Si l'édification d'une nation composite
dans les Îles britanniques était d'avance acquise, car c'était une nécessité
géographique et économique dont la réalisation complète n'était
empêchée que par des erreurs de politique criantes et obstinées, on ne peut pas en
dire autant du processus d'évolution
plus rapide, mais encore graduel et presque inconscient par lequel l'empire colonial de la Grande-Bretagne est en train de devenir une unité réelle. Il n'y a
pas si longtemps, on considérait que
le détachement final des colonies et
la formation de jeunes nations indépendantes, du moins pour l'Australie et le Canada, était le terme
inéluctable de cet empire colonial,
sa seule conclusion logique et à peine regrettable.
Cette façon de voir s'appuyait sur de
bonnes raisons. La nécessité géographique de l'union faisait entièrement défaut; au
contraire, les distances créaient une séparation mentale tranchante. Chaque colonie avait
un corps physique nettement séparé et, selon le cours de l'évolution humaine à
cette époque, semblait prédestinée à devenir
une nation distincte. Les intérêts
économiques de la mère patrie et des colonies étaient disparates, isolés les uns des autres, souvent
opposés comme l'ont montré les
colonies en adoptant des tarifs protectionnistes contre la politique
britannique de libre-échange. Le seul intérêt
politique qu'elles trouvaient à l'Empire, était la sécurité de la flotte et de l'armée britanniques contre les
invasions étrangères ; mais elles ne participaient nullement au gouvernement de l'Empire et ne prenaient aucun intérêt direct
à l'élaboration de ses destinées.
Psychologiquement, le seul lien était un fragile souvenir des origines,
un tiède sentiment qui pouvait facilement
s'évaporer, combattu par une tendance séparatiste solide et par le penchant naturel des groupements humains
fortement marqués à se créer eux-mêmes une vie et un type racial indépendants. L'origine de la race variait
: en Australie, elle était britannique
; en Afrique du Sud, elle était surtout hollandaise ; au Canada, elle était mi-française, mi-anglaise. Mais
dans ces trois pays, des modes de vie se sont créés, des tendances politiques,
un nouveau type de caractère, de tempérament
et de culture, si l'on peut dire, qui étaient aux antipodes de la vieille culture britannique et de son
tempérament, son mode de vie et ses tendances sociales et politiques. De
son côté, la mère patrie ne tirait aucun
avantage tangible — politique, militaire ou économique — de ses
rejetons, mais le seul prestige que pouvait
lui conférer le fait de posséder un empire. Des deux côtés, par conséquent, toutes les circonstances faisaient
pressentir une séparation finale pacifique, qui ne devait laisser à l'Angleterre que la fierté d'avoir été la
mère d'autant de nations nouvelles.
Du fait du rapetissement du monde amené par les sciences physiques, de la tendance à la formation de plus
grands agrégats, de la transformation
des conditions politiques mondiales et
des profonds changements politiques, économiques et sociaux vers lesquels la Grande-Bretagne s'est
acheminée, toutes les conditions sont maintenant modifiées et il est facile de
voir que la fusion de l'empire colonial en un grand Commonwealth fédéré ou en quelque système qui puisse
plausiblement porter ce nom, est
pratiquement inévitable. La route est semée de difficultés, à commencer par des difficultés économiques car, nous l'avons vu, la séparation géographique
entraîne une divergence, voire une
opposition des intérêts économiques ; or, si un Zollverein impérial
était assez naturel entre les États de l'empire
germanique ou entre les membres d'une Confédération de l'Europe Centrale
telle que la projetait l'un des groupes belligérants
de la Grande Guerre, pareille création serait artificielle entre des pays très espacés, exigeant comme
elle le ferait une vigilance constante et des soins délicats. Et
pourtant, l'unité politique tend
naturellement à exiger une union économique
concomitante, elle ne semble pas vraiment complète sans elle. En outre, des difficultés politiques ou
autres, latentes, peuvent surgir et détruire la formation impériale si
le processus d'unification pratique est mené
trop précipitamment et sans sagesse. Mais aucune de ces difficultés
n'est nécessairement insurmontable ; on ne
peut même pas dire qu'elles soient une
pierre d'achoppement réelle. La difficulté de race, qui fut un temps sérieuse et menaçante en Afrique du Sud,
et qui n'est pas encore éliminée,
n'est pas nécessairement plus formidable qu'au Canada, car dans ces deux pays existe un élément anglais
qui, majoritaire ou minoritaire, peut, par union ou fusion amicale, rattacher l'élément étranger à l'Empire.
