Heraclitus
7 chapitres publiés dans le journal "Arya"
entre Décembre 1916 et Juin 1917
par Sri Aurobindo
VII
Les idées d'Héraclite sur
lesquelles j'ai insisté jusqu'ici sont générales, philosophiques, métaphysiques
; elles visent ces premières vérités de l'existence, devânâm prathamâ vratâni (les premières lois d'opération des dieux)
que la philosophie cherche d'abord parce qu'elles sont la clef de toutes les
autres vérités. Mais quel est leur effet pratique sur la vie et sur
l'aspiration des hommes? Car, en fin de compte, la réelle valeur qu'a pour
l'homme la philosophie, c'est de l'éclairer sur la nature de son être, sur les
principes de sa psychologie, sur ses rapports avec le monde et avec Dieu, sur
les lignes fixes ou les vastes possibilités de sa destinée. La faiblesse de la
plupart des philosophies européennes (sauf celles de l'Antiquité), c'est
qu'elles vivent trop dans les nuages et recherchent la pure vérité métaphysique
trop exclusivement pour elle-même ; c'est pourquoi elles ont été un peu
stériles parce que portant beaucoup trop indirectement sur la vie. Le grand
mérite de Nietzsche parmi les penseurs européens récents est d'avoir rendu à la
philosophie un peu de son ancien dynamisme, de son ancienne force pratique,
bien que sous la pression de cette tendance, il ait peut-être trop négligé le
côté dialectique et métaphysique de la pensée philosophique. Sans aucun doute,
lorsque nous cherchons la vérité, nous devons d'abord la chercher pour
elle-même, et non pas nous mettre en route avec une prévention, un but pratique
préconçu, qui pourrait altérer nos vues désintéressées ; mais quand la Vérité a
été trouvée, sa répercussion sur la vie prend une importance capitale, elle est
la véritable justification du labeur que nous avons consacré à notre recherche.
La philosophie indienne a toujours compris sa double fonction ; elle a cherché
la vérité, non seulement par plaisir intellectuel ou parce que tel est le dharma naturel de la raison, mais afin
de savoir comment l'homme peut vivre par la Vérité ou lutter pour l'atteindre.
D'où son influence immédiate sur la religion, les idées sociales, la vie
quotidienne du peuple, d'où aussi son immense pouvoir dynamique sur la pensée
et les actions de l'humanité indienne. Les penseurs grecs, Pythagore, Socrate,
Platon, les stoïciens, les épicuriens, avaient eux aussi ce but pratique, cette
force dynamique, mais cela n'agissait que sur une minorité cultivée ; car la
philosophie grecque, relâchant les liens qui l'attachaient aux mystiques, se
séparait de la religion populaire. Or, de même qu'en général, seule la
philosophie peut donner de la
lumière à la religion et la sauver de la grossièreté, de l'ignorance et de la
superstition, de même seule la religion peut donner, sauf exceptions, une
ardeur spirituelle et un pouvoir efficace à la philosophie et l'empêcher de
devenir vide de substance, abstraite, stérile. Lorsque les deux sœurs divines
se séparent, c'est un malheur pour les deux.
Or, lorsque dans les paroles d'Héraclite
nous cherchons l'application humaine de ses grandes pensées fondamentales, nous
sommes déçus. Il ne nous guide guère expressément et, à tout prendre, il nous
laisse tirer nous-mêmes ce que nous pourrons de la richesse compacte de ses
idées premières. Ce qu'on peut appeler sa conception aristocratique de la vie,
nous pourrions le considérer comme un résultat moral de sa conception
philosophique de la Puissance en tant que nature du principe originel. Il nous
dit que la majorité est mauvaise, l'élite bonne, et que pour lui un seul, s'il
est le meilleur, en vaut des milliers. Puissance de connaissance, puissance de
caractère — le caractère, dit-il, est la force divine de l'homme —, puissance
et excellence en général sont les choses qui l'emportent dans la vie humaine,
et elles ont une valeur suprême ; ces choses, à leur degré pur, élevé, sont
rares parmi les hommes, elles ne sont atteintes que par quelques-uns, et avec
difficulté. De ces indications, qui jusque là sont bien vraie, nous pourrions
tirer une philosophie sociale et politique. Mais le démocrate pourrait bien
répondre que s'il existe, dans un individu isolé ou dans une petite élite, une
vertu, une connaissance et une force éminentes et concentrées, il existe aussi
dans la multitude une vertu, une connaissance et une force diffuses qui,
agissant collectivement, peuvent outre-passer des excellences rares et isolées
et leur faire plus que contre-poids. Si, comme l'affirmait aussi la vieille
pensée indienne, le roi, le sage, le meilleur, est Vishnou en personne, à un
degré auquel ne peut prétendre l'homme ordinaire, prâkrito janâh, il en est de même des « cinq », du groupe, du
peuple. Le Divin est samashti aussi
bien que vyashti, il se manifeste
dans la collectivité aussi bien que dans l'individu, et la justice sur laquelle
insiste Héraclite exige que les deux aient leur effet et leur valeur ; en fait
ils dépendent l'un de l'autre et ils puisent l'un dans l'autre pour la
réalisation de leurs excellences respectives.
D'autres pensées d'Héraclite sont pleines
d'intérêt, comme celle où il affirme l'élément divin dans les lois humaines —
pensée profonde et riche de résultats. Ses opinions sur la religion populaire
sont intéressantes, mais elles restent à la surface, et même là elles ne nous
conduisent pas très loin. Il repousse avec un mépris violent la dégradation
contemporaine des vieilles formules mystiques et se détourne d'elles pour aller
vers les vrais mystères, ceux de la Nature et de notre être — cette Nature qui,
dit-il, aime à se cacher, est pleine de mystères, est toujours occulte. C'est
un signe que le savoir des premiers mystiques s'était perdu, que le sens
spirituel s'était retiré de leurs symboles, tout comme pour l'Inde védique ;
mais en Grèce, il ne se produisit aucun mouvement nouveau et puissant qui pût,
comme dans l'Inde, les remplacer par de nouveaux symboles, par des réaffirmations
nouvelles et plus philosophiques de leurs vérités cachées, par de nouvelles
disciplines, de nouvelles écoles de yoga. Il y eut bien des tentatives, comme
celle de Pythagore, mais dans son ensemble la Grèce, suivant la direction
donnée par Héraclite, développa le culte de la raison et laissa les restes de
la vieille religion occulte devenir une superstition solennelle, une pompe
conventionnelle.
Doublement intéressante est sa
condamnation du sacrifice animal ; c'est, dit-il, une vaine tentative pour se
purifier en se souillant de sang, comme si l'on voulait nettoyer avec de la
boue des pieds couverts de boue. Nous trouvons là, contre une pratique religieuse
ancienne et universelle, cette même tendance à la révolte qui, dans l'Inde,
détruisit le système sacrificiel de la religion védique — bien que la grande
impulsion miséricordieuse du Bouddha fût absente de l'esprit d'Héraclite : la
pitié n'aurait jamais pu devenir un mobile puissant chez les vieilles races
méditerranéennes. Mais les termes mêmes employés par Héraclite nous montrent
que l'ancien système de sacrifice, en Grèce comme dans l'Inde, n'était pas
simplement une pratique barbare destinée à rendre propices des divinités
sauvages, comme a conclu, à tort, la science moderne ; il avait un sens
psychologique, c'était une purification de l'âme aussi bien qu'une propitiation
de puissances supérieures et secourables, et il était donc selon toute
probabilité mystique et symbolique. Nous savons en effet que la purification
était l'une des idées maîtresses des anciens Mystères. Dans l'Inde de la Gîtâ,
dans le développement du Judaïsme par les prophètes et par Jésus, alors que les
vieux symboles physiques, et surtout le sacrifice du sang, furent déconseillés,
l'idée psychologique du sacrifice fut conservée, renforcée et pourvue de
symboles plus subtils, tels que l'Eucharistie chrétienne et les offrandes des
adorateurs dans les temples shivaïtes et vishnouïtes. La Grèce, avec sa
tendance rationaliste et son sens religieux insuffisant, n'a pas pu sauver sa
religion ; elle penche vers cette cassure entre science et philosophie d'un
côté et religion de l'autre, qui est un trait si particulier de l'esprit
européen. Là aussi, Héraclite, comme dans tant d'autres directions, fut un
précurseur et indique la tournure naturelle à la pensée occidentale.
