Un élément vital et indispensable du yoga intégral
et de son but total et ultime, est la conversion de tout l'être en une
conscience spirituelle plus haute et en une existence divine plus large. Toutes
les parties de nous-mêmes : volonté, action, connaissance, être pensant, être
émotif, être vital, tout notre moi et notre nature, doivent chercher le Divin,
entrer dans l'Infini, s'unir à l'Éternel. Mais la nature actuelle de l'homme
est limitée, divisée, inégale; il est plus aisé pour lui de se concentrer sur
la partie la plus forte de son être et de suivre une ligne de progrès
déterminée qui s'accorde à sa nature particulière ; seuls, de rares individus à
la nature plus large, ont la force de plonger immédiatement et directement dans
l'océan de l'Infinitude divine. Par suite, certains doivent choisir comme point
de départ la concentration de la pensée ou la contemplation ou une recherche
exclusive du mental pour trouver en eux-mêmes l'éternelle réalité du Moi ;
d'autres trouvent plus facile de se retirer dans le coeur pour y trouver le
Divin, l'Éternel ; pour d'autres encore, qui sont surtout dynamiques et actifs,
il est préférable de se centrer dans la volonté et d'élargir leur être par les
œuvres. Unis au Moi et à la source de tout par la soumission de leur volonté à
son infinitude, guidés en leurs oeuvres par la Divinité secrète
au-dedans, ou soumis au Seigneur de l'action cosmique qui est le maître et
moteur de toutes leurs énergies de pensée, de sentiment, d'action, et par cet
élargissement de l'être, devenus sans ego et universels, ils peuvent, par les œuvres, arriver à un commencement d'état spirituel complet. Mais quel que soit
le point de départ, le chemin doit déboucher sur un empire plus vaste ; il doit
finalement comprendre la totalité d'une connaissance intégrée, d'une
sensibilité intégrée et d'une volonté d'action dynamique intégrée, une
perfection de l'être et de la nature entière. Dans la conscience supramentale,
au niveau de l'existence supramentale, cette intégration est consommée; là, la
connaissance, la volonté, la sensibilité, la perfection du moi et de la nature
dynamique, s'élèvent chacune à son propre absolu, et toutes, à leur harmonie
parfaite en se fondant l'une en l'autre, toutes à une intégralité divine, une
perfection divine. Car le supramental est une Conscience-de-Vérité en laquelle
la Réalité divine, pleinement manifestée, n'œuvre plus avec les instruments de
l'Ignorance; l'absolue vérité statique de l'être devient dynamique dans une
vérité d'énergie et d'activité de l'être, parfaite et non conditionnée. Là,
chaque mouvement est un mouvement de la vérité spontanée de l'Être divin et
chaque partie est en complète harmonie avec le tout. Dans la Conscience-de-Vérité,
même l'action la plus limitée, la plus finie, est un mouvement de l'Éternel et
Infini, et participe de la perfection et du pouvoir absolu inhérents à
l'Éternel et Infini. En outre, l'ascension dans la Vérité supramentale, non
seulement élève notre conscience spirituelle et essentielle à cette hauteur,
mais amène une descente de cette Lumière et de cette Vérité dans tout notre
être et toutes les parties de notre nature. Alors, tout devient une partie intégrante
de la Vérité divine, un moyen d'union, un élément de l'unité suprême ; cette
ascension et cette descente sont donc nécessairement le but ultime de ce yoga.
S'unir à la Réalité divine de notre être et de tout
être, est le seul objet essentiel du yoga. Il est nécessaire de nous souvenir
toujours de cela. Nous devons nous rappeler que notre yoga ne doit pas être
entrepris pour acquérir même le supramental, mais pour le Divin ; ce n'est pas
pour sa joie et sa grandeur que nous cherchons le supramental, mais pour rendre
l'union absolue et complète, pour la sentir, la posséder, la dynamiser de
toutes les manières possibles dans notre être, dans ses intensités les plus
hautes et ses étendues les plus vastes, et dans chaque domaine, chaque
tournure, chaque coin et repli de notre nature. C'est une erreur de penser,
comme beaucoup y sont enclins, que le but du yoga supramental soit d'arriver à
la grandiose magnificence de la surhumanité, à une grandeur et un pouvoir
divins, ou à l'accomplissement d'une personnalité individuelle glorifiée. C'est
là une conception fausse et désastreuse — désastreuse, parce qu'elle risque
d'éveiller en nous l'orgueil, la vanité et l'ambition d'un mental vital
radjasique qui, s'il n'est pas dépassé et vaincu, doit nécessairement conduire
à la ruine spirituelle ; fausse, parce que c'est une conception égoïste et que
la première condition d'une transformation supramentale est de se débarrasser
de l'ego. Elle est particulièrement dangereuse pour la nature active et
dynamique des hommes de volonté et d'action qui peuvent aisément s'égarer à la
poursuite du pouvoir. Le pouvoir vient inévitablement avec le changement
supramental, et c'est la condition nécessaire d'une action parfaite ; mais c'est
la Shakti
divine qui vient et se saisit de notre nature et de notre vie, c'est le pouvoir
de l'Un qui agit à travers l'individu spirituel ; ce n'est pas un grossissement
de la force personnelle, pas le triomphe ultime de l'ego mental et vital
séparateur. L'accomplissement de soi est un résultat du yoga, mais son but n'est
pas la grandeur de l'individu. Le seul but est la perfection spirituelle, la
découverte du vrai moi et l'union avec le Divin en revêtant la conscience et la
nature divines**. Tout le reste est un détail d'acheminement, une circonstance
concomitante. Les impulsions égocentriques, l'ambition, le désir du pouvoir et
des grandeurs, et toutes les affirmations de soi, sont étrangers à cette
conscience plus grande et seraient une barrière infranchissable empêchant
d'approcher, même lointainement, du changement supramental. Il faut perdre le
petit moi inférieur, pour trouver le Moi plus grand. L'union avec le Divin doit
être le seul et suprême motif ; car même la découverte de la vérité de notre
être et de la vérité de tous les êtres, même la vie dans cette vérité et dans
cette conscience plus grandes, même la perfection de notre nature, sont
simplement les résultats naturels de cette union. Ce sont des conditions
indispensables pour que l'union soit complète, mais elles ne font partie du but
central que corrélativement, parce qu'elles en sont un développement nécessaire
et une conséquence majeure.
Il ne faut pas oublier non plus que le changement
supramental est difficile, lointain, que c'est un stade ultime ; il faut le considérer
comme la fin d'une perspective très éloignée ; on ne peut pas et ne doit pas en
faire un premier point de mire, un but qu'il faille constamment envisager ni un
objectif immédiat. Car il ne peut venir dans le champ des possibilités qu'après
une conquête de soi répétée, un dépassement de soi ardu, au bout de nombreuses
et longues étapes éprouvantes d'une difficile évolution de notre propre nature.
Il faut d'abord acquérir une conscience intérieure yoguique et qu'elle remplace
notre vision ordinaire des choses, nos mouvements naturels, les mobiles de
notre vie ; il faut révolutionner totalement la structure présente de notre
être. Puis il faut aller plus profondément encore, découvrir notre entité
psychique voilée, et sous sa direction, dans sa lumière, "psychiser",
emplir d'âme les parties intérieures et extérieures de notre être, changer
notre nature mentale, notre nature vitale, notre nature corporelle et tous nos actes,
nos états, tous les mouvements du mental, du vital et du physique, et en faire
des instruments conscients de l'âme. Ensuite, ou en même temps, nous devons
spiritualiser l'être dans sa totalité en faisant descendre la Lumière, la Force, la Pureté, la Connaissance, la
liberté et l'immensité divines. Il est nécessaire de briser les limites du
mental personnel, du vital et du physique personnels, de dissoudre l'ego,
d'entrer dans la conscience cosmique, de réaliser le Moi, d'acquérir un mental
et un coeur spiritualisés et universalisés, une force de vie et une conscience physique
spiritualisées et universalisées. Alors, et alors seulement, le passage en la
conscience supramentale commence à devenir possible ; et même alors, une
difficile ascension reste encore, dont chaque étape représente une réalisation
bien distincte et ardue. Le yoga est une évolution consciente, une évolution
concentrée et rapide de l'être, mais si rapide soit-elle, et même si l'on peut
effectuer en une seule vie ce qui, laissé aux seuls moyens de la Nature,
prendrait peut-être des siècles ou des millénaires, ou plusieurs centaines de
vies, il reste encore que toute évolution procède par étapes; et même la
rapidité la plus grande, même le mouvement le plus concentré, ne peuvent pas brûler
toutes les étapes ni renverser le processus naturel et mettre la fin près du
commencement. Un mental impatient et ignorant, une force trop ardente, ont vite
fait d'oublier cette nécessité; ils se précipitent en avant et font du
supramental un but immédiat, et ils s'attendent, avec leur petite fourche, à le
faire descendre de ses hauteurs suprêmes dans l'Infini. Cette attente est non
seulement absurde, mais pleine de danger. Car le désir vital peut fort bien
mettre en branle des puissances vitales obscures et violentes qui lui font
miroiter l'accomplissement immédiat de son impossible espérance; la conséquence
probable serait un plongeon dans toutes sortes d'illusions trompeuses, un
acquiescement aux mensonges et aux tentations des forces des ténèbres, une
chasse aux pouvoirs supranormaux, un abandon de la nature divine pour la nature
asourique, un gonflement de soi fatal dans l'énormité inhumaine, anti-naturelle
et anti-divine d'un ego démesuré. Si l'être est petit, si la nature est faible
et sans grande capacité, il n'y aura peut-être pas de désastre à grande
échelle, mais il peut y avoir des conséquences malencontreuses: une perte
d'équilibre, un dérangement mental et une chute dans la déraison, ou un
dérangement vital qui entraîne quelque aberration morale, ou une déviation qui s'achève
par quelque anomalie morbide de la nature. Notre yoga n'admet aucune anomalie,
fût-ce une anomalie sublime pour arriver à l'accomplissement de soi ou à la
réalisation spirituelle. Même lorsqu'on entre dans les expériences supranormales
et suprarationnelles, l'équilibre ne doit d'aucune façon être dérangé ; il doit
rester inébranlable, du sommet de la conscience jusqu'à la base ; la conscience
qui fait les expériences doit conserver une calme pondération, une clarté et un
ordre imperturbables dans son observation, une sorte de bon sens sublimé, un
pouvoir d'auto-critique inépuisable, un discernement juste, une vision ferme et
coordonnée ; toujours, on doit garder une saine compréhension des faits et un
positivisme hautement spiritualisé. Ce n'est pas en devenant irrationnel ou infrarationnel
que l'on peut dépasser la nature ordinaire et entrer en la supra-nature, c'est
en passant de la raison à la lumière plus grande d'une supra-raison. Cette
supra-raison descend dans la raison et la hisse vers les régions supérieures tout
en brisant ses limites ; la raison n'est pas perdue, mais elle change et
devient son propre moi véritable sans limite : un pouvoir de coordination dans
la supra-nature, c’est en passant de la raison à la lumière plus grande d’une
supra-raison. Cette supra-raison descend dans la raison et la hisse vers les
régions supérieures tout en brisant ses limites; la raison n’est pas perdue,
mais elle change et devient son propre moi véritable sans limite: un pouvoir de
coordination dans la supra-nature.
