L’aesthesis est une réaction de la conscience – mentale, vitale et même corporelle – à un certain élément dans les choses que l’on pourrait appeler leur saveur, rassa ; passant à travers le mental ou les sens ou les deux, celle-ci éveille la délectation vitale de la saveur, bhoga, qui, à son tour, peut nous éveiller, peut même éveiller notre âme à quelque chose de plus profond et de plus fondamental encore que le simple plaisir et la simple délectation : l’éveiller à quelque forme du délice de l’existence de l’Esprit, à l’Ânanda. La poésie, comme tous les autres arts, aide à la recherche de ces choses, de cette aesthesis, ce Rassa, ce Bhoga, cet Ânanda. Elle nous apporte le Rassa du mot et du son mais aussi de l’idée, et Lettres sur la Poésie 461 à travers elle, le délice des choses que le mot, le son et la pensée expriment : une image mentale, vitale, et parfois spirituelle de leur forme, de leur qualité, de leur impact ou même, si le poète est assez puissant, de leur essence universelle, leur réalité cosmique, leur âme la plus profonde, l’esprit qui demeure en elles comme il demeure en toutes choses. La poésie peut accomplir quelque chose de plus grand encore, mais elle doit au moins réaliser cela, fût-ce dans une toute petite mesure, si elle veut mériter son nom. Par conséquent, l’aesthesis est l’essence même de la poésie, comme elle l’est de tout art. Mais ce n’est pas l’unique élément, et l’aesthesis non plus ne se limite pas à une réceptivité poétique et artistique ; elle s’étend à tout ce qui existe en ce monde : il n’y a rien que nous sentions, pensions ou dont nous ayons l’expérience qui ne puisse susciter une réaction esthétique dans notre être conscient. D’ordinaire, nous supposons que l’aesthesis est concernée par la beauté, et c’est en vérité sa préoccupation majeure, mais elle s’intéresse à bien d’autres choses également. C’est l’Ânanda universel qui est la source de cette aesthesis; or, l’Ânanda universel possède à l’origine trois formes principales : la Beauté, l’Amour et le Délice, le délice de toute existence, le délice dans les choses, dans toutes les choses. L’Ânanda universel est l’artiste et créateur de l’univers, il est le témoin de sa propre création, il en fait l’expérience et en goûte la joie. Dans la conscience inférieure il crée les couples de contraires : le sens de la laideur et le sens de la beauté, la haine, la répulsion et le dégoût aussi bien que l’amour, l’attirance et l’affection, le chagrin et la douleur aussi bien que la joie et le délice ; et entre ces dualités, ou comme un fond gris, existe une tonalité générale de neutralité et d’indifférence née de l’insensibilité universelle en laquelle sombre l’Ânanda dans l’obscure négation de lui-même au fond de l’Inconscient. Telle est la sphère de l’aesthesis : sa réaction la plus terne est l’indifférence, la plus vive est l’extase. L’extase est le signe d’un retour à l’Ânanda suprême et originel. La poésie et l’art souverains sont ceux qui nous apportent quelque reflet de cette suprême tonalité de l’extase. Car à mesure que la conscience plonge depuis les plans les plus hauts et traverse les diverses gradations jusqu’à sombrer dans l’Inconscience, elle perd progressivement de son pouvoir et de son intensité, intensité d’être, intensité de conscience et de force, intensité du délice dans les choses et du délice dans l’existence. C’est le signe général de cette descente de la conscience. De la même manière, ces intensités croissent à mesure que nous nous élevons vers le Plan suprême. Quand nous gravissons les échelons par-delà le Mental, des valeurs de plus en plus hautes et vastes remplacent les valeurs de notre conscience mentale, vitale et corporelle limitée. L’aesthesis participe à cette intensification de nos capacités. La capacité d’éprouver du plaisir ou de la peine, de l’aversion ou de la sympathie, est relativement faible aux niveaux mental et vital ordinaires; nos extases sont limitées et de courte durée ; ces tonalités surgissent d’un fond neutre qui tend constamment à les réabsorber. À mesure qu’elle pénètre les plans sur-mentaux, l’aesthesis ordinaire se change en un pur délice et peut alors éprouver une extase haute, large, profonde et durable. Le fond n’est plus une neutralité générale, mais une aise et un bonheur spirituels purs où ressortent les tonalités spéciales de la conscience esthétique, ou dont elles surgissent. C’est le premier changement fondamental.