Il n'existe pas non plus de puissante
attraction extérieure ni de conflit de cultures
établies, ni de tempéraments incompatibles comme ceux qui ont rendu si difficile l'union réelle de l'empire autrichien.
La seule chose nécessaire est que
l'Angleterre continue de traiter le problème avec un juste instinct et qu'elle ne recommence pas sa fatale bévue
d'Amérique ni l'erreur commise en Afrique du Sud (dont elle est heureusement
revenue). Elle doit toujours se rappeler que
son destin éventuel n'est pas celui d'un
pays dominateur qui contraint toutes les parties de son dominion à lui ressembler uniformément ou à rester
en perpétuelle subordination, mais d'être le centre d'une grande confédération d'États et de nations qui, par sa
puissance d'attraction, fusionneront en une nouvelle unité supranationale. Pour
ce faire, la première condition est qu'elle respecte scrupuleusement la liberté
interne de vie et de volonté des colonies, leurs
tendances sociales, culturelles et économiques, tout en donnant à chacune une
part égale à la sienne dans la gestion des
grands problèmes communs de l'Empire. Le seul rôle auquel elle puisse prétendre dans l'avenir de ce
nouveau type d'agrégat, est celui de
centre politique et culturel, de charnière ou de nœud de l'union. Si la
pensée dirigeante de l'Angleterre s'oriente
ainsi, seul un cataclysme imprévu pourrait empêcher la formation d'une unité impériale où le Home Rule
sous une vague suzeraineté britannique,
serait remplacé par une Fédération fondée sur le Home Rule [1].
Mais le
problème devient beaucoup plus difficile quand il s'agit des
deux autres grands constituants de l'Empire : l'Égypte et l'Inde; si
difficile que la première tentation de la pensée politique, appuyée par
cent préjugés et intérêts momentanés, était naturellement de laisser de côté le
problème et de créer un empire colonial fédéré où ces deux grands pays demeureraient à
l'état de dépendances sujettes [2]. Il est évident qu'une telle
solution ne peut pas durer et qu'en s'obstinant à la maintenir, on va
au devant des résultats les plus indésirables, sinon à un désastre final. La
renaissance de l'Inde est aussi inévitable que,
demain, le lever du soleil, et la renaissance d'une grande nation de trois cent millions d'hommes avec un
tempérament aussi particulier, des
traditions et des conceptions de vie si uniques, une intelligence si
puissante et une si grande masse d'énergies
potentielles, est évidemment l'un des plus formidables phénomènes du
monde moderne. Il est évident que la nouvelle unité impériale fédérée ne peut
pas se permettre de s'opposer d'une façon
permanente à cette nation renaissante de
trois cent millions d'âmes et que l'on ne peut pas laisser régner la
politique à courte vue de fonctionnaires soumis à des intérêts immédiats et qui voudraient différer aussi longtemps que
possible l'inévitable issue. Certes, tout cela a été reconnu en principe; mais la difficulté viendra avec le règlement
pratique du problème quand la
question indienne ne pourra plus être renvoyée à une date indéterminée.
