En vérité, la concentration est la
condition première de tout yoga ; mais c'est une concentration ouverte à tout
qui caractérise essentiellement le yoga intégral. Fixer séparément et avec
force la pensée, les émotions ou la volonté sur une seule idée, un seul objet,
un seul état, un seul mouvement ou principe intérieur, est sans doute un besoin
fréquent ici aussi, mais c'est seulement un procédé accessoirement utile. Une
vaste ouverture massive, une concentration harmonieuse de tout l'être dans
toutes ses parties et par tous ses pouvoirs sur l'Un qui est le Tout, telle est
l'action plus large de ce yoga, sans laquelle son objet ne peut être atteint. Car
nous aspirons à une conscience qui demeure dans l'Un et qui agit dans le Tout ;
c'est elle que, nous voulons imposer à chaque élément de notre être et à chaque
mouvement de notre nature. Cette vaste totalité concentrée est le caractère
essentiel de la sâdhanâ, et ce caractère doit déterminer sa pratique.
Cependant, bien que le caractère même
du yoga soit une concentration de tout l'être sur le Divin, nous sommes un
amalgame trop complexe pour être empoigné aussi facilement et d'un seul coup,
comme si l'on voulait prendre le monde à deux mains et le mettre tout entier à une
tâche unique. Dans son effort de transcendance, l'homme doit normalement se
saisir de quelque ressort particulier ou de quelque puissant levier dans la
machine compliquée de sa nature; ce ressort ou ce levier, il le touche de
préférence aux autres et s'en sert pour mettre la machine en mouvement vers le
but qu'il a en vue. Son choix devrait toujours être guidé par la Nature
elle-même. Mais ce doit être la Nature dans ce qu'elle a de plus haut et de
plus vaste en lui, non dans ce qu'elle a de plus bas ou dans quelque mouvement
limité. Dans ses activités vitales inférieures, la Nature se sert du désir
comme de son levier le plus puissant ; mais l'homme, et c'est son caractère
distinctif, est un être mental et non une créature simplement vitale. De même
qu'il peut se servir de son mental pensant et de sa volonté pour refréner et
corriger ses impulsions vitales, de même il peut faire intervenir l'action d'un
mental encore plus élevé, lumineux, aidé par l'âme profonde en lui ou être psychique,
et remplacer par ces deux puissances motrices plus grandes et plus pures, la
domination de la force vitale et sensorielle que nous appelons désir. Il peut
maîtriser tout à fait le désir ou le persuader de s'offrir à son Maître divin
pour qu'il le transforme. Ce mental supérieur et cette âme profonde, ou élément
psychique dans l'homme, sont les deux harpons par lesquels le Divin peut se
saisir de la nature humaine.
Le mental supérieur dans l'homme est
autre chose que la raison ou l'intelligence logique — quelque chose de plus
élevé, plus pur, plus vaste, plus puissant. L'animal est un être vital et
sensoriel; l'homme, dit-on, se distingue de l'animal en ce qu'il possède la raison.
Mais c'est une vue très sommaire et très imparfaite de la question, qui nous
induit en erreur. Car la raison n'est qu'une activité particulière et limitée,
utilitaire, une faculté instrumentale qui procède de quelque chose de beaucoup
plus grand qu'elle-même, d'un pouvoir qui demeure dans un éther plus lumineux
et plus vaste, illimité. L'importance véritable et ultime de notre intelligence
qui observe, interroge, raisonne et juge, par opposition à son importance
immédiate et intermédiaire, est de préparer l'être humain à recevoir correctement
et à laisser agir correctement une Lumière d'en haut qui progressivement doit
remplacer en lui l'obscure lumière d'en bas qui guide l'animal. Celui-ci aussi
a une raison rudimentaire, une sorte de pensée, une âme, une volonté et des
émotions intenses ; sa psychologie, bien que moins développée, est du même
genre que celle de l'homme. Mais dans l'animal, toutes ces capacités sont mues
automatiquement et strictement limitées, presque constituées même par l'être
nerveux inférieur. Toutes les perceptions, la sensibilité, les activités
animales sont gouvernées par des instincts, des appétits, des assouvissements et
des besoins nerveux et vitaux qui sont liés au désir et à l'impulsion vitale.
L'homme aussi est lié à cet automatisme de la nature vitale, mais dans une
moindre mesure. Il peut apporter une volonté éclairée, une pensée éclairée et
des émotions éclairées à son difficile travail de développement; il peut de
plus en plus soumettre à ces guides plus conscients et plus réfléchis, la fonction
inférieure du désir. À mesure qu'il maîtrise et éclaire ainsi son moi
inférieur, il devient l'homme et cesse d'être un animal. Quand il peut
commencer à remplacer tout à fait le désir par une pensée, une vision et une
volonté encore plus grandes, illuminées, en contact avec l'Infini, consciemment
soumises à une volonté plus divine que la sienne et reliées à une connaissance
plus universelle et plus transcendante, il a commencé son ascension vers le
surhomme ; il est en marche vers le Divin.
Sri Aurobindo,
La Synthèse des Yogas - Le yoga des oeuvres, chp II La consécration de soi