Également frappante est sa condamnation
de l'idolâtrie, une des premières dans l'histoire de l'humanité : « Celui qui
prie une image jacasse devant un mur de pierre. » La violence intolérante de ce
rationalisme, de ce positivisme protestants fait, elle aussi, d'Héraclite un
précurseur de toute l'évolution de l'esprit humain. Ce n'était certes pas une protestation
religieuse comme celle de Mahomet contre le polythéisme naturaliste, païen et
idolâtre des Arabes ou comme celle des protestants contre le culte esthétique
et émotionnel adressé aux saints dans l'Église catholique, sa Mariolâtrie, son
emploi des images et son rituel compliqué ; le mobile d'Héraclite est
rationnel, philosophique, psychologique. Héraclite, certes, n'était pas un
rationaliste pur ; il croit aux dieux, mais en tant que présences psychologiques,
en tant que puissances cosmiques, et il supporte trop mal la grossièreté de
l'image physique, son emprise sur les sens, son obscurcissement de la
signification psychologique des divinités pour voir que la prière est adressée
non pas à la pierre, mais à la personne divine représentée dans cette pierre.
Il est à remarquer que dans sa conception des dieux, il s'apparente aux vieux
prophètes védiques, bien que par tempérament, il ne soit aucunement un mystique
religieux. La religion védique semble avoir exclu les images matérielles, et ce
furent les mouvements protestants du Jaïnisme et du Bouddhisme qui, ou bien
introduisirent, ou tout au moins rendirent populaire et général le culte des
images dans l'Inde. Là aussi, Héraclite prépare la voie pour la destruction de
la vieille religion, pour le règne de la philosophie et de la raison pures,
pour le vide que vint remplir le Christianisme ; car l'homme ne peut pas vivre
par la seule raison. Lorsqu'il fut trop tard, on essaya de re-spiritualiser la
vieille religion, et il y eut la remarquable tentative de Julien et de Libanios
pour dresser un paganisme régénéré contre le Christianisme triomphant , mais
cet effort n'était pas assez substancié, il était trop exclusivement
philosophique et vide de la puissance dynamique que donne l'esprit religieux.
L'Europe avait tué ses vieilles croyances et leur avait ôté toute possibilité
de renaître ; elle dut aller chercher sa religion en Asie.
Ainsi, pour la vie générale de l'homme,
Héraclite ne nous donne rien d'autre que son allusion à un principe
aristocratique dans la société et dans la politique — et nous pouvons observer
que cette tendance aristocratique a été très forte chez presque tous les
philosophes grecs qui ont suivi. En religion, son influence tendait à détruire
la vieille croyance sans, en fait, la remplacer par rien de plus profond , bien
qu'il ne fût pas lui-même un pur rationaliste, il prépara la voie au
rationalisme philosophique. Cependant, même sans religion, la philosophie peut
à elle seule nous donner au moins quelque lumière sur la destinée spirituelle
de l'homme, quelque espérance de l'infini, quelque idéal de perfection vers
lequel nous efforcer. Platon, qui avait subi l'influence d'Héraclite, essaya de
faire cela pour nous ; sa pensée chercha Dieu, essaya de saisir l'idéal,
entretint l'espoir d'une société humaine parfaite. Nous savons comment les
néo-platoniciens développèrent ses idées sous l'influence de l'Orient et
comment ils influencèrent le Christianisme. Les stoïciens, qui sont encore plus
directement les descendants intellectuels d'Héraclite, arrivèrent à des idées
fort remarquables et fécondes sur les possibilités humaines et aussi à une
puissante discipline psychologique — nous dirions dans l'Inde un yoga — par
laquelle ils espéraient réaliser leur idéal. Mais qu'est-ce qu'Héraclite
lui-même peut nous donner ? Directement, rien. Il nous faut aller chercher
nous-mêmes tout ce que nous pourrons dans ses principes premiers et ses phrases
hermétiques.
Héraclite était considéré dans
l'Antiquité comme un penseur pessimiste, et nous avons une ou deux de ses
phrases dont nous pouvons, si nous le désirons, déduire ce vieil et vain
évangile de la vanité des choses. Le temps, dit-il, joue aux dames comme un
enfant s'amuse avec des jetons, construit des châteaux sur la plage rien que
pour les détruire ensuite. Si tel est le dernier mot, alors tout effort humain,
toute aspiration humaine sont vains. Mais sur quel principe philosophique
premier repose cette affirmation décourageante ? Tout dépend de cela, car la
phrase en elle-même n'est que l'affirmation d'un fait évident en soi, la
mutabilité des choses, la nature éphémère et périodique des formes. Mais si les
principes qui s'expriment par des formes sont éternels, ou s'il y a dans les
choses un Esprit qui trouve son compte dans les transformations et les
évolutions du temps, et si cet Esprit demeure en l'être humain comme pouvoir immortel et infini
de son âme, on n'est pas amené à conclure à la vanité du monde ou à la vanité
de l'existence humaine. Si en effet le principe originel et éternel du Feu est
une substance ou une force purement physique, alors, véritablement, puisque
tout le grand jeu de la conscience en nous et tout son effort doivent se perdre
en ce feu et s'y dissoudre, il ne peut y avoir aucune valeur spirituelle en
notre être, encore moins en notre œuvre. Mais nous avons vu que le Feu
d'Héraclite ne peut pas être un principe purement physique ou inconscient.
Veut-il dire alors que toute notre existence n'est qu'un Devenir constamment
changeant, un jeu ou lîlâ qui n'a d'autre
but que d'être joué et qui n'a d'autre fin que d'être convaincu de la vanité de
toute activité cosmique par le retour et la chute de cette activité dans
l'unité indiscriminable du principe (ou substance) originel ? Car même si ce
Principe, l'Unité à laquelle retourne le multiple, n'est pas uniquement
physique, ou n'est pas physique du tout, mais spirituel, nous pouvons encore,
comme les mâyâvâdins, affirmer la
vanité du monde et de notre existence humaine, précisément parce que l'un n'est
pas éternel et que l'autre n'a pour but ultime que sa propre auto-abolition
après qu'aura été obtenue la certitude de la vanité et de l'irréalité de tous
ses intérêts et desseins temporels. La condamnation du monde par le Feu absolu
unique est-elle une telle condamnation, pour cause de vanité, de toutes les
valeurs temporelles et relatives du Multiple ?
C'est l'un des sens dans lesquels nous
pouvons comprendre la pensée d'Héraclite. Son idée que toutes choses sont nées
de la guerre et existent pour la lutte pourrait, si elle était isolée, nous
amener à cette conclusion, même si Héraclite lui-même n'y arrive pas aussi
clairement. En effet, si tout est un continuel conflit de forces, si son
meilleur aspect n'est qu'une justice violente et sa plus haute harmonie une
tension de contraires sans aucun espoir de réconciliation divine, sa fin une
condamnation et une destruction par le Feu éternel, alors tous nos espoirs
d'idéal, toutes nos aspirations, sont déplacés, ils n'ont aucun fondement dans
la vérité des choses. Mais il y a un autre aspect de la pensée d'Héraclite. Il
dit bien que toutes choses viennent à la vie « selon la lutte », par le choc
des forces, qu'elles sont gouvernées par la justice décisive de la guerre. Il
dit aussi que tout est entièrement déterminé, écrit d'avance. Mais alors
qu'est-ce qui « détermine » ? La justice d'un choc de forces n'est pas le
destin ; les forces en conflit « déterminent » bien, mais seulement de moment
en moment, selon un équilibre constamment changeant et qui peut toujours se
modifier si de nouvelles forces apparaissent. S'il y a dans les choses une
prédétermination, un destin inévitable, alors il doit y avoir derrière le
conflit quelque pouvoir qui les détermine, qui fixe leurs mesures. Quel est ce
pouvoir? Héraclite nous le dit toutes les choses en effet naissent selon la
lutte, mais toutes choses aussi naissent selon la raison, kat ' erin, mais aussi kata
tou logou. Quel est ce Logos ? Ce n'est pas une raison inconsciente dans
les choses, car son Feu n'est pas une simple force inconsciente, il est Zeus,
il est éternité. Le Feu, Zeus, est Force, mais il est aussi une Intelligence.
Disons donc que c'est une Force intelligente qui est origine et maître des
choses. Et ce Logos ne peut pas non plus être identique en sa nature avec la
raison humaine, car celle-ci est jugement et intelligence individuels, et par conséquent
relatifs et partiels, qui ne peuvent s'emparer que de la vérité relative, non
de la vraie vérité des choses, tandis que le Logos est un et universel, raison
absolue qui par conséquent combine et dirige toutes les activités du multiple.
Alors Philon n'avait-il pas raison lorsqu'il déduisait de cette idée d'une
Force intelligente, origine et maître du monde, Zeus et Feu, son interprétation
du Logos comme « le dynamique divin, l'énergie et la révélation de soi de Dieu
» ? Héraclite ne se serait peut-être pas exprimé en ces termes, il n'a
peut-être pas vu tout ce que contenait sa propre pensée, mais le sens donné par
Philon est bien celui que l'on trouve lorsqu'on approfondit et qu'on réunit les
différents apophtegmes d'Héraclite et qu'on en tire les conséquences.