La nature des difficultés qui
barrent le chemin à une union pratique entre des agrégats aussi différents, est
assez évidente. Il y a d'abord l'isolement
géographique qui a toujours fait de l'Inde
un pays et un peuple à part même quand elle était incapable de réaliser son unité politique et
qu'elle subissait tout le choc des invasions ou des influences
culturelles des civilisations voisines. Il y a la masse même de sa population
de trois cent millions d'âmes, dont la fusion sous une forme quelconque avec les autres nations de l'Empire, serait
une tout autre affaire que la fusion des populations relativement peu nombreuses de l'Australie, du Canada et de
l'Afrique du Sud. Il y a la ligne de
démarcation saillante de la race, la couleur et du tempérament entre
l'Européen et l'Asiatique. Il y a le passé millénaire, la divergence absolue
des origines, les souvenirs indélébiles, les
tendances inhérentes, qui interdisent tout espoir d'effacer ou de minimiser la ligne de démarcation en faisant accepter à l'Inde une culture entièrement
ou principalement anglaise ou
européenne. Toutes ces difficultés ne veulent
pas dire nécessairement que le problème soit insoluble; au contraire, nous savons qu'il n'est pas de
difficulté présentée au mental humain
qu'il ne puisse résoudre, s'il le veut. Nous voulons supposer que dans le cas particulier, on saura trouver à
la fois la volonté et la sagesse nécessaires ; que la politique britannique ne commettra pas d'erreur irréparable
que selon son tempérament et son
habitude passée, elle réparera à temps les
erreurs mineures inévitables quand on aborde pareil problème ; et que, tôt ou tard, il sera possible de
créer une certaine sorte d'unité
psychologique entre ces deux agrégats de l'espèce humaine si fortement
disparates.
Reste à savoir dans quelles
conditions ceci est possible et de quelle nature sera l'unité. Il est clair que
la race dirigeante doit appliquer beaucoup
plus scrupuleusement et avec beaucoup plus
de fermeté résolue le principe qu'elle a déjà appliqué ailleurs si fructueusement, et dont l'abandon
s'est finalement toujours révélé si préjudiciable à ses
propres intérêts supérieurs. Elle doit
permettre, respecter et même favoriser la libre évolution séparée de l'Inde dans le cadre de l'unité de
l'Empire. Tant que l'Inde ne se
gouvernera pas entièrement elle-même, ses intérêts devront prendre la
première place dans la pensée de ceux qui la
gouvernent, et, quand elle aura l'autonomie, celle-ci devra être telle
qu'elle n'entravera pas la gestion de ses propres
intérêts. Par exemple, elle ne devra pas être forcée à un Zollverein
impérial qui, dans les conditions actuelles, serait désastreux pour son avenir économique, à moins que les conditions actuelles ne changent sous l'effet d'une
politique résolue qui stimulera et
encouragera son développement industriel en dépit du préjudice certain qui en résultera pour de nombreux
intérêts commerciaux actuels au sein de l'Empire. Aucun effort ne doit être fait pour imposer à l'évolution indienne, la culture
ou les conditions de vie anglaises, ou pour en faire une condition sine qua non de son admission au
rang des peuples libres de l'Empire;
et aucun effort ne doit être fait pour S'immiscer et empêcher l'Inde de
défendre et suivre sa propre culture et de se
développer selon son propre caractère. Sa dignité, ses sentiments, ses
aspirations nationales doivent être reconnus de
plus en plus, en pratique comme en principe. Si ces conditions sont remplies, la sécurité de ses intérêts politiques et économiques et le souci d'une croissance
paisible pourraient la retenir au
sein de l'Empire, et avec le temps, la partie plus difficile et plus subtile du
processus d'unification pourrait s'accomplir plus ou moins rapidement.
L'unité créée ne pourra jamais
prendre la forme d'un empire indo-britannique.
C'est là une fiction de l'imagination, une chimère qu'il serait fâcheux
de poursuivre au détriment des possibilités
réelles. Ces possibilités peuvent être de plusieurs sortes : premièrement, une unité politique solide,
scellée par des intérêts communs ;
deuxièmement, des échanges commerciaux
de bon aloi et une aide industrielle réciproque selon de sains principes ; troisièmement, de nouvelles
relations culturelles entre les deux
fractions les plus importantes de l'humanité, l'Europe et l'Asie, qui leur permettraient d'échanger ce qu'elles ont chacune de grand et de précieux tels
les membres égaux d'une même famille; enfin, au lieu des habituelles
associations passées fondées sur le développement politique et économique et sur la gloire militaire (qui ont
joué le rôle principal dans la formation des entités nationales), on
peut espérer la gloire plus grande d'une
association et d'une collaboration étroite pour former une culture nouvelle,
riche et diverse, au service d'une
humanité plus noble. Tel devrait être certainement le type d'entité
supranationale qui pourrait constituer la prochaine étape de l'agrégation
progressive de l'humanité.
