Un yoga intégral de la
connaissance doit reconnaître la double nature de cette manifestation : la
nature supérieure de Satchidânanda où Il est visible, et la nature inférieure
du mental, de la vie et du corps où Il est voilé ; et il doit réconcilier, unir
les deux en l'illumination d'une réalisation unitaire. Nous ne devons pas
laisser séparées les deux natures et vivre une sorte de double vie, spirituelle
au-dedans ou au-dessus, mentale et matérielle au-dehors ou en bas dans notre
existence terrestre active; nous devons re-voir et re-modeler notre existence
inférieure en la lumière, la force et la joie de la réalité supérieure. Nous
devons découvrir que la Matière est un moule de l'Esprit créé par les sens, un
véhicule des manifestations de la lumière, de la force et de la joie de
Satchidânanda dans les conditions les plus hautes de l'être et de l'activité
terrestres. Nous devons voir que la vie est un canal de la Force divine infinie
et briser la barrière d'éloignement et de division de cette Force, créée par les
sens et le mental ; alors le Pouvoir divin pourra prendre possession de toutes
les activités de notre vie, les diriger, les changer, jusqu'au jour où,
finalement, notre vitalité transfigurée cessera d'être cette force de vie
limitée qui maintenant soutient le mental et le corps, et deviendra une
expression de la Force-Consciente toute béatifique de Satchidânanda. De même,
nous devons changer notre mentalité sensorielle et émotive en une activité de
l'Amour divin et de la Félicité universelle ; nous devons charger et saturer de
la lumière de la Connaissance-Volonté divine l'intellect qui cherche à savoir et à vouloir en
nous, jusqu'au jour où il se transformera et deviendra une expression de cette
activité plus haute et sublime.
Cette transformation ne peut pas
être complète ni même s'accomplir vraiment sans l'éveil du mental-de-vérité,
échelon qui correspond au Supramental dans l'être mental et qui est capable de
recevoir mentalement ses illuminations. Sans une libre ouverture de ce pouvoir
intermédiaire, les deux natures, supérieure et inférieure, restent séparées par
l'opposition de l'Esprit et du Mental, et, bien qu'il puisse y avoir communication
et influence ou que la nature inférieure puisse être saisie par la nature
supérieure dans une sorte de transe lumineuse et extatique, il ne peut pas y
avoir de pleine ni parfaite transfiguration de la nature inférieure. Nous
pouvons sentir, plus ou moins, par le mental émotif, l'Esprit présent dans la
matière et dans toutes ses formes, la Félicité divine présente dans toutes les
émotions et toutes les sensations, la Force divine derrière toutes les
activités de la vie, nous pouvons en avoir quelque sensation par le mental
sensoriel, quelque perception ou conception par le mental intellectuel, mais
l'inférieur continuera de garder sa nature propre; il limitera, divisera
l'action de l'influence d'en haut et altérera son caractère. Même si cette
influence revêt sa puissance la plus haute, la plus vaste, la plus intense,
elle restera encore irrégulière et désordonnée dans nos activités et ne sera
parfaitement reçue que dans le calme et l'immobilité ; nous serons encore
sujets à d'obscures réactions et à des périodes d'obscurcissement lorsqu'elle
se retirera de nous ; nous aurons tendance à l'oublier dans la tension de la
vie ordinaire, sous les chocs extérieurs et le harcèlement des dualités, et à
ne la posséder pleinement que lorsque nous serons seuls avec nous-mêmes et avec
Dieu, ou seulement à nos moments ou périodes de haute exaltation et d'extase.
Car notre mentalité, instrument restreint dans un champ limité et saisissant
les choses par fragments et par bribes, est nécessairement instable, agitée,
changeante ; elle ne peut trouver la stabilité qu'en limitant son champ
d'action, et la fixité seulement dans l'abstention et le repos.
En fait, nos
perceptions de vérité directes viennent du Supramental — c'est une Volonté qui
sait et une Connaissance qui effectue —, c'est lui qui crée l'ordre universel
dans cette infinitude. Quand il s'éveille à l'action, dit le Véda, il fait descendre
sans restriction les torrents de la pluie du ciel, la pleine coulée des sept
rivières de la mer de lumière, de pouvoir et de joie, en haut. Il révèle
Satchidânanda. Il révèle la Vérité derrière les suggestions clairsemées et mal
assorties de notre mentalité, et chacune trouve sa place en l'unité de la
Vérité qui est derrière; ainsi il peut transformer le clair-obscur de notre
mental en une certaine totalité de lumière. Il révèle la Volonté derrière les
quêtes tortueuses de notre volonté mentale et les luttes mal réglées de nos
souhaits émotifs et de nos efforts vitaux, et chacun trouve sa place en l'unité
de la Volonté lumineuse qui est derrière; ainsi il peut transformer la lutte
semi-obscure de notre vie et de notre mental en une certaine totalité de force
organisée. Il révèle la Félicité vers laquelle chacune de nos sensations et de
nos émotions s'achemine à tâtons et d'où elles retombent bientôt dans un
mouvement de satisfaction à demi saisie ou dans l'insatisfaction, la douleur,
le chagrin, l'indifférence, et chacune trouve sa place en l'unité de la
Félicité universelle qui est derrière; ainsi il peut transformer le conflit de
nos émotions et de nos sensations dualisées en une certaine totalité de
félicité et d'amour, sereins mais profonds et puissants. En outre, parce qu'il
révèle le jeu universel, il montre la vérité essentielle d'où procède chaque
mouvement et vers laquelle chacun progresse, la force d'accomplissement que
chaque mouvement porte en lui-même, la félicité d'être pour laquelle et de
laquelle chacun est né, et il relie tous les mouvements à la conscience, à la
force, à la félicité et à l'être universels de Satchidânanda. Ainsi il
harmonise toutes les oppositions, les divisions, les contradictions de
l'existence et nous montre, en chacune, l'Un et Infini. Soulevés dans cette
lumière supramentale, la douleur, le plaisir et l'indifférence commencent à se
transmuer en la joie de l'unique Félicité existant en soi la force et la
faiblesse, le succès et l'échec, en des pouvoirs de l'unique Force-Volonté qui
s'accomplit ; la vérité et l'erreur, la connaissance et l'ignorance, en la
lumière de l'unique Conscience de soi infinie, l'unique Connaissance universelle
; l'accroissement de l'être et la diminution de l'être, les limitations et le
dépassement des limites, en vagues de l'unique Existence consciente qui se
réalise. Toute notre vie autant que tout notre être essentiel se transforme en
une possession de Satchidânanda.
Par cette connaissance intégrale,
nous arrivons à l'unité des buts que se propose la triple voie de la
Connaissance, des Œuvres et de la Dévotion. La connaissance vise à la
réalisation de l'Existence en soi véritable ; les œuvres, à la réalisation de
la divine Volonté-Consciente qui secrètement gouverne toutes les œuvres ; la
dévotion à la réalisation de la Béatitude de l'Amant qui a la joie de tous les
êtres et de toutes les existences — Sat, Chit-Tapas, Ananda. Car chaque voie
vise à la possession de Satchidânanda sous un aspect ou un autre de sa nature
divine triple en une. Par la connaissance intégrale nous arrivons toujours à
notre être vrai, éternel, immuable, à l'Existant en soi que chaque
"je" dans l'univers représente obscurément, et nous annulons toute
différence en la grande réalisation: sô'ham, je suis Lui, et, en même temps,
nous arrivons à notre identité avec tous les autres êtres.
Mais en outre, la connaissance
intégrale nous fait percevoir que cette Existence infinie est la Force
consciente qui crée et gouverne les mondes et se manifeste en leurs œuvres;
elle nous révèle que l'Existant en soi, par sa volonté-consciente universelle,
est le Seigneur, Ishwara. Elle nous rend capables d'unir notre volonté à la
Sienne, de découvrir Sa volonté dans les énergies de toutes les existences et
de voir que l'accomplissement de ces énergies dans les autres fait partie de
notre propre accomplissement universel. Ainsi, la connaissance intégrale fait
disparaître la réalité du conflit, de la division et de l'opposition, et laisse
seulement leurs apparences. Par cette connaissance, nous arrivons donc à la
possibilité d'une action divine, c'est-à-dire à un fonctionnement qui reste
personnel pour notre nature, mais impersonnel pour notre être puisqu'il procède
de Cela qui est par-delà notre ego et n'agit qu'avec Sa sanction universelle. Nous
accomplissons nos œuvres avec égalité, sans être liés à l'action ni à ses
résultats, à l'unisson du Suprême, à l'unisson de l'universel, libres de toute
responsabilité séparée dans nos actes et, par conséquent, non affectés par leurs
réactions. L'accomplissement de la voie des Œuvres tel que nous l'avons vu
devient ainsi une annexe et un résultat de la voie de la Connaissance.
Enfin, la connaissance intégrale
nous révèle que l'Existant en soi est le parfaitement Béatifique; en tant que
Satchidânanda, origine du monde et de tous les êtres, Il accepte leur adoration,
de même qu'Il accepte les œuvres de leur aspiration et les recherches de leur
connaissance ; Il se penche vers eux et les attire à Lui pour les prendre tous
en la joie de Son être divin. Puisque nous savons qu'Il est notre Moi divin,
nous devenons un avec Lui, de même que l'amant et la bien-aimée deviennent un,
et nous avons l'extase de cet embrassement. Et puisque nous savons aussi qu'Il
est en tous les êtres, puisque nous percevons la gloire, la beauté et la joie
du Bien-Aimé en toutes choses, nous transformons notre âme en la passion de la
Félicité universelle, en l'immensité, la joie de l'Amour universel. Le sommet
de la voie de la Dévotion, nous le verrons, devient également une annexe et un
résultat de la voie de la Connaissance.
Ainsi, par la connaissance
intégrale, nous unifions tout en l'Un. Nous assumons tous les accords de la
musique universelle, tous ses accents, doux ou discordants, puissants ou
faibles, distincts ou étouffés, toutes ses suggestions lumineuses ou obscures,
et les trouvons tous changés et tous réconciliés en l'harmonie indivisible de
Satchidânanda. La Connaissance apporte aussi le Pouvoir et la Joie. "Comment
serait-il trompé et d'où aurait-il de la peine, celui qui voit partout l'Unité
? ¹"
Sri Aurobindo , LA SYNTHÈSE DES YOGA II, chapitre XVI— L'Unité