Et cela est très près de la conception
indienne de Brahman, cause, origine et substance de toutes choses, Existence
absolue dont la nature est Conscience (chit),
qui se manifeste comme Force (tapas,
shakti) et qui se meut dans le monde de son être propre comme Voyant et
Penseur, kavir manîshî,
Volonté-Connaissance immanente en tout, vijnânamaya
purusha, qui est le Seigneur ou le Divin, îsh, îshvara, deva, et qui a ordonné toutes choses
selon leur nature depuis des années sans commencement — les « mesures »
d'Héraclite, que le soleil est contraint d'observer, ces choses qui « sont absolument
déterminées ». Cette Volonté-Connaissance est le Logos. Les stoïciens en
parlaient comme d'un Logos-semence, spermatikos,
reproduit dans les êtres conscients comme de nombreux Logos-semences ; et cela
nous fait penser aussitôt au prajnâ-purusha
védântique, Intelligence suprême qui est le Seigneur et qui demeure dans l'état
de sommeil, tenant toutes choses en une graine de dense conscience qui
s'élabore par l'intermédiaire des perceptions du Purusha subtil, l'Être mental.
Vijnâna est en vérité une conscience
qui voit les choses, non comme les voit la raison humaine, en morceaux et en
fragments, en rapports séparés et rassemblés, mais dans la raison originelle de
leur existence, dans la loi de leur existence, dans leur première et totale
vérité ; c'est par conséquent le Logos-semence, la force consciente
originatrice et déterminante qui œuvre comme Intelligence et comme Volonté
suprêmes. Le sage védique l'appelait Conscience-Vérité et croyait que les hommes
peuvent aussi devenir conscients de la Vérité, qu'ils peuvent pénétrer dans la
Raison et la Volonté divines et par la Vérité devenir immortels.
La pensée d'Héraclite admet-elle un
espoir tel que celui que les prophètes védiques entretenaient et chantaient
dans leurs hymnes avec une confiance si triomphante ? Justifie-t-elle même une
aspiration quelconque à une sorte d'état de surhomme divin comme celui vers
lequel se sont efforcés avec tant d'ardeur ses disciples les stoïciens, ou
comme celui dont Nietzsche, l'Héraclite moderne, a tracé un tableau trop
grossier et trop violent ? Son affirmation que l'homme est allumé comme un feu
et comme lui disparaît dans la nuit, est banale et assez décourageante. Mais
après tout cela peut n'être vrai que de l'homme apparent. Est-il possible pour
l'homme, dans son devenir, d'élever ses mesures fixes actuelles ? Peut-il
élever sa raison mentale, relative, individuelle et lui donner une communion
directe ou une participation directe à la nature divine et absolue ? Peut-il
inspirer les valeurs de sa force humaine et les élever aux valeurs supérieures
de la force divine ? Peut-il devenir conscient, comme les dieux, d'un bien
absolu et d'une beauté absolue ? Peut-il hausser ce mortel à la nature de l'immortalité
? A son tableau mélancolique de la nature passagère de l'homme, il oppose cette
phrase hermétique remarquable : « Les dieux sont des mortels, les hommes des
immortels », phrase qui, prise à la lettre, pourrait signifier que les dieux
sont des puissances qui périssent et se remplacent, tandis que l'âme seule de
l'homme est immortelle, mais qui doit signifier en tout cas qu'il y a dans
l'homme, derrière son caractère extérieur éphémère, un esprit immortel. Nous
avons aussi sa parole : « Tu ne peux pas trouver les limites de l'âme », et
nous avons la plus profonde de toutes les sentences d'Héraclite : « Le royaume
est de l'enfant ». Si l'homme, dans son être réel, est un esprit infini et
immortel, il n'y a sûrement aucune raison pour qu'il ne s'éveille pas à cette
immortalité, pour qu'il ne se hausse pas à la conscience de l'universel, un et
absolu, pour qu'il ne vive pas dans une plus haute réalisation de soi. « J'ai
cherché par moi-même », dit Héraclite. Qu'a-t-il trouvé ?