Un autre changement a lieu durant cette phase de transition : une tendance à l’universalisation qui remplace les isolements, les généralités et les dualités conflictuelles de la conscience inférieure. C’est dans le Surmental que l’expérience d’une beauté, d’un amour et d’un délice universels trouve son premier fondement solide. Cette beauté, cet amour et ce délice Lettres sur la Poésie 463 peuvent se manifester aux niveaux mental et vital avant même que ces plans aient été touchés ou influencés par la conscience spirituelle, mais ce qui dans le Surmental est une expérience constante, est ici vécu de façon fugitive, dans un domaine particulier; cela ne touche pas l’être tout entier. Ce sont des aperçus et non un changement de vision ou un changement de la nature. L’artiste, par exemple, peut regarder des choses tout à fait banales, misérables ou laides, voire repoussantes pour notre perception ordinaire et voir en elles et en exprimer la beauté, et le délice qui l’accompagne. Mais c’est par une sorte de grâce faite à la conscience de l’artiste, et cette grâce se limite à son art. Dans la conscience sur-mentale, et surtout dans le Surmental, ces choses deviennent de plus en plus la loi de la vision et la loi de la nature. Où que l’homme spirituel surmental se tourne, il voit la beauté universelle effleurant et rehaussant toutes choses, s’exprimant à travers elles, les façonnant en le champ ou les objets de sa divine aesthesis; un amour universel émane de lui et se répand sur tous les êtres; il sent la Félicité qui a créé les mondes et les soutient, et tout ce qui est, exprime pour lui ce Délice universel, chaque chose en est constituée, en est une manifestation, est modelée à son image. Cette aesthesis universelle de beauté et de délice n’ignore pas, et n’est pas incapable de saisir les différences et les oppositions, les gradations; mais, pour commencer, elle en tire un Rassa et ce Rassa amène la joie et la délectation, Bhoga, et enfin le contact ou la descente massive de l’Ânanda. Il voit que toute chose a un sens, une valeur, une signification plus profonde et intégrale qui lui est propre, et que le mental ne voit pas car il s’attache à sa vision, à ses contacts et ses réactions superficiels. Quand une chose exprime parfaitement ce pour quoi elle a été créée, cette plénitude s’accompagne du sens de l’harmonie et de la perfection artistique ; même à ce qui est discordant elle donne une place dans le système de concordances cosmiques, 464 La Poésie Future et ces discordes s’intègrent à une vaste harmonie ; or là où règne l’harmonie, naît le sens de la beauté. Dans la forme ellemême, indépendamment de sa signification, la conscience surmentale voit l’objet dans une totalité qui modifie l’effet de la forme sur celui qui la perçoit, bien que la forme elle-même ne change pas. Elle voit les lignes et les masses et le dessin sousjacent invisibles à nos yeux physiques et qui échappent même à la vision mentale la plus pénétrante. Chaque forme devient belle pour cette conscience qui a de la beauté une perception plus large et plus profonde que celle qui nous est d’ordinaire accessible. Le Surmental, par ailleurs, voit et pénètre directement l’âme de chaque chose et pas seulement la forme ou la signification qu’elle revêt pour le mental ou pour la vie ; aussi perçoit-il non seulement la vraie vérité de cette chose mais en goûte le délice. Il voit aussi l’Esprit un en tous, voit partout le visage du Divin – et il ne peut y avoir de plus grand Ânanda que cela ; il sent cette unité avec tous les êtres, cette sympathie, cet amour pour tous, cette béatitude du Brahman. Dans son expérience la plus haute, la plus intégrale, il voit toutes choses comme si elles étaient faites de la substance même de l’existence, de la conscience, du pouvoir, et pour lui chaque atome est saturé et constitué de ce Satchidânanda. L’aesthesis du Surmental y participe et y réagit à sa manière ; car ces choses ne viennent pas seulement comme des idées dans le mental ou comme une vision-de-vérité, mais sont une expérience de tout l’être, et une réponse intégrale est non seulement possible, mais au-delà d’un certain niveau, impérative.
Sri Aurobindo, La Poésie Future
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