais toute cette structure puissante, cette organisation étroitement tissée, était condamnée par son triomphe même et prédestinée à l'écroulement d'une chute brutale, ou d'une abdication graduelle plus ou moins, involontaire devant les influences et les nécessités nouvelles. La structure monarchique a été tolérée et supportée aussi longtemps que la nation sentait consciemment ou subconsciemment sa nécessité et sa justification ; dès que son rôle eut été rempli et que son utilité eut disparu, la vieille contestation est revenue, dès lors pleinement consciente, et il n'était plus possible de la repousser ni de la supprimer d'une façon permanente. En faisant de l'ordre ancien un vulgaire simulacre, la monarchie avait détruit ses propres fondements. L'autorité sacerdotale de l'Église, une fois contestée pour des raisons spirituelles, ne pouvait plus longtemps subsister par des moyens temporels, par l'épée et la loi; l'aristocratie, qui avait gardé ses privilèges en perdant ses fonctions réelles, était devenue odieuse et contestable pour les classes inférieures ; la bourgeoisie, consciente de son talent, irritée par son infériorité sociale et politique, éveillée par la voix de ses penseurs, prit la tête du mouvement de révolte et fit appel à la populace ; les masses — muettes, opprimées, douloureuses — se soulevèrent avec le nouvel appui qu'on leur avait autrefois refusé et renversèrent toute la hiérarchie sociale. D'où l'effondrement du monde ancien et la naissance d'un âge nouveau.
Déjà, nous avons vu la justification profonde du grand mouvement révolutionnaire. L'entité nationale ne se forme pas et n'existe pas pour elle-même ; sa raison d'être est de fournir le cadre d'une agrégation plus vaste où le génie de l'espèce, et non plus seulement de quelques classes ou de quelques individus, pourra progresser vers un développement humain complet. Tant que le travail de formation est en cours, ce développement plus large peut être retardé, et la considération primordiale doit être l'ordre ou l'autorité; mais dès que l'existence de l'agrégat est assurée et que celui-ci ressent le besoin d'une expansion intérieure, il n'en va plus de même. Alors, les vieux liens doivent éclater et les moyens qui avaient servi à la formation doivent être maintenant rejetés comme des obstacles à la croissance. La liberté devient le mot d'ordre du genre humain. L'ordre ecclésiastique, qui supprimait la liberté de pensée et le progrès éthique et social nouveau, doit être dépossédé de son autorité despotique afin que l'homme devienne mentalement et spirituellement libre. Les monopoles et les privilèges du roi et de l'aristocratie doivent être détruits afin que tous puissent avoir leur part de la puissance, de la prospérité et de l'activité nationales. Enfin, le capitalisme bourgeois doit être amené, par la persuasion ou la contrainte, à consentir à un ordre économique d'où la souffrance, la pauvreté et l'exploitation seront éliminées et où la richesse de la communauté sera plus équitablement partagée entre tous ceux qui contribuent à la créer. Dans tous les domaines, les hommes doivent entrer en possession de leur dû, réaliser la dignité et la liberté humaines qui sont en eux et donner libre essor à leurs capacités les plus hautes.
Mais la liberté est insuffisante, la justice aussi est nécessaire et devient une revendication pressante; le cri de l'égalité s'élève. Certes, , l'égalité absolue n'existe pas en ce monde, mais ce mot d'ordre visait les inégalités injustes et inutiles du vieil ordre social. Dans un ordre social équitable, les chances doivent être égales pour tous ; une égale éducation doit permettre à chacun de développer et d'utiliser ses facultés ; une part égale aux avantages de la vie de l'agrégat doit autant que possible être réservée à ceux qui contribuent à son existence, à sa vigueur et son développement par leurs capacités. Comme nous l'avons noté, ce besoin d'expansion interne aurait pu prendre la forme 'idéale d'une libre coopération guidée et protégée par une autorité centrale sage et libérale qui aurait représenté la volonté commune; mais en fait, nous sommes revenus à la notion antique d'un État absolu et efficace, non plus monarchique, ecclésiastique ni aristocratique, mais séculier, démocratique et socialiste, où la liberté est sacrifiée au besoin d'égalité et à l'efficacité de l'agrégat. Nous n'examinerons pas maintenant les causes psychologiques de ce retour en arrière. Peut-être la liberté et l'égalité, la liberté et l'autorité, la liberté et l'efficacité organisées ne peuvent-elles pas se concilier d'une façon tout à fait satisfaisante tant que l'homme individuel et collectif vit dans l'égoïsme, tant qu'il est incapable d'opérer une profonde transformation spirituelle et psychologique et de dépasser la simple association collective pour s'élever jusqu'au troisième idéal, que par une vague intuition les penseurs révolutionnaires de France ont ajouté à leur mot, d'ordre de liberté et d'égalité — le plus grand des trois, bien qu'il ne soit encore qu'un mot vide de sens sur les lèvres des hommes —, l'idéal de fraternité, ou, traduit d'une façon moins sentimentale et plus vraie : l'idéal de l'unité intérieure. Cet idéal, aucun mécanisme social, politique ni religieux ne l'a jamais créé et ne peut le créer ; il doit prendre naissance dans l'âme et jaillir du dedans, des profondeurs cachées et divines.

[1] Elle a maintenant cédé la place à l'autorité politico-spirituelle d'un chef semi-divin, ou peu s'en faut, en la personne  d'un Führer qui "incarne" en quelque sorte la personnalité de la race. (Note de Sri Aurobindo)

  [2] Il s'agit du  général Yuan Che­kaï.

[3] Remarquons que même l'idéalisme démocratique de la pensée moderne en Chine, a été obligé de se cristalliser autour d'un "chef'— un Sun Yat-sen ou un Tchang Kaï-chek — et que la force de l'inspiration

a dépendu du pouvoir de ce centre vivant. (Note de Sri Aurobindo)

[4] C'est ce que démontrent maintenant, avec une intéressante perfection, la Russie, l'Allemagne et l'Italie : l'idée totalitaire. (Note de Sri Aurobindo)

Sri Aurobindo, L'idéal de l'unité humaine,
Chapitre XIII, La formation de l'unité nationale : les trois étapes

 

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