Sur le plan historique, le Rig-Véda peut être considéré comme le témoignage d'un grand progrès effectué par l'humanité, grâce à
des moyens spéciaux, à un moment donné de son évolution collective.
D'un point de vue tant ésotérique qu'exotérique, c'est le Livre des ŒUVRES, du sacrifice intérieur et extérieur; c'est l'hymne de la bataille et de la victoire de l'esprit, tandis qu'il découvre et gravit les plans de pensée et d'expérience inaccessibles à l'homme naturellement plein d'animalité; c'est la glorification par l'homme de la Lumière, de la Puissance et de la Grâce
divines à l'œuvre dans le mortel. Il ne cherche donc pas, loin s'en
faut, à consigner les résultats d'une spéculation intellectuelle ou
fantaisiste, ni ne renferme les dogmes d'une religion primitive. Seulement, à partir d'une communauté d'expérience et compte tenu de l'impersonnalité
de la connaissance reçue, se développent un corps fixe de notions
constamment répétées et un discours symbolique fixe lui aussi qui, en
ces débuts du langage humain, était sans doute la forme nécessaire que devaient prendre ces conceptions, parce que, seule capable, grâce à son réalisme et son pouvoir de suggestion mystique combinés, d'exprimer ce qui pour le mental ordinaire de la race demeurait inexprimable. Nous voyons en tout cas les mêmes notions se répéter d'hymne en hymne, usant constamment des mêmes termes et des mêmes images, et fréquemment des mêmes expressions, avec un mépris total pour toute recherche de
l'originalité poétique ou toute exigence d'innovation dans la pensée et
de hardiesse dans le langage. Ne recherchant ni l'élégance, ni la richesse ni la beauté esthétiques, ces poètes mystiques s'en tiennent à la forme consacrée, qui était devenue pour eux une sorte d'algèbre divine, transmettant les formules éternelles de la Connaissance aux générations successives d'initiés.
Le Véda appartient donc à une époque fondatrice antérieure à nos
philosophies intellectuelles. La pensée procédait alors par d'autres
méthodes que celles adoptées par notre raisonnement logique et
l'expression parlée autorisait des tournures que nos habitudes modernes
jugeraient inadmissibles. Les plus sages se basaient alors sur
l'expérience intérieure et sur les suggestions du mental intuitif, pour
toute connaissance dépassant le cadre des perceptions ordinaires et des activités quotidiennes de l'humanité. Leur
but était l'illumination, non la persuasion logique, leur idéal le
voyant inspiré, non le raisonneur scrupuleux. La tradition indienne a
fidèlement conservé cette perception de l'origine des Védas. Le Rishi n'était pas l'auteur particulier d'un hymne, mais le voyant — drasta — d'une vérité éternelle et d'une connaissance impersonnelle. Le langage du Véda lui-même est sruti, rythme non pas composé par l'intellect mais entendu, Verbe divin qui arrivait vibrant de l'Infini à celui qui s'était au préalable préparé à « écouter » intérieurement cette connaissance impersonnelle. Les termes eux-mêmes, drsti et sruti, la vue et l'ouïe, sont des expressions védiques; ceux-ci et d'autres de même nature désignent, dans la terminologie ésotérique des hymnes, la connaissance révélatrice et le contenu de l'inspiration.
Le concept védique de révélation ne suggère rien de miraculeux
ou de surnaturel. Le Rishi qui employait ces facultés les avait
acquises par un développement personnel progressif. La connaissance
elle-même était un voyage et un aboutissement, ou une découverte et une conquête; la révélation ne venait qu'à la fin,
la lumière était la récompense de la victoire finale. Le Véda reprend
sans cesse cette image du voyage, de l'âme qui marche vers la Vérité. En chemin, elle s'élève à mesure qu'elle avance; son
aspiration débouche sur des perspectives nouvelles de pouvoir et de
lumière; elle conquiert par un effort héroïque ses possessions
spirituelles amplifiées.
Le texte du Véda en notre possession est resté inchangé depuis plus
de deux mille ans. Il date, pour autant que nous le sachions, de cette
grande période d'activité intellectuelle en Inde, contemporaine de l'épanouissement grec mais antérieure à ses débuts, qui
a fondé la culture et la civilisation consignées dans la littérature
classique du pays. Il est impossible de dire si notre texte remonte à un
passé plus lointain encore. Mais certaines considérations nous autorisent à croire qu'il date de la plus haute antiquité.
Un texte reproduisant fidèlement la moindre syllabe, le moindre accent,
était quelque chose de suprêmement important pour les ritualistes
védiques; car de cette exactitude scrupuleuse dépendait l'efficacité du sacrifice. On raconte par exemple dans les Brahmanes l'histoire de Tvashtri qui, accomplissant un sacrifice pour se procurer quelqu'un qui vengerait son fils tué par Indra,
obtint, du fait d'une erreur d'accent, non pas un assassin d'Indra mais
quelqu'un dont Indra devait être le meurtrier. La fidélité prodigieuse
de la mémoire des Indiens d'autrefois est également légendaire. Et le
caractère sacré du texte interdisait toutes ces interpolations,
altérations, révisions, modernisations, comme celles qui, dénaturant
l'ancien poème épique des Kurus, nous valent la forme actuelle du
Mahabharata. Il est par conséquent fort probable que nous possédions, dans sa substance même, le Samhita de Vyasa, tel qu'il a été agencé par le grand sage et compilateur.
Nous avons donc à la base un texte que nous pouvons accepter en toute confiance et qui, même si nous l'estimons douteux ou défectueux par endroits, n'exige en aucun cas le travail de correction souvent débridé qu'appellent certains ouvrages classiques européens. Cela constitue, d'emblée, un avantage inestimable, fruit de l'antique et méticuleuse sagesse indienne envers laquelle nous ne saurions être trop reconnaissants.
Sri Aurobindo, LE SECRET DU VEDA
Sri Aurobindo, LE SECRET DU VEDA
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire