L'antique idée du karma était
inséparablement liée à la croyance en une renaissance continue de l'âme dans de
nouveaux corps. Et cette étroite association n'était pas un simple accident,
mais l'union parfaitement intelligible et en fait inéluctable de deux vérités apparentées
dont chacune est nécessaire à la plénitude de l'autre et qui ont peine à
exister séparément. Ces deux vérités sont l'aspect âme et l'aspect nature d'une
seule et même séquence cosmique. La renaissance n'a pas de signification sans
le karma, et le karma ne jaillit pas
d'une origine inéluctable, n'a pas de justification rationnelle et morale s'il
n'est pas l'instrument d'une, succession d'expériences continues pour l'âme. Si
nous croyons que l'âme renaît dans le corps de façon répétée, nous devons
croire aussi qu'il y a un certain lien entre les vies qui ont précédé et celles
qui suivent, et que le passé de l'âme a un effet sur son avenir : telle est
l'essence spirituelle de la loi du karma. Le nier serait établir le règne d'un
chaos que nous ne trouvons que dans les soubresauts du mental dans le rêve ou
dans les pensées de la folie, et peut-être pas même là. Et si notre existence
était, comme l'imagine le pessimiste du cosmos, un rêve ou une illusion, ou
pire, comme le voudrait Schopenhauer, un délire et une folie de l'âme, nous
pourrions accepter une certaine loi de conséquence inconséquente. Même au pire,
cependant, ce monde de la vie diffère du rêve, de l'illusion et de la folie par
le plan de ses enchaînements nobles, complexes et subtils, la cohérence et
l'utilité de ses discordances mêmes, l'harmonie générale et particulière de ses
relations qui, si elle n'est pas l'harmonie idéale que nous aimerions
constater, celle à laquelle nous aspirons, porte cependant à chaque pas la
marque d'une Sagesse et d'une Idée à l'œuvre : ce n'est pas l'acte d'un Mental
en guenilles ou d'une machine disloquée. L'existence continue de l'âme dans la
renaissance doit entraîner une évolution, sinon du moi — puisqu'il est réputé
immuable — du moins de son âme ou de son moi d'expérience actif et plus
extérieur. Cette évolution n'est pas possible si cette séquence ne relie pas
une vie à l'autre, si l'action et l'expérience n'ont pas de résultat, s'il n'y
a pas de conséquence évolutive pour l'âme, pas de loi de karma.
Au bénéfice du karma, si nous donnons à ce terme une signification
intégrale et non tronquée, nous devons admettre que la renaissance offre à son action
un champ satisfaisant. Car le karma n'est pas tout à fait identique à une loi
matérielle ou concrète de cause et d'effet, à une loi de l'antécédent et de sa conséquence
mécanique. Une telle loi admettrait parfaitement un karma qui pourrait se
poursuivre dans le temps et dont les résultats apparaîtraient avec certitude à
leur place désignée, à leur juste degré par le jeu d'un équilibre de forces,
sans qu'il leur soit aucunement nécessaire d'affecter l'être humain qui les a
engendrés et qui aura pu disparaître de la scène au moment où le résultat de
ses actes surgira dans la manifestation. Une Nature mécanique pourrait fort
bien faire retomber les péchés des pères non sur eux-mêmes, mais sur leur
quatrième ou quatre-centième génération, comme le fait d'ailleurs la Nature
physique, et aucun reproche d'injustice, aucune objection mentale ou morale ne pourrait
s'élever, car la seule justice, l'unique raison d'un mécanisme est de
travailler selon la loi de sa structure et l'hypothèse imposée à sa force en
action. Nous ne pouvons exiger de lui une équité mentale ou morale ou une
quelconque responsabilité supra-physique. L'énergie universelle moud
inconsciemment ses effets et les individus ne sont que les moyens fortuits ou
secondaires de ses œuvres; l'âme elle-même, si âme il y a, n'est qu'une partie
des mécanismes de la Nature, n'existe pas pour elle-même ; elle n'est qu'une
commodité pour son entreprise. Mais le karma est plus qu'une loi mécanique
d'antécédent et de conséquence. Le karma est action, il y a un acte, un agent
et une conséquence active; ce sont les trois joints, les trois verrous, les
trois sandhi du noeud du karma. Et
c'est un fonctionnement complexe, mental, moral et physique; car sa loi n'est
pas, moins vraie dans la conséquence mentale et morale que dans la conséquence
physique de l'acte pour celui qui agit. La volonté et l'idée sont les forces
qui entraînent l'action, et l'impulsion ne vient pas de quelque commotion dans
mes atomes physiques, d'un travail d'ions et d'électrons ou d'une mystérieuse
effervescence de la biologie. L'acte et la conséquence doivent donc avoir un
lien avec la volonté et l'idée et l'âme qui a la volonté et l'idée doit en recevoir
la conséquence morale et mentale. Il en découle pour l'individu, si nous admettons
qu'il est un être réel, une continuité de l'acte et de la conséquence, et par
suite la renaissance, domaine d'application du système. Dans une seule vie,
c'est évident, nous n'accomplissons pas, nous ne pouvons pas accomplir et
épuiser toutes les valeurs et tous les pouvoirs de cette vie ; nous ne pouvons
que suivre un fil conducteur passé, tisser quelque chose dans le présent et
préparer infiniment plus pour l'avenir.
S'il n'existait qu'une Ame totale de l'univers, la nature même du karma
n'entraînerait pas comme conséquence la renaissance, car alors c'est cette Ame qui
perpétuerait son passé en myriades de formes, élaborant un résultat présent,
tissant les fils du karma en vue d'une trame future de conséquence. Rien
d'essentiel ne dépendrait de ce que toutes ces actions soient accomplies sous
le même masque individuel de son être. Car l'individu ne serait qu'un moment
prolongé de l'Aine du Tout, et ce qu'elle a commencé à ce moment de son être
que j'appelle moi-même pourrait très bien produire son résultat à un autre
moment de ce même être qui, du point de vue de son ego, serait tout différent
et sans lien avec moi. Il n'y aurait rien d'injuste, rien d'irrationnel à cette
apparente substitution dans la récolte du fruit ou dans la sujétion à la conséquence;
car un masque, même s'il vit et souffre, qu'a-t-il à voir avec tout cela? Et en
fait, de par la nature même de la vie dans l'univers matériel, le déroulement
du résultat de l'action de l'un dans la vie de bien d'autres, l'effet de
l'action individuelle sur le groupe ou l'ensemble est partout la loi. Ce que je
sème à cette heure-ci est récolté par ma postérité pendant plusieurs générations,
et nous pouvons alors parler d'un karma de la famille. Ce que les hommes
d'aujourd'hui en tant que communauté ou peuple, décident et exécutent, retombe
comme une bénédiction ou un glaive sur l'avenir de leur race quand eux-mêmes
ont disparu et ne sont plus là pour se réjouir ou souffrir; et là nous pouvons
parler d'un karma de la nation. L'humanité aussi, dans son ensemble, a un karma
: ce qu'elle a forgé dans son passé façonnera sa destinée future ; les
individus semblent n'être que des unités temporaires de la pensée, de la
volonté, de la nature humaines, qui agissent sous la pression de l'âme de l'humanité
et disparaissent; le karma de l'espèce qu'ils ont aidé à former se poursuit
cependant à travers les siècles, les millénaires et les cycles.
Mais nous pouvons voir, quand nous
regardons en nous-mêmes, que cette relation de l'individu au Tout a un sens
différent-- elle ne signifie pas que je n'ai aucune existence hormis un moment
plus ou moins prolongé dans le devenir cosmique de l'Aine du Tout; cela aussi
n'est qu'une apparence superficielle; plus subtile et plus grande est la vérité
de mon être. Car si la Réalité originelle et éternelle, l'Alpha et l'Oméga, la
Divinité n'est pas séparée dans l'individu, elle n'est pas non plus seulement
un Panthéon, un esprit cosmique. Elle est à la fois l'individu éternel et l'Ame
totale éternelle de cet univers et de bien d'autres, et en même temps bien plus
que tout cela. Cet univers peut finir, elle existerait encore; et moi aussi,
bien que l'univers finisse, je pourrais continuer à exister en elle; et toutes
ces âmes éternelles existeraient encore en elle. Mais tout comme son être
existe à jamais, la succession de ses créations existe aussi à jamais; une
création ne pourrait prendre fin que si une autre commençait, et la nouvelle
continuerait, en prenant un nouveau départ, à exploiter la possibilité qui
n'avait pas été accomplie dans l'ancienne, car il ne peut y avoir de fin à la manifestation
de soi de l'Infini. Nâsti anto vistarasya
me. L'univers se retrouve en moi, de même que je me retrouve en l'univers,
parce que nous sommes son visage et que ce visage est la Réalité éternelle et unique,
et l'être individuel est aussi nécessaire que l'être universel à l'élaboration
de la manifestation. La vision individuelle des choses est aussi vraie que la
vision universelle, toutes deux sont pour l'Éternel des manières de se
contempler lui-même. Je puis maintenant me voir moi-même comme une créature contenue
dans l'univers; mais quand j'accède à la connaissance du moi, je vois aussi
l'univers contenu en moi, infiltré subtilement dans mon individualité, amplement
dans le grand moi universalisé que je deviens alors. Ce sont là des données
d'une expérience ancienne, des choses connues et énoncées depuis le fond des
âges, bien qu'elles puissent sembler nébuleuses et transcendantes au mental moderne
positiviste qui s'est si longtemps et si minutieusement penché sur les objets
extérieurs qu'il est maintenant ébloui et aveuglé par toute lumière plus grande
et ne retrouve que lentement le pouvoir de regarder à travers ses rayons ; mais
ces données sont, en dépit de tout cela, toujours valables, et tous ceux d'entre
nous qui choisissent de se tourner vers les voies intérieures les plus profondes
peuvent en faire l'expérience. La pensée et la science d'aujourd'hui, si nous
regardons dans son ensemble la connaissance qu'elles nous ont apportée, ne les
contredisent pas, mais retracent seulement pour nous l'effet extérieur et les
fonctionnements de ces réalités ; car nous découvrons toujours au bout du
compte que la vérité du moi n'est pas contredite, mais reproduite et réalisée
dans ce monde-ci par la loi de l'Énergie et la loi de la Matière.
La nécessité de la renaissance, si nous l'examinons de l'extérieur, sous
l'angle de l'énergie et du procédé, repose sur un fait persistant et obstiné
qui se superpose toujours au caractère général de la loi et de l'espèce commune
et constitue le secret le plus profond de la merveille d'exister : le
caractère unique de l'individu. Et cette unicité est partout, même si elle n'apparaît
que comme un facteur secondaire dans les niveaux inférieurs de la vie. Elle
devient de plus en plus importante et prononcée à mesure que nous nous élevons
dans l'échelle, s'élargit dans le mental, acquiert des proportions énormes
quand nous en venons aux choses de l'esprit. Cela semblerait indiquer que la
cause de ce caractère unique significatif est étroitement liée à la nature même
de l'Esprit; c'est quelque chose qu'il contenait en lui-même et qu'il fait
sortir de plus en plus, à mesure qu'il émerge de la Nature matérielle pour
entrer dans la conscience du moi. Les lois de l'être sont, après tout, une pour
tous, parce que toute existence est une; un Esprit, un moi, un mental, une vie,
une énergie de procédé est à l'œuvre; une volonté, une sagesse a planifié ou a
fait sortir d'elle-même toute la création. Et pourtant dans cette unité, il y a
une variété constante qui nous apparaît tout d'abord sous la forme d'une différenciation
de la communauté. Il y a partout une énergie du groupe, aine vie du groupe, un
mental du groupe, et si l'âme existe, nous avons alors des raisons de croire
que, si impalpable qu'elle soit pour notre compréhension, il y a une âme du
groupe qui est le soutien et la base — certains diraient le résultat — de
cette différenciation de la communauté. Mous sommes alors fondés à penser qu'il
existe un karma du groupe. Car l'âme du groupe ou âme collective se renouvelle
et se prolonge, et dans l'homme au moins construit sa nature et son expérience
de génération en génération. Et qui sait si, quand l'une de ses formes,
communauté ou nation, est désintégrée, elle n'attend pas de revêtir d'autres
formes dans lesquelles sa volonté d'être, son type de nature et de mentalité,
sa tentative d'expérience se poursuit, migre, pour ainsi dire, dans des corps
collectifs nouveau-nés, en d'autres âges et d'autres cycles? L'humanité
elle-même possède cette âme collective séparée et cette existence collective
séparée. Et sur ce caractère commun se fonde le karma commun; l'action et le
développement du tout engendrent la conséquence du karma et l'expérience pour
l'individu et la totalité, tout comme l'action et le développement de
l'individu engendrent des conséquences et une expérience pour les autres, pour
le groupe, pour le tout. Et l'individu est là; vous ne pouvez le réduire à un
zéro ou à une illusion; il est vrai, vivant, unique. La différenciation de
l'âme commune s'enrichit du reste, se dépasse, fait entrer ou sortir quelque
chose de plus, quelque chose de nouveau, ajoute des pouvoirs nouveaux à
l'évolution. L'individu croît et se dépasse de la même manière à partir de la
communauté. C'est en lui, sur ses plus hauts sommets, que nous atteignons la
crête de cette flamme, de cette manifestation de lui-même par laquelle l'Un se
retrouve dans la Nature.
Et la question se pose alors de
savoir comment tout cela peut arriver. Je prends naissance, non dans un être
séparé, mais dans la vie du tout, et par conséquent j'hérite de la vie du tout.
Je suis mis au monde physiquement par une génération qui est la suite d'une
histoire ininterrompue; le corps, la vie, la mentalité physique de tout un être
passé se prolonge en moi et je dois par conséquent subir la loi de l'hérédité;
le parent, dit l'Oupanishad, se recrée par l'énergie de sa semence et renaît
dans l'enfant. Mais aussitôt que je commence à me développer, un facteur
nouveau, indépendant et impérieux, intervient, qui n'est ni mes parents, ni mes
ancêtres, ni l'humanité passée, mais moi, mon propre moi. Et c'est le facteur
réellement important, central, suprême. Ce qui importe le plus dans ma vie, ce
n'est pas mon hérédité : elle me fournit seulement l'occasion ou l'obstacle, le
matériau bon ou mauvais, et nul n'a jamais démontré que je tire tout de cette
source. Ce qui importe au plus haut degré, c'est ce que je fais de mon
hérédité, et non ce que mon hérédité fait de moi. Le passé du monde, l'héritage
d'autrefois, mes ancêtres sont là, en moi ; et pourtant je suis l'artisan de
mon moi, de ma vie, de mes actions. Et il y a aussi le monde et l'humanité d'à
présent, il y a mes contemporains autant que mes ancêtres ; la vie de mon
milieu pénètre aussi en moi, m'offre un nouveau matériau, me façonne par son
influence, pose son empreinte, directe ou indirecte, sur mon être. Je suis
envahi, changé, partiellement recréé par l'être et l'action du milieu dans
lequel je vis et agis. Mais ici l'individu intervient de nouveau d'une manière
subtile et centrale comme un pouvoir décisif. Ce qui est suprêmement
important, c'est ce que je fais de tout ce présent qui m'environne et
m'envahit, et non ce qu'il fait de moi. Et dans l'interaction de l'individu et du
karma général dans lequel les autres sont des causes et produisent des effets
sur mon existence, je suis une cause et je produis des effets sur les autres, je
vis pour eux, que cela me plaise ou non, et les autres vivent pour moi et pour
tous. Et pourtant le pouvoir central de ma psychologie trouve sa coloration
dans cette constatation que je vis pour mon moi, et pour les autres et le monde
dans la seule mesure où ils sont une extension de mon moi, une chose à laquelle
je suis lié dans une sorte d'unité. Je semble être une âme, un moi ou un esprit
qui constamment, avec l'aide de tous, crée à partir de mon passé et de mon
présent mon être futur, et je contribue aussi moi-même à l'évolution créatrice
du milieu.
Quel est-il donc, ce pouvoir en moi,
indépendant et d'une importance suprême, et où commence, où finit sa création
de soi ? Même s'il est indépendant du présent et du passé physiques et vitaux
qui lui procurent une si grande partie de son matériau, n'a-t-il lui-même ni
passé, ni avenir? Est-il quelque chose qui émerge soudain de l'Ame du Tout à ma
naissance et cesse à ma mort? Son obstination à se créer lui-même, à faire
quelque chose de lui-même pour lui-même, pour son propre avenir et pas seulement
pour son présent fugitif et l'avenir de l'espèce, est-ce une préoccupation
vaine, une erreur grossière et parasite ? Ce serait en contradiction avec tout
ce que nous percevons de la loi d'être du monde; cela ne conférerait pas à
notre vie une plus grande cohérence avec la structure des choses, mais y
introduirait un élément de caprice et une incompatibilité avec le principe
dominant. Il est raisonnable de penser que cet élément puissant et indépendant
qui survient dans l'évolution physique et vitale et agit sur elle était dans
le passé et sera dans l'avenir. Il est raisonnable aussi de supposer qu'il
n'est pas entré soudainement, venu d'une existence sans rapport avec lui, pour
repartir après une brève intervention; son lien étroit avec le monde est plutôt
la continuation d'un lien qui remonte à un lointain passé. Et aussitôt apparaît
toute la nécessité de la naissance passée et du karma. Je suis un être durable
qui poursuit son évolution à l'intérieur de l'être durable du monde. J'ai fait
évoluer ma vie humaine et je contribue constamment à l'évolution humaine. J'ai
créé par mon karma passé mes propres conditions de vie et aussi mes relations
avec la vie des autres et le karma général. C'est ce qui façonne mon hérédité,
mon milieu, mes affinités, mes rapports, mon matériau, mes chances et mes
obstacles, une partie de mes pouvoirs et de mes résultats, non pas
arbitrairement prédestinés, mais prédéterminés par le stade auquel ma nature
est parvenue et par mon action passée; et sur cette base je construis un
nouveau karma et je renforce encore ou rends plus subtil mon pouvoir d'être
naturel, j'élargis mon expérience, je poursuis l'évolution de mon âme. Ce
processus fait partie d'une trame de l'évolution universelle et tous ses fils sont
inclus dans le réseau de l'être, mais il n'en est pas seulement un point
saillant, un moment, une brève touffe piquée dans le tissu. C'est ce que
signifie la renaissance dans l'histoire de mon moi manifesté et de l'être
universel.