Il faut être en garde contre une autre erreur, à
laquelle notre mentalité est aisément encline aussi : c'est de prendre pour le supramental
quelque conscience intermédiaire supérieure, ou même n'importe quelle sorte de
conscience supranormale. Pour atteindre le supramental, il ne suffit pas de
s'élever au-dessus des mouvements ordinaires du mental humain ; il ne suffit pas
de recevoir une lumière plus grande, un pouvoir plus grand, une joie plus
grande, ni de développer des facultés de connaissance, de vision, de volonté
efficace, qui dépassent le rayon normal de l'être humain. Toute lumière n'est
pas la lumière de l'esprit, et encore moins la lumière du supramental ; le
mental, le vital et même le physique, ont des lumières qui leur sont propres,
bien qu'elles soient encore cachées, et qui peuvent être une grande source
d'inspiration, d'exaltation, d'information et être douées d'une grande
puissance d'exécution. L'ouverture à la conscience cosmique peut aussi apporter
un immense élargissement de la conscience et du pouvoir. L'ouverture au mental
intérieur, au vital intérieur, au physique intérieur et aux diverses étendues
de la conscience subliminale, peut libérer et mettre en mouvement des pouvoirs
anormaux ou supranormaux de connaissance, d'action ou d'expérience, pouvoirs
qu'un mental insuffisamment instruit pourrait facilement prendre pour des
révélations, des inspirations ou des intuitions spirituelles. L'ouverture vers le
haut, aux étendues plus vastes de l'être mental supérieur, peut faire descendre
beaucoup de lumière et beaucoup de force et créer une activité intense dans un
mental et un pouvoir de vie devenus intuitifs ; ou bien, l'ascension jusqu'à
ces étendues peut apporter une lumière vraie mais encore incomplète, et qui facilement
se mélange, une lumière qui est spirituelle en sa source, bien qu'elle ne reste
pas toujours spirituelle dans son caractère actif quand elle descend dans la
nature inférieure. Mais rien de tout cela n'est la lumière supramentale ni le
pouvoir supramental ; ceux-ci ne peuvent être vus et saisis que quand on a atteint
les sommets de l'être mental, quand on est entré dans le surmental et arrivé
aux frontières du vaste hémisphère supérieur de l'existence spirituelle. Là,
prennent fin totalement l'ignorance, l'inconscience, la noire Nescience
originelle — base de la Nature matérielle — qui lentement s'éveillent à une semi-connaissance
et qui enveloppent, imprègnent et limitent puissamment tous nos pouvoirs de
pensée et de vie ; car là, une Conscience-de-Vérité sans mélange et sans
amoindrissement est la substance même de tout l'être, sa pure texture
spirituelle. S'imaginer que l'on a atteint pareille condition quand on ballotte
encore dans la dynamique de l'Ignorance — bien que ce puisse être une Ignorance
éclairée et illuminée —, c'est s'exposer à un égarement désastreux, ou à un
arrêt dans l'évolution de notre être. Car, si nous prenons ainsi quelque état
inférieur pour le supramental, nous nous exposons à tous les dangers que nous
avons vus menacer ceux qui demandent la réalisation avec une hâte égoïste et
présomptueuse. Et si c'est l'un des états supérieurs que nous prenons pour
l'état suprême, nous pouvons, même si notre accomplissement est grand, nous
arrêter court avant d'avoir atteint le but plus haut et plus parfait de notre
être; car nous restons satisfaits de notre approximation et la transformation
suprême nous échappe. Même la réalisation d'une libération intérieure complète
et d'une haute conscience spirituelle, n'est pas la suprême transformation ;
car nous pouvons parvenir à une haute réalisation, à un état parfait en soi,
dans l'essence, et pourtant les parties dynamiques de notre nature resteront
les instruments du mental, fût-ce un mental illuminé et spiritualisé, et par
conséquent seront défectueuses comme tout ce qui obéit au mental, même dans
leur connaissance et leur pouvoir plus grands, et elles seront encore soumises
à un obscurcissement partiel ou local, ou limitées par la nescience originelle
qui les enveloppe.
Sri Aurobindo, La synthèse des yogas I –Le yoga des œuvres
1935
1935
Traduit de l’anglais par la Mère.
* Ce chapitre de La synthèse des yogas I –Le yoga des œuvres– fut ajouté plus tard par Sri Aurobindo mais resta inachevé.
** sâdharmya moukti. (Note de Sri Aurobindo)
La Triple Transformation
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