Il est des moments où une unique personnalité rassemble en
elle le tempérament d'une époque et d'un mouvement, et par le simple fait
d'exister en assure l'aboutissement. Il serait difficile de passer en revue les
services précis qui rendirent l'existence de Danton nécessaire au succès de la
Révolution. Certaines choses qu'il fit, et que personne d'autre n'aurait pu
faire, forcèrent la destinée; certaines choses qu'il dit enivrèrent la France
de résolution et de courage. Ces mots, ces actes résonnent à travers les âges.
Ils sont si vivants, si immortels qu'ils peuvent défier les cataclysmes mêmes
et se veulent au-dessus de l'oubli éternel. Ils sont pleins de la
toute-puissance et de l'immortalité de l'âme humaine, pleins de sa souveraineté
sur le destin. On sent qu'ils se reproduiront dans des éons non encore nés,
dans des mondes non encore créés. Le pouvoir dont ils jaillirent s'est rarement
exprimé en actes, et seulement à des moments exceptionnels. L'énergie de Danton
était en sommeil, indolente, s'éparpillant en une éloquence stupéfiante, se
contentant de sentiments et de mots. Mais chaque fois qu'elle se réveillait,
elle bouleversait les événements et précipitait dans la conscience de la
nation française le choc d'une force élémentaire et primitive. Tandis qu'il
vivait, se déplaçait, parlait, ressentait, agissait, l'énergie qu'il
n'utilisait pas lui-même se transmettait à des millions d'hommes; les pensées qu'il
n'exprimait pas s'emparaient d'esprits qui les faisaient leurs; les actions
qu'il aurait peut-être mieux accomplies lui-même, l'étaient de moins bonne
façon par d'autres. Danton était comblé. Superbe et ostentateur, il était
singulièrement dénué d'ambition personnelle. Il était satisfait de voir la
Révolution triompher grâce
à a sa force, mais dans les actes des autres. Sa
chute retira la force de la Terreur victorieuse qui animait la France, son
impulsion à détruire et à vaincre. Pendant une courte période l'élan acquis se
prolongea, puis vacilla et s'arrêta. Tout grand flot d'action a besoin d'une
âme humaine pour centre, un point incarné de la Personnalité Universelle, à
partir duquel elle puisse déferler sur les autres. Danton fut ce point, ce
centre. Ses pensées, ses sentiments, ses impulsions de chaque jour donnèrent un
équilibre à cette furie tumultueuse, une fixité à ce chaos lourd de sens. Il
fut le caractère de la Révolution personnifié son
cœur, tandis que Robespierre fut seulement sa main. L'Histoire qui, étant
européenne, met beaucoup l'accent sur les événements, un peu sur la parole,
mais n'a jamais pris en considération l'importance des âmes, ne peut apprécier
des hommes comme Danton. Seul l'œil du voyant peut les discerner au milieu de
la masse et remonter jusqu'à leur source le cours de ces immenses vibrations.
Sri Aurobindo
L'Heure de Dieu et autres écrits - La révolution française -
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