L'ancienne conception de la renaissance
s'égare au contraire par un individualisme excessif. Trop concentrée sur
elle-même, elle considérait exagérément la renaissance de chacun et son karma
comme sa propre affaire personnelle, comme un mouvement distinct séparé du
tout; elle donnait trop d'importance au souci que chacun a de lui-même, et tout
en admettant des relations universelles et une unité avec le tout, enseignait
cependant à l'être humain à voir principalement dans la vie une condition et
un moyen de son propre bénéfice spirituel et de son salut séparé. Cette
conception avait pour origine une vision où l'univers était considéré comme un
mouvement issu de quelque chose au-delà, de quelque chose d'où vient chaque
être lorsqu'il entre dans la vie et où il retourne quand il en sort, avec
l'idée obsédante que seul ce retour importe. Notre présence dans le monde,
ainsi traitée, en est venue finalement à être regardée comme un épisode somme
toute essentiellement déplaisant et peu honorable dans l'éternité immuable de
l'Esprit. Mais c'était là une vision trop sommaire de la volonté et des voies
de l'Esprit dans l'existence. Car tant que nous sommes ici, notre renaissance
ou notre karma, tout en suivant leurs propres voies, sont intimement un avec
les mêmes voies de l'existence universelle. Mais la connaissance et la
recherche de moi-même n'abolissent pas davantage mon unité avec une autre vie
et d'autres êtres. Une universalité profonde fait partie de la gloire de la
perfection spirituelle. Cette idée d'universalité, d'unité non seulement avec
Dieu ou le Moi éternel en moi, mais avec toute l'humanité et tous les autres
êtres, croît jusqu'à devenir l'aspect le plus marquant de nos intellects, et
elle doit être prise plus largement en compte dans toute conception future ou
toute supputation concernant la renaissance et le karma. Elle était admise dans
les temps anciens : la loi bouddhiste de compassion était une reconnaissance de
son importance ; mais il faut lui donner un pouvoir encore plus pénétrant dans
la signification générale.
L'Esprit se concrétisant dans le monde est la vérité sur laquelle nous
nous fondons, un long et grandiose tissage de soi dans le temps. La renaissance
est la continuité de cette concrétisation de soi dans l'individu, la
persistance du fil ; le karma est le procédé, c'est une force, un travail
d'énergie et de conséquence dans le monde matériel, une volonté extérieure et
intérieure, une action et une conséquence mentale, morale et dynamique dans
l'évolution de l'âme, dont le monde matériel est la scène constante. Telle est
la conception; le reste est une question de lois générales et particulières, de
méthodes par lesquelles le karma exécute et assiste le dessein de l'Esprit
dans la naissance et la vie. Et quelles que puissent être ces lois et ces
méthodes, elles doivent être subordonnées à cette concrétisation de soi spirituelle
et en tirer tout leur sens et toute leur valeur. La loi est, pour l'Esprit, un
moyen, une manière de travailler; elle n'existe ni pour elle-même ni pour servir
une quelconque idée abstraite. L'idée et la loi sont seulement une orientation
et une route pour le progrès de l'âme dans les étapes de son existence.
Sri Aurobindo, RENAISSANCE ET KARMA