Il y a cependant une grande lacune, un
grave défaut, soit dans sa connaissance des choses, soit dans sa connaissance
du moi humain. Nous voyons dans combien de directions la vision profonde et
divinatrice d'Héraclite a anticipé les généralisations les plus vastes et les
plus profondes de la science et de la philosophie et combien ses pensées, même
les plus superficielles, indiquent de récentes et puissantes tendances de
l'esprit occidental ; nous voyons aussi comment certaines de ses idées ont
influencé des penseurs profonds et féconds tels que Platon, les stoïciens, les
néo-platoniciens. Mais dans sa faiblesse aussi il est un précurseur, celle tout
au moins qui n'a pas été sérieusement influencée par les religions ou le
mysticisme de l'Asie. J'ai essayé de montrer combien souvent sa pensée rejoint
la pensée védique ou védântique et lui est presque identique. Mais sa
reconnaissance de la vérité des choses s'arrête avec la vision de la raison
universelle et de la force universelle ; il semble avoir résumé le principe des
choses en ces deux premiers termes : l'aspect de conscience et l'aspect de
pouvoir, une intelligence suprême et une énergie suprême. L'œil de la pensée
indienne a vu un troisième aspect du Moi et de Brahman ; à côté de la
conscience universelle agissant dans la divine volonté, il a vu la félicité
universelle agissant dans la joie et l'amour divins. La pensée européenne,
suivant la ligne de la pensée d'Héraclite, s'est attachée à la raison et à la
force et en a fait les principes vers la perfection desquels notre être doit
aspirer. La force est le premier aspect du monde : guerre, choc d'énergies; le
deuxième aspect, la raison, émerge de cette apparence de force dans laquelle
elle était d'abord cachée et se révèle comme une certaine justice, une certaine
harmonie, une certaine intelligence et raison déterminante au cœur des choses
; le troisième aspect est un secret plus profond compris entre les deux autres :
félicité, beauté, amour universels, qui, s'emparant des deux autres, peut
établir quelque chose de plus élevé que la justice, de meilleur que l'harmonie,
de plus vrai que la raison: unité et béatitude, extase de notre existence
accomplie. De ce dernier pouvoir secret, la pensée occidentale n'a vu que
deux aspects inférieurs, le plaisir et la beauté esthétique ; elle n'a trouvé
ni la beauté spirituelle ni la félicité spirituelle. C'est pour cette raison
que l'Europe n'a jamais pu se faire une puissante religion qui lui soit propre
; elle a dû se tourner vers l'Asie. La science prend possession des mesures et
des utilités de la force ; la philosophie rationnelle poursuit la raison
jusqu'en ses dernières subtilités ; mais la philosophie et la religion
inspirées peuvent s'emparer du secret suprême, uttamam rahasyam.
Héraclite aurait pu le voir s'il avait
conduit sa vision un peu plus loin. La Force, par elle-même, ne peut produire
qu'un équilibre de forces, la lutte qui est justice ; dans cette lutte a lieu
un échange incessant, et une fois que la nécessité de cet échange est comprise,
alors surgit la possibilité de modifier et de remplacer la guerre par la raison
comme principe déterminant de l'échange. De ce second effort de l'homme,
Héraclite ne vit pas clairement la possibilité. De l'échange, nous pouvons nous
élever à la notion la plus haute possible de l'interéchange, une dépendance
mutuelle faite du don de soi comme secret caché de la vie ; de là peut sortir
la puissance de l'Amour qui remplace la lutte et dépasse le froid équilibre de
la raison. Là est le portail de l'extase divine. Héraclite n'a pas pu le voir,
et pourtant sa phrase sur le royaume de l'enfant touche presque au cœur de ce
secret. Car ce royaume est évidemment spirituel, c'est le couronnement, c'est
la maîtrise à laquelle arrive l'homme parfait ; et l'homme parfait est un divin
enfant ! Il est l'âme qui s'éveille au jeu divin, qui l'accepte sans peur ni
réserve, qui s'abandonne au Divin en une pureté spirituelle qui permet à la
force soucieuse et troublée de l'homme d'être libérée des soucis et des
chagrins et de devenir le jeu joyeux de la Volonté divine, qui permet aussi à
la raison relative et trébuchante d'être remplacée par cette connaissance
divine qui, pour le Grec, pour l'homme rationnel, est sottise, qui permet enfin
à la laborieuse chasse au plaisir du mental enchaîné de se perdre dans la
spontanéité de l'Ananda divin, « car tel est le royaume des cieux ». Le paramahamsa, l'homme libéré, est dans
son âme bâlavat, tel un enfant.
Sri Aurobindo, Héraclite, chp. VII, Arya, 6.1917