Mirabeau dirigea le crépuscule du matin, le sandhya [crépuscule] de
l'âge nouveau. Tribun aristocrate du peuple, champion des principes mais
lui-même sans principe, démocrate grand seigneur — homme chez qui la réflexion
était turbulente, la prudence elle-même hardie, sans défaillance et téméraire
—, il était le point de rencontre de deux époques. Il avait les passions du
passé, mais non sa réserve raffinée; la turbulence, le génie, l'impétuosité de
l'avenir mais non son attachement pondérateur aux idées. Il existe un honneur
de l'aristocrate qui a ses racines dans la bienséance et respecte le caractère
sacré de ses propres traditions; c'est l'honneur du conservateur. Il existe un
honneur du démocrate qui a ses racines dans les idées et respecte le caractère
sacré de ses propres principes; c'est l'honneur du libéral. Mirabeau n'avait ni
l'un ni l'autre. Il était le pur égoïste, l'éternel Rakshasa. Ce n'est pas par
égard pour la justice et la liberté qu'il aima la justice et la liberté, mais
par égard pour Mirabeau. Sa carrière eût-elle été heureuse et les formes de
l'Ancien Régime assez larges pour satisfaire ses ambitions et ses passions, le
soulèvement de 1789 l'aurait peut-être trouvé de l'autre bord. Mais parce que
le coeur et les sens de Mirabeau étaient insatisfaits, la Révolution française
triompha. C'est ainsi que Dieu prépare l'homme et le moment, se servant du bien
et du mal, avec une impartialité divine, pour Ses fins grandioses. Sans l'homme
le moment est une occasion perdue; sans le moment l'homme est une force
inopérante. L'union des deux change les destinées des nations et l'équilibre du
monde est modifié par ce qui semble un accident pour les esprits superficiels.
Sri Aurobindo
L'Heure de Dieu et autres écrits - La révolution française -
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