Il
est évident que cette prochaine étape n'a de valeur et de raison d'être que si, par une démonstration
pratique et la création de nouvelles
habitudes de sentiment, de nouvelles attitudes mentales et d'une nouvelle vie commune, elle prépare l'unité de toute l'espèce humaine en une seule
famille. Sans la vision de ce grand
but final, la simple création d'une gigantesque unité impériale ne serait qu'un phénomène vulgaire, et même réactionnaire. La seule édification d'une
unité indo-britannique multicolore,
armée et rangée en ordre de bataille, séparée des autres vastes
unités — russe, française, allemande, américaine — par des égoïsmes
commerciaux, politiques et militaires,
serait une régression et non un progrès. Par conséquent, si ce genre de
développement est vraiment appelé à se produire
(et nous avons pris l'exemple de l'empire britannique parce qu'il est la meilleure illustration d'un type
nouveau possible), ce doit être comme
une étape de transition sur le chemin, et avec cet idéal devant nous;
c'est dans cette seule mesure que pourront
l'accepter ceux dont l'amour de l'humanité n'est pas étouffé par les limitations des vieux patriotismes locaux qui
dressent les nations les unes contre les autres. Et encore faut-il supposer que les moyens politiques et
administratifs employés seront de ceux
qui mènent à l'unité de l'espèce humaine
— c'est l'hypothèse douteuse sur laquelle nous nous sommes engagés. Les chances de ce genre de
développement sont encore faibles, car le tempérament de l'Inde
musulmane, comme celui de l'Inde hindoue,
pousse encore irrésistiblement à
l'indépendance et, du côté anglais, rien n'a été fait pour mettre en œuvre la possibilité d'un empire fédéré.
Il fallait pourtant envisager cette possibilité car il n'est
pas absolument impossible qu'en des conditions différentes, une indépendance
virtuelle puisse être acceptée au lieu d'une autonomie isolée et séparée. Dans
ce cas, ce serait un signe que l'une des étapes de la Nature vers le résultat final conduisait à ce passage. On peut dire en sa faveur que si pareille combinaison de
deux peuples et de deux cultures aussi disparates s'avérait possible, la question
plus vaste d'une union mondiale commencerait à sembler moins lointaine [3].
[1] Ceci, à
condition que l'empire continue d'être victorieux et prospère; condition aussi que la politique étrangère de la
Grande-Bretagne ne rende pas les obligations de l'unité fédérée trop
irritantes pour les petits membres. (Note de Sri Aurobindo)
[2] La question de l'Égypte a déjà été réglée depuis que ces lignes ont
été écrites, et dans un sens opposé à l'union. L'Inde, qui était déjà sur la
voie d'un statut libre, l'a maintenant obtenu, quoique ses deux parties
séparées aient un moment
figuré parmi les Dominions et que l'une d'elles (le Pakistan) adhérera peut-être, pour quelque temps, à ce
statut tandis que l'autre (l'Inde), tout en devenant une République indépendante, a adopté une nouvelle formule
d'adhésion au Commonwealth. (Note de Sri Aurobindo)
[3] Comme il était pratiquement inévitable tout du
long, les événements ont pris une
tournure différente ; mais cette partie du chapitre a été laissée telle quelle parce que l'examen de la possibilité d'un
empire fédéré était nécessaire à
notre thème. Que cette possibilité d'expérience n'ait pu se concrétiser si peu que ce soit, montre bien que ce stade
intermédiaire de la progression vers
une union mondiale totale, présente des difficultés qui la rendent presque
impossible. L'empire fédéré envisagé à été remplacé par des agglomérats tels le Commonwealth, l'Union Soviétique,
ou par des possibilités du genre des
États-Unis d'Europe et autres combinaisons continentales comme celles qui se préparent entre les deux Amériques
et qui peuvent devenir un jour applicables à l'Asie. (Note de Sri
Aurobindo)
Sri Aurobindo -L’IDÉAL DE L’UNITÉ HUMAINE-
CHAPITRE VIII, Le problème d'un empire fédéré hétérogène